Vandana Shiva : « Nous devons construire une conscience planétaire »

Dans son nouveau livre-manifeste, Vandana Shiva dénonce la « règle des 1 % » les plus riches, à l’origine selon elle des trois grandes crises écologique, sociale et démocratique.

Patrick Piro  et  Vanina Delmas  • 23 octobre 2019 abonné·es
Vandana Shiva : « Nous devons construire une conscience planétaire »
© Hervé Bossy

Dans la cave voûtée de la maison d’édition parisienne qui l’accueille, Vandana Shiva enchaîne les entretiens avec les journalistes. Un rythme intense qui ne l’empêche pas de consacrer la même énergie percutante, le même regard perçant et le même sourire apaisant à chacun de ses interlocuteurs. Son nouvel ouvrage, 1 % : reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches (1), est un concentré de sa vie de combat pour le respect des sols, de la biodiversité, pour la souveraineté alimentaire et la solidarité. S’appuyant sur des chiffres, des citations de rapports et des tableaux, elle déconstruit la notion de philantropie des « super-riches » qui, selon elle, galvaude toutes les valeurs essentielles : la liberté, l’échange, la charité, la démocratie. Pour dessiner une nouvelle voie à suivre, Vandana Shiva reste fidèle aux préceptes de la philosophie indienne, notamment portée par Gandhi : le swaraj, l’autonomie conduisant à la vraie liberté, le swadeshi, la véritable richesse fondée sur les économies locales, et le satyagraha, force de la vérité nécessaire à la démocratie. Celle qui invitait à la « désobéissance des graines » appelle désormais à la « désobéissance créatrice » pour reprendre le pouvoir en tant qu’humanité. Rencontre avec une voix qui compte.

Dans votre livre, vous ciblez les 1 % des plus riches du monde, en particulier la fondation Bill et Melinda Gates. Pourquoi détestez-vous Bill Gates, qui investit pourtant des millions de dollars dans des pays souvent négligés, voire abandonnés des aides internationales ?

Vandana Shiva : Je ne le déteste pas, je n’éprouve pas de sentiments particuliers à son égard, mais il a envahi tellement d’espaces que j’ai été obligée de les passer en revue et de me demander : « Mais pourquoi fait-il tout cela ? » En 1984, j’ai publié une étude sur cette région de l’Inde où a été introduite, dans les années 1960, la Révolution verte, permettant de muter vers l’agriculture intensive. Le même année, s’est produite la catastrophe de Bhopal, l’explosion d’une usine de pesticides qui a fait des milliers de victimes. Dans La Violence de la révolution verte, j’ai montré que les produits de cette « révolution » provenaient du conglomérat chimique IG Farben, qui fabriquait aussi des produits chimiques de guerre [dont le gaz d’extermination Zyklon B, NDLR]. Et que les violences en cours dans cette région étaient dues à l’insécurité alimentaire engendrée par cette révolution verte, pourtant promesse de modernité.

J’ai dédié trente-cinq ans de ma vie à la promotion de l’agriculture écologique, alors je garde un œil sur tous les endroits où l’on finance l’agriculture industrielle. L’autre partie de ma vie a été consacrée à la sauvegarde des semences libres parce que je n’étais pas dupe de la théorie de Monsanto, qui affirmait devoir posséder les graines et les brevets. J’ai refusé d’obéir, puis j’ai même participé à l’écriture de la loi indienne qui autorise depuis 2004 les paysans à échanger et à reproduire leurs semences. Aujourd’hui, dans le monde entier, il est de plus en plus reconnu que l’agriculture biologique est plus efficace que l’agriculture intensive. Mais que fait Bill Gates ? Il met des milliards de dollars en Afrique pour y promouvoir une nouvelle révolution verte, les produits chimiques et les OGM. Il force les pays africains à réécrire leurs lois pour autoriser ces semences. Il utilise des technologies numériques pour les breveter. Raconter des mensonges à propos des OGM est une véritable machine de propagande. Et parce qu’il possède des milliards de dollars, nous n’aurions pas le droit de remettre en question ses pratiques ? Il poursuit la guerre chimique née dans les laboratoires d’Hitler au XXe siècle.

Comment expliquez-vous le succès de ceux que vous appelez les « philantrocapitalistes » tels que Mark Zuckerberg (Facebook), Jeff Bezos (Amazon), Bill Gates (Microsoft)… ?

