Ladj Ly : « Les Misérables est un film patriote… »

Le premier long métrage de Ladj Ly se veut un film singulier, loin des clichés sur la banlieue, au diapason de son engagement auprès des jeunes.

Christophe Kantcheff  • 12 novembre 2019 abonné·es
Ladj Ly : « Les Misérables est un film patriote… »
© Ladj Ly a voulu développer plusieurs points de vuendans son film.Renaud Konopnicki

De la cité des Bosquets au Festival de Cannes, le chemin n’était pas évident. C’est celui que s’est tracé Ladj Ly, qui a grandi dans la cité de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), dont le premier long métrage de fiction, Les Misérables, a remporté le prix du jury en mai dernier. À quelques jours de la (grosse) sortie du film – sur 500 copies –, le cinéaste, accompagné de son coscénariste, Giordano Gederlini, enchaîne les interviews sans paraître pour autant sous pression. Comme si les Bosquets lui avaient transmis pour longtemps une forme de tranquillité. Ce qui ne correspond pas aux clichés, que, justement, il aime à renverser.

Quel est le point de vue du film ?

Ladj Ly : Le film développe plusieurs points de vue. Celui des policiers, mais aussi celui des gamins, des religieux… Dans la -première partie, nous sommes surtout dans le point de vue de Pento/Stéphane (Damien Bonnard), le policier qui débarque de province. C’était important pour moi de commencer le récit de cette histoire à travers le regard du nouveau qui ne connaît pas la cité. Le spectateur peut aisément se mettre à la place de ce personnage pour découvrir l’endroit. Cette immersion, qui dure 40 minutes, est importante aussi parce qu’on parle souvent des quartiers à travers ce qu’en disent les médias ou les politiques. Mais très peu de gens y sont allés, les connaissent vraiment. On prend donc le temps de montrer les lieux, les personnages.

Le point de vue glisse peu à peu vers celui des enfants, en particulier d’Issa (Issa Perica), qui est un peu notre Gavroche. Enfin, à partir du moment où le spectateur a compris comment tout cela marche de l’intérieur, l’intrigue peut démarrer et l’élément déclencheur survient. On dit souvent que, d’un point de vue dramaturgique, l’élément déclencheur doit survenir au bout de cinq minutes… (Rires)

Giordano Gederlini : C’est un choix de scénario un peu spécial, parce que le film n’est pas choral. Il commence comme une chronique, puis on entre dans un entonnoir pour arriver à des scènes d’intérieurs de plus en plus fermés. J’avoue que nous avons emprunté cette structure au film Detroit, de Kathryn Bigelow, qui nous a particulièrement marqués.

Vous a-t-on reproché cela, que ce soit lors de la recherche de financement ou du montage ?

G. G. : Constamment. Mais nous nous sommes battus pour que le film ait cette forme-là. Ladj voit le scénario comme une matière vivante, qui doit être bousculée. Déjà à l’écriture, on sentait qu’il fallait créer des espaces pour que le film respire. D’où cette espèce de faux rythme qui, à mon avis, fait la singularité du film.

Parmi les communautés, il y en a une que les enfants n’attaquent pas et qui paraît user de moins de violences que les autres : celle des religieux. Celui qui tient le kebab, Salah (Almamy Kanouté), est une sorte de sage. Pourquoi ce choix ?

L. L. : Salah est à peu près le seul à prendre la défense des enfants. C’est un ancien voyou repenti, qui essaie de faire le bien autour de lui. Les enfants estiment que c’est le moins crapuleux de tous les adultes qui les entourent.

G. G. : En même temps, il y a une scène teintée d’ironie où on voit les gamins traîner des pieds quand les frères viennent les voir pour faire du prosélytisme… Eux aussi, comme les autres adultes, pèsent de tout leur poids sur les jeunes. La phrase qui clôt le film s’adresse d’ailleurs aux adultes et les enjoint à être responsables vis-à-vis de cette jeunesse.

L. L. : Quant aux islamistes tels qu’ils sont décrits par les médias à longueur de journée, personnellement, je n’en connais pas. Je ne dis pas qu’ils n’existent pas, mais, pour ma part, je n’en ai pas croisé.

