En Guyane, éducation option coloniale

Dix mille Amérindiens vivent sur ce territoire français, dont la moitié en Amazonie. Dans la forêt, les programmes scolaires sont strictement les mêmes qu’en métropole, et les enfants sont douloureusement coupés de leur culture.

Juliette Cabaço Roger  et  Gwenvaël Delanoë  • 29 janvier 2020 abonné·es
En Guyane, éducation option coloniale
© N’ayant pas ratifié la Charte européenne des langues minoritaires ni la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail relative aux peuples autochtones, la France laisse peu d’armes aux Amérindiens pour faire reconnaître leurs droits.Juliette Cabaço Roger et Gwenvaël Delanoë

Entourer l’image qui correspond au mot « hiver ». Plutôt facile, cet exercice de l’évaluation nationale que tout élève doit passer en début de CE1. Beaucoup plus compliqué lorsque l’élève ne connaît que deux saisons : la saison sèche et la saison des pluies. C’est le cas des enfants amérindiens wayana, teko et wayãpi, qui vivent au cœur de l’Amazonie guyanaise. Depuis les communes dites « isolées », il faut plus d’une journée de pirogue, de taxi collectif, voire d’avion au-dessus de la canopée équatoriale pour rejoindre Cayenne, elle-même à plusieurs heures d’avion de la métropole, « la France », telle qu’on la nomme ici. Un long chemin emprunté souvent par les professeur·es des écoles venu·es de l’Hexagone.

Le français « langue de la réussite »

Sans formation spécifique, beaucoup de ces profs ne découvrent leur nouvel environnement qu’une fois sur place. Et, manuels scolaires de français sous le bras, ne tardent pas à s’apercevoir du décalage avec la réalité amérindienne. « Les élèves sont quand même assez appliqués, surtout pour un enseignement qui est tellement éloigné de leur culture », témoigneRaphaël (1), professeur des écoles en pays wayana, où sont scolarisés environ 250 élèves.

Ici, la seule route, c’est le Maroni avec ses rapides, qui relie en quelques heures de pirogue la dizaine de villages installés sur les deux rives. Située au milieu du fleuve, la frontière avec le Surinam n’est qu’une abstraction administrative. Orpailleurs brésiliens, commerçants chinois, prostituées dominicaines, Bushinengués (Noirs marrons), Amérindiens teko… Être un peu polyglotte est essentiel, et une langue créole, le nenge tongo, est même devenue internationale pour permettre à tous ces peuples de communiquer sur le fleuve. Le français, langue étrangère, c’est généralement à l’école que ces enfants l’apprennent. « On leur parle de choses qui les dépassent complètement, poursuit Raphaël. Et quand on fait un cours d’orthographe et de grammaire à des gens qui ne parlent même pas la langue étudiée, c’est un peu compliqué. »

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La barrière de la langue est loin d’être la seule qui complique le travail de Raphaël, qui essaye d’adapter au mieux la pédagogie occidentale. « Même les problèmes de maths sont très compliqués à faire comprendre. J’essaye toujours de proposer des exercices qui correspondent à quelque chose que mes élèves connaissent, de ne pas parler de trains, de trucs comme ça. Mais, même si ce sont des histoires de poissons et de pirogues, ils ont énormément de mal. En fait, ils n’ont pas du tout la même logique que des Européens. Ce n’est pas cartésien, c’est plus actionnel, pratique. »

Rien à voir non plus avec la logique et le langage propres aux administrations publiques, quasiment absentes en pays wayana :les parents qui s’y sont souvent confrontés avec difficulté poussent alors leurs enfants à maîtriser la « langue de la réussite ». « Nos parents nous disent : “Aller à l’école, c’est pour réussir, pour ne pas être comme moi, regarde, maintenant je souffre” », racontePauline Mataliuku Aloïke. Wayana de 21 ans, elle a été motivée jusqu’au bac par une même phrase : « Comme mes parents me disaient : c’est pas le couac [la semoule à base de manioc] qui va me donner mon diplôme. »