Mark Zuckerberg a volé, à Harvard, un programme permettant de rencontrer ses amis et l’a transformé en Facebook. Maintenant, il vole vos interactions, vos « amitiés » et les vend à Cambridge Analytica pour élire des bouffons comme chefs d’État. Jeff Bezos a d’abord décidé de profiter d’Internet pour vendre des livres en ligne, au détriment des librairies. Il a donc créé Amazon. Puis, il s’est dit qu’il pouvait vendre tout ce qu’il voulait, y compris des objets qu’il ne fabrique pas lui-même, à moindre prix. Il peut se le permettre car Amazon ne paie aucune taxe, nulle part. Il ne subit pas les mêmes obligations que les vraies entreprises.

Bill Gates, comme tous les « philanthrocapitalistes », est très stratégique. Il s’est rendu compte que les plus grosses sources de revenus proviennent de la maladie, des crises agraires, de la nourriture et de la pauvreté. Son philanthrocapitalisme consiste donc à utiliser notre philanthropie pour conquérir les domaines dans lesquels celle-ci sera le plus rentable dans le futur. Son philanthrocapitalisme consiste à investir dans les marchés qu’il crée. A-t-il investi dans la santé publique ? Non, il en a fait une entreprise. A-t-il investi dans les écoles publiques ? Non, il a préféré la privatisation de l’éducation pour en faire une activité lucrative. Il ne veut qu’un modèle d’éducation, d’histoire ou d’agriculture, une seule vision du monde.

Vous alertez depuis des années sur l’insécurité alimentaire, la pauvreté, les inégalité sociales… La situation est-elle pire aujourd’hui ?

Oui ! La situation est bien pire à cause de la mondialisation des entreprises dans le néolibéralisme, qui a démantelé toutes les lois et réglementations protégeant l’environnement, les travailleurs, l’aide sociale… Après la crise de 2008, j’ai vu comment la Grèce a été confrontée à d’énormes problèmes. Des enseignants ont perdu la moitié de leur salaire, des retraités la moitié de leur pension… J’ai aussi observé la situation en Inde : ma mère avait choisi de devenir agricultrice tandis que mon père occupait un poste de haut responsable au gouvernement. Elle gagnait plus que lui grâce aux lois stipulant de respecter les agriculteurs et de les rémunérer au juste prix. Aujourd’hui, avec les OGM, les produits chimiques et la dérégulation, les agriculteurs ne gagnent plus rien et beaucoup se suicident, parfois en avalant des pesticides ! Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos sont les enfants de cette période du règne de l’économie mondiale dérégulée… et irresponsable.

Vous parlez de « guerre », vous faites des parallèles avec les produits utilisés par Hitler… Avez-vous le sentiment que la prise de conscience de ce qui s’est passé pendant la guerre n’a pas été assez puissante par les citoyens, les gouvernements ?

Quand je pense aux personnes impactées par les produits chimiques utilisés dans l’agriculture dite moderne, je ne trouve pas que mes mots soient trop forts. Rachel Carson, dans son Printemps silencieux (2), ou Albert Howard, dans son Testament agricole (3), disent la même chose. Ce sont mes lectures et mon expérience qui me permettent d’approndir ces sujets. Je suis allée plus loin concernant Monsanto, car à l’époque où j’écrivais ce livre, nous avions fait comparaître cette société, alors états-unienne, devant le Tribunal Monsanto à La Haye pour écocide (4). L’année suivante, nous avons assisté au rachat de Monsanto par l’allemand Bayer. Il me semblait impératif de se pencher davantage sur leurs histoires, car il ne faut pas oublier que cette fusion est avant tout une stratégie pour effacer la mauvaise réputation de Monsanto. Je n’utilise aucun mot inutilement. J’assume ce parallèle historique, car les puissants nous poussent toujours à oublier. Dans une volonté consciente d’effacement du fait que la Terre est vivante, que les gens sont créatifs, que des violences ont déjà eu lieu et que nous les avons combattues. La lutte des peuples contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli.

Vous appelez souvent à la « désobéissance créatrice ». Est-ce la seule boussole restant pour résister à ce 1 % tout puissant ?