Vous ne mettez pas en scène les rivalités entre bandes, les règlements de comptes…

L. L. : Non, parce que ce n’est pas le quotidien d’une cité. Ces règlements de comptes confinent au cliché sur la banlieue. Or, j’ai voulu écarter tous les poncifs. Par ailleurs, beaucoup de films ont déjà traité de cela. C’était la mode dans les années 1990, voire 2000. Maintenant, c’est un peu daté…

Les Misérables témoigne d’une vision sociale des problèmes qui se posent à notre société. Considérez-vous que, si ces problèmes étaient réglés, les crispations identitaires ou religieuses seraient moindres ?

L. L. : C’est certain. Cela fait plus de trente ans que la banlieue est abandonnée. Il serait temps d’apporter de véritables solutions aux problèmes graves qui se posent, d’ordre économique et social, au lieu de mettre de l’huile sur le feu et de stigmatiser en permanence la banlieue, l’islam ou les femmes qui portent un foulard…

Vous disiez avoir eu à cœur d’écarter les clichés. Mais certains sont des clichés « positifs », si l’on ose dire. Par exemple : le rap. Pourquoi ne pas l’utiliser comme musique du film ?

L. L. : D’abord parce que je n’aime pas spécialement le rap. Le rap, celui d’aujourd’hui, surtout, ne me parle pas. Et puis, en effet, c’est pour éviter un cliché. J’ai choisi l’électro, que je préfère.

Au début du film, vous placez vos personnages sous un signe de ralliement, le drapeau français, à l’occasion de la Coupe du monde de football. C’est aussi l’affiche du film. Quelle est la valeur de cette image symbole pour vous ?

L. L. : Pendant la finale de la Coupe du monde, la devise Liberté, Égalité, Fraternité a fonctionné. Mais dès le coup de sifflet final, chacun est retourné à sa condition.

Nous nous sommes toujours pensés français. La question ne se posait même pas. Sauf qu’à un moment, il y a vingt ou vingt-cinq ans, on a commencé à entendre que, finalement, nous ne l’étions peut-être pas tout à fait. Cela nous a choqués. Personnellement, je suis malien d’origine, j’ai encore de la famille là-bas, j’y vais pour les vacances. Mais je suis né et j’ai grandi en France. Je me sens malien et français. Pourquoi devrais-je rejeter certaines de mes identités pour être français ? On voudrait nous imposer de faire ce choix : soit vous êtes français, soit vous êtes « une sale race »…

Les Misérables est un film « patriote »… À ceci près qu’il montre une France différente de celle d’il y a cinquante ans.

Vous avez appris le cinéma sur le tas. Quel bienfait en avez-vous tiré ? Il y a sans doute aussi des inconvénients puisque vous venez de créer, avec les Ateliers Médicis, une école de cinéma à Clichy-Montfermeil, qui a pour nom celui du collectif auquel vous participez depuis longtemps, Kourtrajmé… Qu’enseignez-vous dans cette école ?

L. L. : Être autodidacte m’a permis d’acquérir une certaine liberté. Contrairement à beaucoup de ceux qui sortent d’écoles de cinéma et qui sont – pardon pour le terme – « formatés ». Avec Les Misérables, j’ai fait le film que je voulais. C’est pourquoi j’ai mis du temps à réaliser ce premier long métrage, après plusieurs courts.

Quant à l’école, sa force est de proposer une autre façon d’apprendre aux élèves. Pour qu’ils puissent rester indépendants tout en ayant la possibilité de raconter leurs histoires. Les codes que peut transmettre Kourtrajmé ne sont pas des codes qui enferment, au contraire. Il s’agit d’encourager les élèves à avancer dans leur propre voie.

Pensez-vous que les jeunes, en particulier ceux des quartiers, vont se reconnaître dans le film ?

L. L. : Lors des avant-premières que nous faisons partout en France, nombreux sont les jeunes à prendre la parole. Ils décrivent des séquences à leur manière. Ils s’approprient le film. Tant mieux !

Cinéma
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