De Cavanna à Putzulu : Fils d’immigré

Les Ritals, de Cavanna, racontant avec une merveilleuse vérité l’odyssée de son père, « macaroni » de service, est adapté et joué par Bruno Putzulu, qui y voit le double de son propre père, berger sarde.

Gilles Costaz  • 15 janvier 2020 abonné·es
De Cavanna à Putzulu : Fils d’immigré
© DENIS VASE

C’est une histoire de famille. C’est une histoire d’exil. C’est une histoire de migration. C’était dans les années 1930. Faites le rapprochement si vous voulez : rien n’est jamais pareil mais le désir du pauvre d’échapper à la misère est toujours le même, et l’accueil du riche et de celui qui est parvenu à faire sa pelote bien fermée toujours identique : on ne t’aime guère, étranger ! À cette époque-là, les émigrés étaient souvent des Italiens. François Cavanna, dont le récit Les Ritals est transposé au théâtre par Bruno Putzulu, a raconté l’odyssée de son père, venu chercher du travail en France et d’abord traité comme une certaine quantité de muscles corvéables. Pour ce « macaroni », les choses se sont arrangées peu à peu. Il a épousé une Française et il a eu cet enfant, François, gamin des rues et maçon comme son père, qui saurait ouvrir sa gueule, manier gaillardement une plume de dessinateur et d’écrivain et participer à la création de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo.

On ne peut pas considérer Cavanna comme un auteur de premier plan mais, à l’intérieur de son œuvre, Les Ritals est un livre d’une merveilleuse vérité. C’est en même temps le portrait d’un père et l’autoportrait d’un enfant. Ce père, dur à la tâche et doux avec autrui, n’adopte jamais la férocité du monde. Alors que les ex-émigrés ont parfois tendance à se méfier des émigrés arrivés après eux, cet homme-là va vers les nouveaux démunis exploités dans les chantiers, les Algériens. Bruno Putzulu a vu dans le père de Cavanna le double de son propre père. Berger sarde, crevant de faim, Putzulu père est arrivé un jour d’avant-guerre dans la région parisienne et a travaillé comme un fou. Lui a eu deux fils très doués : Bruno, dont la carrière théâtrale et cinématographique est connue, et Mario, qui s’occupe beaucoup des jeunes et se consacre plus à l’animation qu’à la mise en scène. Ce spectacle des Ritals qu’on a pu voir l’été dernier au Chêne noir, à Avignon, les deux frères l’ont fait ensemble : le premier jouant le texte de Cavanna qu’il a adapté, le second assurant la mise en scène.

La scène est une cuisine-salle à manger. La table est couverte d’une nappe en toile cirée. Dans un coin, suspendue, sèche une veste d’ouvrier. Il y a quelques chaises, et rien d’autre. Putzulu, chemise blanche, pantalon noir, navigue entre le concret de la vie et l’impalpable du souvenir. Il a un complice, souvent discret, mais à la présence secouante quand il le faut : l’accordéoniste Grégory Daltin, qui fait passer du rire, du dansant, du nostalgique, du poignant, de l’italianité. Guidé par une mise en scène sans effets, qui circule à pas lents, l’acteur détaille cette existence de fauchés, d’une famille où la mère – une Française – est toujours sur le qui-vive et où le père balaie les angoisses. Le fils, brillant élève, n’est pas toujours exemplaire. Adolescent, il décide de s’enfuir et d’aller vivre ailleurs. Il reviendra vite : c’est un moment à la Pagnol.

Le principe même du théâtre, c’est l’assimilation. On devient son rôle, même si l’on peut rester dans la mise à distance, comme on le sait depuis la formulation du paradoxe du comédien par Diderot. Ici, peut-être y a-t-il quelque chose en plus, une identification maximale et une coloration toute personnelle. Putzulu, dont la voix calme dit dans un riche jeu de nuances l’âme en peine et l’âme heureuse, dessine à la fois le fils au corps libre et le père que le labeur a cassé sans le briser. Souvent, son personnage a le dos raide, les jambes dures. La « pénibilité », il l’a connue, trop connue, le père Cavanna-Putzulu. Il n’a pas eu besoin d’apprendre le mot dans un bureau de technocrate ! Tel est l’interprète, comme soulevé par son amour filial, et pris dans la souffrance d’une histoire personnelle qui est une histoire universelle. Bonheur et douleur tant emmêlés que la boule qui tout à coup vous serre la gorge contient une violente dose de joie théâtrale.

Les Ritals, La Scène parisienne, Paris IXe, 01 40 41 00 00.

Théâtre
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