C’est la seule solution ! J’ai vu trop de personnes bien intentionnées disparaître parce qu’elles pensaient que la violence était efficace, et que l’un des moyens de résistance consiste à utiliser les armes du système dominant, donc généralement la violence. La désobéissance créatrice recèle deux pouvoirs. D’abord, celui d’obliger à examiner les structures des systèmes de domination. C’est ce qui a notamment fait la puissance de Gandhi quand il a dit que nous n’obéirions pas aux lois injustes. Comme en Afrique du Sud, avec le refus d’obéir aux lois de l’Apartheid. Le second pouvoir est la contrainte à la création d’alternatives. Vous ne pouvez pas clamer un « non » puissant sans proposer un meilleur contre-modèle. J’ai mis cette méthode en pratique au sein du mouvement Navdanya pour sauvegarder les semences. Ainsi, plus nous faisons ce travail de création, moins on laisse d’espace à nos adversaires. Et il faut oser leur dire non, leur dire qu’ils ne peuvent pas détenir les brevets sur des semences qu’ils ont volées.

Au cours des trente dernières années, nous avons vu différents mouvements de contestation apparaître à travers le monde (altermondialistes, peuples indigènes, mouvement des places, écologistes…). Pensez-vous qu’ils devraient porter une vision plus globale de la lutte, comme vous ?

Dans les années 1990, nous avons créé le Forum international sur la mondialisation pour rendre visible notre force commune et éviter que les destructeurs réécrivent l’histoire mondiale à leur façon. Après le 11 septembre 2001, un éditorial du Herald Tribune disait que les activistes antimondialisation étaient des terroristes, à cause notamment des actions menées en novembre 1999 lors du sommet de l’Organisation mondiale du commerce, contre les symboles du capitalisme. En criminalisant les altermondialistes, en les plaçant au même niveau que les terroristes, ils ont tué ce mouvement et empêché une partie de la société de comprendre vraiment ce qui se passait. Nous avons besoin d’un mouvement planétaire, car nous sommes confrontés à trois urgences simultanées aujourd’hui. D’abord l’urgence à laquelle la planète est confrontée. Il est intéressant de noter que les questions écologiques sont à leur paroxysme, et des mouvements s’en emparent fortement, tels les jeunes qui font grève pour le climat le vendredi ou Extinction Rebellion. Ensuite, il y a une crise économique liée au travail, à l’emploi, à la destruction des moyens de subsistance, y compris l’agriculture : mille fermes disparaissent chaque jour en Europe ! Enfin, nous assistons à l’effondrement de la démocratie, détournée par les mêmes personnes qui poussent la planète au bord du gouffre, qui détruisent l’emploi. Ce système qui consiste à mettre trop d’argent entre les mains de quelques-uns est à l’origine de ces trois problèmes interdépendants. Les citoyens doivent répondre à ces trois problèmes de façon interconnectée. S’il y a une chose que ce régime particulier du 1 % veut détruire, c’est bien notre humanité. Ils peuvent nous faire croire que nous sommes inférieurs aux machines, à l’intelligence artificielle. Ils peuvent nous inciter à nous détester pour anéantir le vivre-ensemble. La loi de la peur est déjà au fondement de la résurgence de l’extrême droite en Europe et ailleurs.

Pensez-vous qu’il y a un manque de conscience de l’interconnexion entre être humain et nature dans les pays occidentaux ?

Je suis inspirée par la notion d’interconnectivité que la philosophie indienne a véhiculée pendant des millénaires, même pendant des périodes particulièrement destructrices. Une grande partie de ce que j’ai écrit dans ce livre provient du fait que l’Inde a été une terre d’expériences pour développer des nouvelles technologies destructrices. Mon intention n’est pas de dire que l’Inde s’inscrit automatiquement dans un mouvement de liberté. Nous sommes confrontés aux mêmes forces de la haine, de la cupidité incontrôlable, de la règle du 1 %. Mais cet héritage philosophique peut nous aider à construire une conscience planétaire. Nous ne sommes pas des atomes séparés les uns des autres, nous ne sommes pas des histoires figées : nous sommes des êtres évolutifs, interconnectés. Nous devons aller là où notre esprit sera plus ouvert, notre cœur plus grand et nos mains plus créatives.

(1) 1 % – Reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches,Vandana Shiva, éd. Rue de l’échiquier, 184 pages, 19 euros.

(2) Wildproject Éditions, 2014.

(3) An Agricultural Testament, Blurb, 2019, traduction française : Testament agricole. Pour une agriculture naturelle, éd. Dangles, 2010.

(4) En 2016-2017 à La Haye, cinq juges ont rendu un avis consultatif concluant que les activités de Monsanto (désormais Bayer) ont un impact négatif sur les droits humains fondamentaux.

Écologie
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