Objectif intégration républicaine

En constatant la valse de profs de la métropole qu’on envoie enseigner le français, difficile de ne pas penser aux missionnaires qui partaient jadis « civiliser » les indigènes des colonies… Un dernier « home indien », établissement tenu par des sœurs où l’on plaçait les enfants amérindiens pendant leur scolarité pour les « franciser », est d’ailleurs encore en activité à Saint-Georges-de–l’Oyapock, à la frontière brésilienne. En attendant l’ouverture d’un internat, les élèves dorment toujours chez les religieuses.

Si des ensei-gnant·es comme Raphaël s’interrogent justement pour éviter de reproduire les mêmes erreurs, il n’en reste pas moins que l’école de la République a des objectifs bien définis. Le code de l’éducation (art. L.111-1) stipule explicitement : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République […]_. Les transmettre et les faire partager est une œuvre d’intégration républicaine. »_ Parmi les attentes de fin de CE2 : faire connaître « le drapeau, l’hymne national, les monuments et la fête nationale » et surtout « le français, langue de la République ; son rayonnement international ». À propos de cette séquence, Raphaël est sans ambiguïté : « Pour moi, franchement, c’est du colonialisme. Cela a sa raison d’être en France, je peux le comprendre. Mais ici, non. […] On est dans la forêt, loin de tout. Faire apprendre l’hymne national français, pour moi, c’est malvenu. » La Guyane est la dernière colonie européenne sur le continent américain.

Manque d’effectifs

Au cours moyen, « l’enseignement de l’histoire a d’abord pour intention de créer une culture commune (2) ». Le programme d’histoire est donc sensiblement le même partout. Que l’on soit parisien, wayana ou breton, on étudie indistinctement la mythologie grecque, les Gaulois, les rois de France et la Révolution française. « À l’école, on ne nous raconte pas notre histoire, il n’y a plus rien, elle est coupée, déplore Mowgli Pleikë, Wayana de 28 ans. Je trouve ça dommage qu’on ne nous transmette pas un peu d’où on vient, comment on a atterri ici, est-ce qu’il y a eu des guerres entre peuples autochtones ? Moi, je sais juste qu’on vient du Haut-Maroni, mais pas plus. » Face à ces demandes, l’académie a mis en ligne des outils destinés aux profs qui souhaiteraient aborder l’histoire de Guyane. Mais ils se révèlent bien pauvres, et presque inexistants concernant les peuples amérindiens en particulier.

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Loïc Le Teurtre a enseigné pendant cinq mois à Trois-Sauts, un ensemble de villages wayãpi sur le fleuve Oyapock. Il fait partie des contractuels placés temporairement dans les salles de classe des communes isolées de Guyane. « Pendant trois ans et demi, mes élèves n’avaient pas eu de prof », explique-t-il, détaillant les lacunes des infrastructures scolaires, comme dans ce hameau de Trois-Sauts, Yawapa : « Il y a une classe unique, plutôt compliquée à gérer parce qu’il n’y a pas de réseau, très peu d’électricité, pas d’eau courante, pas de toilettes… »

Dans ces conditions, peu d’enseignants restent en poste longtemps. « Ils se font des points [de carrière], explique Raphaël. En général, la moyenne, c’est trois ans. Comme les sous-préfets, les inspecteurs… Les inspecteurs, c’est même moins. Les recteurs, ça ne dure jamais très longtemps ! » Le recteur d’académie, Alain Ayong Le Kama, acquiesce : « On a effectivement une grosse difficulté d’attractivité. Dans les écoles d’Antecum-Pata [village wayana]_, on a 90 % de contractuels. Pas des professionnels de l’éducation, pas forcément formés comme on le voudrait. C’est la réalité de l’académie, ça ne sert à rien de le cacher. »_

Présent·es quelques heures par semaine dans les classes, des intervenant·es en langues amérindiennes (3) devraient devenir professeur·es des écoles. Une façon de pallier le manque d’effectifs tout en facilitant l’apprentissage des enfants via leurs propres langues. Les accords de Guyane, acceptés par le gouvernement après les mouvements sociaux de 2017, prévoyaient d’assurer leur formation. Mais, faute de moyens, 45 personnes sont laissées dans l’attente.

