L’impossible préparation des hôpitaux

Alors que l’épidémie est inévitable, les personnels soignants entrent dans la tempête après un an d’alerte sur les dysfonctionnements de l’institution. L’hôpital public va « gérer, comme toujours », mais les professionnels de santé témoignent de leurs inquiétudes.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 19 mars 2020
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L’impossible préparation des hôpitaux
© Le 16 mars 2020 à Strasbourg.PATRICK HERTZOG/AFP

De l’avis de Martin Hirsch, les équipes hospitalières sont « prêtes ». Dans un entretien accordé au Monde, le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (1) ne veut pas « mentir » et « prétendre qu’on aborde cette épidémie dans les meilleures conditions », ni feindre d’ignorer « les difficultés qui existaient et que nous reconnaissions avant la propagation de ce virus ». De son côté, le président de la République, Emmanuel Macron, exprimait quelques jours plus tôt « la reconnaissance de la Nation aux héros en blouse blanche ». À celles et ceux qui doivent désormais faire face à la plus grave crise sanitaire depuis plus d’un siècle, il assure que tous les moyens nécessaires seront mis à disposition, « quoi qu’il en coûte » ! Mais, sur le terrain, les choses semblent différentes et la question des moyens financiers est sur toutes les lèvres.

Depuis plus d’un an, les personnels hospitaliers ne cessent d’alerter sur les graves dysfonctionnements de l’hôpital public, réclamant des réouvertures de lits, des recrutements à la hauteur des besoins et des moyens supplémentaires pour lutter contre la détérioration de la prise en charge. Au « quoi qu’il en coûte » présidentiel, les soignant·es demandent que le gouvernement chiffre et débloque immédiatement ces « moyens », à l’instar de l’Espagne et de l’Italie, qui ont déjà alloué des milliards d’euros aux hôpitaux. Les collectifs Inter-urgences (CIU) et Inter-hôpitaux (CIH) rappellent que les « héro·ïnes de l’hôpital » sont « épuisé·es et à bout de forces », qu’ils et elles quittent l’hôpital « par centaines » et que « des lits continuent d’être fermés alors que la crise explose ». Un chèque en blanc ne suffit pas.

Perte de confiance

« Le fait qu’Emmanuel Macron n’ait pas dit combien d’argent serait attribué à l’hôpital public n’a pas été compris par le personnel, qui n’a plus confiance, admet la neurologue Sophie Crozier, responsable des urgences cérébro-vasculaires à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, et membre du CIH. Il nous faut des réponses claires, et cela implique des réponses financières. Pour gérer cette crise, nous avons besoin de matériel, de lits, mais surtout de moyens humains ! » Pour répondre aux besoins urgents de personnels, le ministre de la Santé, Olivier Véran, a d’ailleurs fait appel à la réserve sanitaire en renfort – composée d’étudiant·es ou de jeunes retraité·es, médecins ou infirmier·ères. « Mais ils ne viennent pas en nombre », observe sobrement la neurologue.

Le privé sollicité en renfort

Comme espéré par les soignant·es du secteur public, qui n’envisageaient pas que tous les recours possibles ne soient pas mis à disposition, les établissements de santé privés prendront part à l’effort collectif. Près de 4 000 places devraient ainsi s’ajouter au dispositif des hôpitaux publics français. Alors que certaines cliniques privées ont également lancé leur « plan blanc », d’autres pourront « prendre le relais sur des opérations non urgentes déprogrammées dans les établissements de première et deuxième ligne », selon un communiqué de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP). Les médecins de ville, particulièrement sollicité·es, sont également sur le front, mais alertent quant aux manques de protections sanitaires. Certain·es craignent, en l’état, de devenir d’éventuel·les propagateur·trices du virus….

À mesure que le scénario à l’italienne se rapproche, l’inquiétude se dessine au cœur des hôpitaux français. Pour beaucoup, c’est une crise qui s’ajoute à la crise. L’une sanitaire, l’autre structurelle. « Il y a déjà beaucoup d’épuisement professionnel et une perte de sens de la mission hospitalière, pourtant primordiale pour tenir sur la longueur », regrette Sophie Crozier. « On va gérer comme on l’a toujours fait, souffle Hugo Huon, président du CIU et ancien infirmier. Mais après un an de combat pour faire entendre le péril de l’hôpital public, il est devenu très difficile de faire semblant, et ça passe mal. »

Pour l’heure, le temps est à la réorganisation. Depuis près de deux semaines, la plupart des établissements de santé sont passés en « plan blanc ». Les opérations non urgentes sont reportées et les personnels sont chargés de libérer de la place pour faire face à l’afflux de malades. Désormais, seul·es les patient·es en situation d’urgence seront pris·es en charge. « Dans les services, nous sommes obligés de fermer des lits pour récupérer du personnel dédié aux patients Covid-19 qui seront hospitalisés, explique Sophie Crozier. Dans les semaines à venir, nous devrons en fermer encore plus pour répondre aux besoins. C’est un vrai problème et cela pose la question de l’accès aux soins pour les autres malades. »

Selon les chiffres transmis par la praticienne, l’AP-HP dénombrait, ce 16 mars, 500 postes d’infirmier·ères vacants et 700 lits fermés. Dans le service neurologie de la Pitié-Salpêtrière, qui compte habituellement 77 lits, 8 ont été fermés en septembre. Dans le cadre du « plan blanc », 20 autres lits ont été fermés par manque de personnel et 15 de plus pour permettre de rouvrir 3 lits en unité de soin continus post-réanimation dans le cadre de l’épidémie. Sur les lits restants, 50 % devraient être fermés dans les prochaines semaines pour répondre à l’urgence.

