À Saillans : « Le défi permanent, travailler ensemble »

Maud Dugrand a enquêté sur l’expérience participative du village de Saillans, née en 2014 d’une mobilisation citoyenne. Longs débats et beaux résultats.

Vanina Delmas  • 12 février 2020 abonné·es
À Saillans : « Le défi permanent, travailler ensemble »
© L’équipe municipale de Saillans autour de son maire, Vincent Beillard.PHILIPPE DESMAZES/AFP

En 2014, la liste citoyenne « Autrement pour Saillans… Tous ensemble » remporte les municipales dès le premier tour dans ce village drômois de 1 200 habitant·es. La nouvelle équipe municipale expérimente la démocratie participative pour leur redonner un pouvoir d’agir. Saillansonne d’origine, la journaliste Maud Dugrand est revenue vivre au pied du Vercors il y a dix ans. Dans son livre La Petite République de Saillans (1), elle raconte sans emphase mais avec une multitude de témoignages la mutation de cette commune ainsi que les hauts et les bas de ce mandat atypique. Un récit pour « donner du temps et de la parole », pour « saisir la complexité de cette expérience » qui essaime sur tout le territoire.

Quel terreau a permis l’implantation de cette « démocratie du faire » à Saillans ?

Maud Dugrand : La lutte contre un projet d’implantation d’un supermarché Casino à l’extérieur de Saillans est à l’origine de cette aventure. C’est d’abord un maire qui se laisse convaincre par une grande enseigne et qui ne dit rien à la population, puis une élue de la communauté de communes qui alerte, et enfin des citoyens qui s’opposent. La participation citoyenne à Saillans ne vient pas d’en haut ou d’outils institutionnalisés tels qu’un budget participatif. Les citoyens ont compris avant l’élu que ce n’est plus possible de faire ce genre d’erreur politique : ils ont été profondément heurtés par le fait de ne pas avoir été concertés en amont, puis écoutés lors de la mobilisation, qui a duré dix-huit mois. C’est donc à l’usage d’une mobilisation citoyenne spontanée, d’une lutte puis d’une victoire que du lien s’est créé entre anciens et nouveaux habitants, soudé par l’éducation populaire.

Comment s’est concrétisé cet enthousiasme citoyen dans le contexte des élections municipales ?

Au départ, c’est un petit groupe avec des profils très différents : une institutrice à la retraite, un imprimeur, une chercheuse spécialiste de l’eau, un ancien agent de la direction départementale de l’équipement dont la famille est à Saillans depuis plusieurs générations, un Allemand militant écolo, un éducateur qui a voyagé partout… Leurs affiches se résumaient à : « Pas de candidat, pas de programme ». Certains avaient des outils d’éducation populaire et s’en sont servis pour lancer trois réunions publiques qui ont suscité un désir dans le village. Le noyau de départ imaginait un système renversant la pyramide, avec les habitants au sommet plutôt que le maire, et fondé sur trois mantras : la participation, la transparence et la collégialité. La loi ne permettant pas d’avoir deux maires, il a été décidé de former un binôme composé du maire et de la première adjointe. Même chose pour les conseillers municipaux, ce qui a permis de lutter contre l’isolement et de mieux répartir le pouvoir. Ils ont aussi partagé les indemnités : les conseillers municipaux touchent 140 euros par mois, les adjoints 260 euros et le maire 900 euros, car il a dégagé du temps de son emploi de veilleur de nuit dans un centre pour adultes handicapés.

Quelles réussites sont à mettre au crédit de l’équipe municipale ?

La maison médicale, en face de la mairie, est l’un des chantiers menés ensemble. Elle se trouve dans un bâtiment qui a failli être transformé en immeuble de standing par l’ancien maire. Mais le gros dossier de cette aventure a été la révision du plan local d’urbanisme (PLU). L’équipe a voulu mettre en application la participation citoyenne, peut-être avec un peu de naïveté car c’est toujours un sujet extrêmement clivant. Douze citoyens et quatre élus tirés au sort ont travaillé dessus pendant deux ans et étaient décisionnaires pour le texte final. Il a fallu faire preuve de créativité pour inciter les habitants à se pencher sur un sujet à la fois très technocratique et très important car il trace l’avenir du territoire pour les quinze prochaines années. L’association La Turbine à graines a organisé des arpentages du territoire et des lectures de textes du PLU le soir, réalisé des cartes en 3D pour que les gens s’imprègnent des enjeux. Plus de 400 personnes ont participé sur deux ans. C’est donc une réussite.

Mais il y a le revers de la médaille…

Des clivages forts ont émergé dans le village et une opposition officielle est née. La mairie a organisé des « cafés-urbanisme », dont le premier s’intéressait à l’habitat démontable. C’est un point minuscule de la réglementation, mais les élus ont voulu le mettre en avant, sans prendre la mesure de ce qui allait se passer. Beaucoup d’habitants ont cru que la mairie allait installer des yourtes partout pour faire venir une population marginalisée. Conséquence : le groupe de citoyens a dû voter et le « contre » l’a emporté. Certains ont voté à rebours de leurs valeurs et ont failli démissionner. Malgré tout, je pense que le fait d’avoir mis sur la place publique des sujets politiques de fond aussi importants – la question de l’habitat, de la propriété privée, des modes de vie – est bénéfique et peut éviter des replis, des votes revanchards dangereux.

Quelles ont été les principales difficultés pendant ce mandat ?

La question du temps consacré à la citoyenneté se pose pour les élus et les habitants. Quel temps avons-nous réellement pour la citoyenneté lorsque le travail occupe encore 80 % de notre temps, qu’on a des enfants, qu’on est déjà engagé dans des associations ? Il faut de l’argent aussi. À Saillans, ils ont obtenu des subventions de la Fondation de France permettant d’embaucher un temps plein pour suivre le PLU participatif, par exemple. Autre difficulté de taille : le frottement entre les nouveaux arrivants et les anciens, qui peut créer des rencontres très fécondes – comme pendant la mobilisation contre le supermarché –, mais aussi des tensions. À Saillans, il y avait une sociologie assez homogène : les ouvriers de l’usine textile jusqu’en 1968, les paysans, les artisans. Ceux-là doivent désormais partager le territoire avec des jeunes arrivant des villes, souvent très diplômés, parfois avec des idéaux politiques et écologistes très forts…

Au-delà de la méthodologie et de la participation citoyenne, quelles questions de société ont été explorées par l’aventure de Saillans ?

Il est question du vivre-ensemble, de la capacité à voir l’autre… Le défi permanent a été de trouver cet espace entre négociation et conflit pour travailler ensemble, grâce à la communication non-violente et le partage de la parole. Celle-ci a été centrale, car elle reste un véritable marqueur social. Certes, Saillans a expérimenté des choses, mais cela ne veut pas dire que c’est réglé pour autant. Certaines personnes refuseront toujours de donner leur avis dans une réunion publique dans un village où tout le monde se connaît ! La participation peut également perpétuer les inégalités.

Maud Dugrand Journaliste.

La Petite République de Saillans Maud Dugrand, Éd. du Rouergue, 160 pages, 17 euros.

Politique
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