À Marseille, une grève pour gagner

Le 5 décembre, 150 000 personnes ont défilé à Marseille, selon la CGT. Galvanisés par cette mobilisation, les syndicats et les grévistes se préparent en cas de long bras de fer.

Victor Le Boisselier  • 11 décembre 2019 abonné·es
À Marseille, une grève pour gagner
© GERARD JULIEN/AFP

Au lycée technologique Marie-Curie, on n’est pas vraiment habitué aux assemblées générales. « C’est la première fois qu’on organise une AG ici, avoue un professeur. On essaie d’en faire un peu partout dans la ville. » Ce lundi soir, une cinquantaine d’enseignants, de représentants de la fonction publique, de cheminots ou encore de retraités sont réunis dans cet établissement du Ve arrondissement. Rapidement, une prof donne le mot d’ordre : « Il faut sortir de cette AG avec des actions réalisables, facilement coordonnables. On n’a pas le temps de se lancer dans des analyses de stratégie. » Les discussions tournent autour des blocages potentiels, des points de convergence avant les manifestations. Chacun fait le point sur la mobilisation dans son entreprise, son école, son entourage.

« S’organiser » afin « de ne rien lâcher jusqu’au retrait ». « Enraciner et amplifier », « faire converger » , « être dans la généralisation de la grève » , « coordonner »… Tout un vocabulaire martelé durant les assemblées générales marseillaises, complété ces derniers jours par des expressions galvanisantes : « On tient le bon bout », ou « On va gagner ! », veulent croire les grévistes. Dès le début du mouvement contre les retraites et la casse du système social, le long bras de fer était annoncé. « Un seul jour ne suffira pas », avait annoncé Olivier Mateu, le secrétaire général de la CGT des Bouches-du-Rhône, avant de compléter : « Ceux qui feront le choix d’abandonner accepteront cette réforme. Et cette réforme, personne n’en veut. » Près d’une semaine plus tard, la détermination reste intacte dans les rangs militants. Ce lundi 9 décembre, devant ses collègues cheminots, Frédéric Michel, secrétaire régional de SUD rail, lançait : « J’entends dire : “S’il faut manger la bûche de Noël sur les piquets, on le fera ! Et s’il faut ne pas manger de bûche, on le fera aussi.” » En attendant, les grèves sont reconduites tous les deux ou trois jours chez les cheminots, les enseignants, au port ou dans la pétrochimie, comme à la raffinerie Total de La Mède, ou sur le port, bloqué par les dockers ce mardi. Dans les transports publics marseillais, le préavis court même jusqu’au 31 décembre.

« La question, ce n’est pas “est-ce qu’on continue ?”, mais “comment ?”» Seulement quelques heures après « la manifestation historique » du 5 décembre, la manière de perdurer fait déjà débat au sein de l’AG estampillée Éducation nationale. Car si les entreprises organisées en 3×8 optent pour du débrayage de quelques heures pour assurer une continuité du mouvement, ce n’est pas le cas dans le service public. « Il faut donner des motifs de faire grève, par exemple occuper des endroits et ne pas donner l’impression qu’on fait grève pour faire grève », propose Sébastien, qui veut s’inspirer des mouvements irakiens ou hongkongais. « On a besoin d’une stratégie qui gagne et ce n’est pas en faisant les journées saute-mouton qu’on va gagner ! Chacun va retourner dans son coin, essayer de s’organiser… » renchérit Marie, enseignante dans une école primaire. Manu, qui travaille au collège Louise-Michel, rappelle : « Dès demain, il va falloir rentrer dans nos bahuts, et convaincre nos collègues. »

Pour amplifier le nombre de grévistes et éviter la démobilisation, les militants bataillent. Depuis vendredi, les enseignants grévistes tournent dans les écoles pour convaincre les autres. Au niveau de l’union départementale CGT, même stratégie. « On a divisé le département en quatre zones », explique un des salariés du syndicat. « On utilise les cinquante boîtes en grève pour faire des tractages dans les autres entreprises… » En d’autres termes, « faire effet boule de neige » et « éviter tout retour à la normal ». Mais aussi « éviter une grève par délégation » derrière les secteurs les plus mobilisés, soit l’Éducation nationale, les cheminots, l’industrie portuaire ou la pétrochimie.

Les militants le savent, le maintien de la grève et de la pression sur le gouvernement passe par l’élargissement de la base. Si les mouvements de 1986, 1995, 2003 ou 2010 restent dans les mémoires, l’échec des grèves perlées de la SNCF en 2018 est également une référence. Mais le choix de deux « temps forts » par semaine reste stratégique, selon les syndicats. « Ça permet de faire nombre et de permettre aux gens qui ne peuvent pas assumer financièrement de souffler », explique Michel Lepoittevin, secrétaire départemental de Solidaires-13, quelques heures après l’intersyndicale locale du 7 décembre.

Car l’aspect financier peut rapidement être un frein à la mobilisation. Stéphan, assistant d’éducation (AED) au lycée Victor-Hugo, explique à ses collègues : « Un salaire d’AED, c’est 1 200 balles, une journée de grève, c’est 45 balles. » Une somme significative, mais qui peut être remboursée par les caisses de grève. Jeanne, elle, a déjà pris ses dispositions : « Pour Noël, j’ai demandé à mes parents de me payer les jours de grève. Et comme c’est prévu depuis un petit moment, je me suis organisée ! » La professeure de lettres classiques au collège Versailles sait que ce sacrifice de quelques jours peut lui être bénéfique à long terme – « Une collègue a calculé nos pertes si la réforme passe, c’est comme si on faisait grève 360 jours (1). » Ou pas : « Moi je suis dans un lycée avec de l’amiante, donc je sais pas si je tiendrai jusque-là. » Pour éviter une démobilisation pour des raisons logistiques, une garderie a également été mise en place au local du syndicat Solidaires-13. « Deux minots qui ont le Bafa se sont proposés pour les prochains jours de mobilisation », explique Frédéric Michel.

À l’union départementale CGT-13, les cernes témoignent des longues nuits de travail. Après avoir raté le coche de l’assurance-chômage, les syndicalistes veulent croire en la réussite de ce mouvement, dont la préparation a débuté le 30 septembre : « L’enseignement qu’il y a par rapport aux gilets jaunes, c’est que le rapport de force s’installe, les entreprises perdent de l’argent. Le soir, quand le PDG de Total fait ses comptes, il a perdu de l’argent. Avec ce nombre de gens dans la rue, mobilisés contre la casse du système social, je pense que le gouvernement réfléchira à deux fois avant de réformer le RSA par exemple. » Un prof va même plus loin : « Si on gagne sur cette question, c’est un levier pour gagner autre chose. » Et ce n’est sûrement pas le nombre de 150 000 manifestants avancé ce mardi par la CGT qui va démobiliser les troupes.

(1) Estimation selon l’espérance de vie, sur toute la durée de la retraite.

Travail Économie
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