Une préparation « à l’arrache »

Si la question du tri des malades du Covid-19 se pose déjà, qu’en est-il des autres patient·es ? En l’état actuel, « nous ne savons pas où les autres malades vont aller, regrette la neurologue, qui dénonce le peu d’information qui filtre à ce sujet. Bien sûr, il y a des priorités. Mais il faudra bien s’interroger sur les conséquences de ces choix et décider de ce qui est important. À mon sens, cela mérite une réflexion éthique un peu plus poussée que ce qui est en train de se faire, à l’arrache ».Sur ce point, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), dont fait partie la praticienne, a d’ailleurs recommandé – dans le cadre d’un rapport (2) remis vendredi 13 mars au gouvernement – la mise en place d’une _« cellule éthique de soutien » pour accompagner les professionnels de santé qui pourraient être obligés de choisir quels malades soigner en priorité si les services de réanimation étaient débordés par l’épidémie de coronavirus. Le CCNE avait été sollicité par le ministre de la Santé, qui réclamait un avis sur les « mesures contraignantes » que pourrait entraîner la lutte contre l’épidémie, notamment les mesures de confinement.

Aux urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, l’infirmière -Yasmina Kettal s’inquiète et doute « de la capacité des hôpitaux à pouvoir éviter certains décès qui auraient pu l’être ». Dans certaines régions en effet, les services sont déjà saturés et « nous avons des signes de faiblesses et d’essoufflement du système alors que nous ne sommes qu’au début de la crise ». Sans compter les craintes du personnel médical, qui s’estime mal protégé et n’est pas à l’abri de multiples contaminations, qui risquent d’augmenter le nombre de personnels manquants. « Sur l’ensemble du territoire, beaucoup n’ont pas un accès suffisant aux masques ou aux -matériels de protection indispensables, explique Yasmina Kettal, également membre du CIU. Nous ne disposons pas de recommandations claires et nationales sur un certain nombre de choses, tandis que les moyens et les stocks varient en fonction des hôpitaux. »

Les multiples vols signalés, y compris au sein de structures médicales prenant en charge des patient·es Covid-19, préoccupent également les soignant·es. Ces protections sanitaires sont désormais « protégées » et leur accès est plus difficile. « C’est insupportable d’avoir à courir après les masques ou les solutions hydro-alcooliques », s’agace l’infirmière de l’hôpital Delafontaine, également préoccupée par le manque de lits et de matériels indispensables à la prise en charge des cas graves, comme des respirateurs artificiels – utilisés pour les patient·es en insuffisance respiratoire aiguë.

Saturation

Lundi, Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé, évoquait lui-même ces risques de saturation tant la situation se dégrade rapidement. Les nouvelles en provenance de la région Grand-Est, en avance de quelques jours sur le reste du territoire en termes de contamination, semblent légitimer ces craintes, maintes fois dénoncées par les soignants. Dans la région, durement touchée, les services de réanimation sont effectivement saturés depuis plusieurs jours déjà.

Sur les réseaux internes aux personnels, des hospitaliers alertent leurs collègues, qui, partout en France, se préparent au pic épidémique. Dans l’un des messages que nous avons pu consulter, un praticien témoigne de l’impossibilité de répondre aux urgences en temps réel, la moindre décision étant obsolète dans les douze heures suivant les réaménagements mis en place. Le manque de lits rendrait très difficiles les prises en charge, y compris celles de cas préoccupants, des personnels auraient été testés positifs au Covid-19, leur absence surchargeant encore un peu plus des effectifs sursollicités, et les stocks de certains hôpitaux sont quasiment vides – alors que les perspectives de réapprovisionnement seraient estimées entre six et huit semaines.

« En dehors de l’Alsace, je crois que les Français ne mesurent pas encore ce que cette crise sanitaire veut dire, tentait encore d’alerter Jean Rottner, président de la région Grand Est et lui-même médecin urgentiste à l’hôpital de Mulhouse. C’est terrible. Des jeunes qu’il faut intuber de toute urgence, des personnes âgées balayées en quelques heures, des équipes médicales qui arrivent à saturation complète après quinze jours de mobilisation, des gens en pleurs, des plans nationaux, la peur pour soi et pour ses proches… » Si la santé n’a pas de prix, comme l’exprime Emmanuel Macron, l’ensemble des personnels mobilisés face à cette crise sanitaire attendent avec amertume le déploiement de moyens financiers effectifs. Toutes et tous craignent le bilan de cette épidémie, qui laissera des traces au sein de l’institution, sans nul doute.

(1) L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) est l’établissement public qui gère 39 hôpitaux de la région parisienne.

(2) Disponible sur www.ccne-ethique.fr

Société Santé
Temps de lecture : 8 minutes
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