« J’envoie des gamins au casse-pipe »

Les cultures, langues et réalité locales, l’école de la République peine à les intégrer. C’est donc aux enfants de s’adapter au système scolaire européen, ce qui provoque un retard estimé à au moins un an au regard des programmes officiels. « J’ai dû faire passer des gamins qui, par rapport aux standards de l’Éducation nationale, n’avaient pas le niveau pour aller au collège, confie Loïc. Je les ai envoyés au casse-pipe. »

Dans un grand nombre de cas, c’est l’échec scolaire qui attend ces jeunes. Le départ au collège, à la ville, est un déracinement, avec un retour dans la famille une fois par mois, voire seulement pendant les vacances. Pâtissant souvent d’un mauvais encadrement dans les internats ou les familles hébergeantes, beaucoup plongent dans l’alcool, la drogue et son trafic ou l’orpaillage clandestin. À leur majorité, certain·es vont même jusqu’à faire la « mule » pour passer de la cocaïne en métropole.

« En Guyane, chez les Amérindien·nes, l’école est un échec cuisant », résume l’anthropologue Marianne Pradem. Et après cet « échec », c’est retour à la case départ, au village. Sans diplôme… et sans avoir pu apprendre tous les savoirs traditionnels de vie en forêt, puisque le lien avec la famille a été rompu pendant plusieurs années. « L’école arase tous ces savoirs anciens comme s’il n’y avait qu’une manière de penser le monde, ajoute Marianne Pradem. C’est la grande force des conquérants que de penser qu’il n’y a qu’une seule manière de penser le monde. »

C’est toute une génération qui est alors perdue entre deux mondes. Le suicide apparaît souvent comme une tragique échappatoire. Il serait vingt-cinq fois plus fréquent que dans l’Hexagone, selon la ministre des Outre-mer, Annick Girardin. « On se détruit parce qu’on ne trouve plus notre place, on ne sait plus qui on est, analyse Milca Sommer, Amérindienne kali’na et professeure de primaire. _On n’est accrochés ni à notre origine ni à la société occidentale, parce que l’entrée se fait vraiment d’une maniè__re_ _chaotique, voire toxique. »_

Malgré le racisme et les difficultés qu’elle a dû affronter pendant sa propre scolarité, Milca a obtenu son diplôme d’enseignante il y a une trentaine d’années. « Je suis allée à l’école normale, on m’a appris à acculturer. À donner des concepts, des connaissances qui sont très très loin de la réalité des enfants. » En 2018, Milca décide de se former à la pédagogie Montessori en vue de créer une école en pays wayana.Un apprentissage qu’elle estime plus respectueux de la culture originelle, où l’enseignement se fait par mimétisme et expériences.

Une autre approche semble aussi porter ses fruits : à Awala-Yalimapo, commune kali’na du littoral, s’est ouverte la première et seule filière bilingue en langue amérindienne, malgré l’hostilité des pouvoirs publics. C’est une question de « réappropriation de la dignité humaine », selon le maire et militant kali’na Jean-Paul Fereira. « Avec une école qui ne ressemble pas aux gens, on en fait à un moment donné des personnes acculturées, sans repères. »

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Programmes scolaires de primaire en vigueur en 2018-2019.

(3) Le wayana, le wayãpi, le teko et le kali’na sont parlés quotidiennement, contrairement au palikur et à l’arawak.

Lire aussi : Petit Guerrier pour la paix, long entretien avec Alexis Tiouka, leader kali’na, réalisé par la journaliste Hélène Ferrarini, Éd. Ibis rouge, 2017.

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