Hommage à la sincérité et l’humilité des sans-abri

Tourné en 1999, premier documentaire de Didier Cros, _Un ticket de bains-douches_ propose un regard singulier sur les SDF à travers la toilette. Si le film se veut une autre forme de confinement, il est aussi annonciateur d’une œuvre puissante. Aujourd’hui en accès libre.

Jean-Claude Renard  • 17 avril 2020
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Hommage à la sincérité et l’humilité des sans-abri
© PHOTOS : Didier Cros, Un ticket de bains-douches

Bruits de flotte qui coule et lumières de salles de bains qui s’illuminent. D’une cabine l’autre. Un robinet qui s’ouvre, se ferme. Un jet d’eau qui tombe. Potron-minet, des gens qui s’y pressent. Des SDF. Pour l’un d’eux, « les bains-douches, c’est déjà le premier pas. Rester propre et puis après, toujours chercher du travail ». On ne peut pas dire qu’on se sent chez soi, dans un lieu aussi impersonnel, mais ça reste presque sa propre douche. Ici, on vous donne un rasoir, une crème à raser, du shampoing, parfois du gel douche. Avec le RMI, on survit au mieux. « À 54 ans, dit un autre, sur un ton affaissé, je n’ai plus d’avenir. Ce qui me reste, c’est de survivre et d’attendre la mort. Y a plus de plaisir, de désir, d’amour, de tendresse, de sensation. Le goût, les odeurs, on n’y a plus droit. On est des ombres, des espèces de fantômes. Les gens ne nous regardent même plus tellement on est nombreux. » On crève tout seul, dans sa mouise. « Si je ne me lave pas, si je ne me rase pas, si je ne me coiffe pas, si je ne m’habille pas correctement, je vais vraiment être SDF. Or je refuse d’être misérable, je refuse de paraître comme un exclu. Je suis donc bien obligé de faire attention à moi. »

On est en 1999. On parle et on paye encore en francs. Didier Cros filme la sincérité et l’humilité de ces SDF, les femmes d’accueil, le personnel au ménage, aux bains-douches Audubon (Paris XIIe) et Saint-Merri (Paris IVe). Il alterne les plans rapprochés, larges, différents cadrages, demeure attentif à la lumière. C’est le premier long-métrage documentaire du réalisateur. Et déjà Didier Cros affiche sa touche personnelle. Un parti pris, un point de vue d’auteur. Autour des sans-abri, non pas filmer une maraude, des gens dans la rue, mais ceux qui se croisent aux bains-douches. Soit une forme de confinement, autour d’un sujet rétréci au strict, et ce qui nous est commun : la toilette. Ce fameux ticket, c’est tout le cinéma de Didier Cros, dans un rapport à l’autre très fort, cornaqué à la métonymie, la partie pour le tout. Sans jamais aborder les questions de façon frontale (telle même manière pour Parloirs et Sous surveillance, La Gueule de l’emploi, ou encore La Disgrâce, réalisé il y a deux ans, et l’on attend que France 2 veuille bien enfin le diffuser!)… Affaire de subtilités.

Qu’est-ce qui a présidé à la réalisation de ce film ?

Didier Cros : Il y avait déjà de nombreux films sur les sans-logis à l’époque. Je cherchais un angle inédit et intéressant pour aborder cette question. J’ai découvert les bains-douches parisiens par hasard. J’ai trouvé ces endroits étonnants, et surtout très parlants sur le rôle social qu’ils jouaient. J’ai décidé de faire un film en immersion, un huis clos dans deux bains-douches de la capitale. C’est un film au contact des usagers et des corps. Les sans-logis de ce film sont ceux qui luttent pour ne pas lâcher complètement. Et cela commence par avoir une apparence convenable pour soi-même et pour les autres. C’est un film sur l’image de soi et le regard de l’autre. Thème que j’ai retrouvé avec mon dernier film, La Disgrâce, sur les personnes très sérieusement abimées du visage. Le paradoxe des sans-logis dans ce film, c’est qu’ils font tout pour prendre soin d’eux-mêmes… Ils ne veulent pas être reconnus comme sans-logis, ils ne veulent pas montrer qu’ils sont dans une urgence extrême. Vouloir se fondre dans la masse vous rend anonyme et, d’une certaine manière, vous isole plus encore. Aujourd’hui, il n’est pas très difficile d’obtenir le témoignage filmé d’un sans-logis. Hier, c’était beaucoup plus compliqué. La plupart d’entre eux n’acceptaient pas d’être considérés comme tels aux yeux de tous. Il existait une forme de honte.

© Politis

Dans la fin des années 1990, on considérait la question des sans-logis différemment…

Nous étions encore à l’époque où l’on se sentait fautif si l’on se retrouvait à dormir dehors. La société vous montrait du doigt comme une personne faible, fainéante, ou qui s’est abandonnée dans l’alcool. D’une certaine manière, on méritait son sort. Alors que maintenant nul n’ignore que se retrouver au chômage est une situation que la plupart d’entre nous avons connue ou connaîtrons un jour. Tout le monde comprend, et admet, que l’on peut se retrouver très vite à la rue lorsque l’on traverse des moments très difficiles, si l’on a pas d’économies, ni famille ni soutien autour de soi. À cette époque, la société a définitivement abandonné le mot clochard pour celui plus lisse et désincarné de SDF. J’ai toujours trouvé épouvantable de définir un groupe social, des êtres humains donc, par un sigle, SDF, en l’occurence. Un terme mensonger en réalité. La réalité, c’est plutôt sans domicile tout court. Au fil du temps, le terme « clochard» s’est chargé d’une connotation très négative, raison pour laquelle on a souhaité changer le mot. Pourtant, il disait quelque chose de fort, ce mot « clochard ». Il existe plusieurs hypothèses, mais l’origine la plus communément admise c’est que les clochards mendiaient à la « cloche », au pied de l’église en quelque sorte. C’est avec la parution de Notre-Dame de Paris que se popularise ce mot. Le terme va définitivement trouver son sens avec le plus grand marché de Paris à l’époque, point central du ravitaillement de la capitale, les Halles. Les clochards étaient ceux qui attendaient que la cloche sonne la fermeture pour avoir le droit de récupérer les restes du marché. Au-delà de la dimension historique du mot, il était chargé d’un sens clair, très signifiant. Alors que celui de SDF édulcore la réalité.

C’est terrible à dire, mais la présence des sans-logis dans l’espace public s’apparente aujourd’hui à un élément du décor urbain, au même titre que les panneaux d’affichage publicitaire ou les abribus. C’est dire à quel point nous ne considérons plus vraiment cette réalité comme insupportable. Elle apparaît désormais à nos yeux comme une habitude, une fatalité. C’est une situation sociale admise, normée. Une autre lecture est aussi possible : la présence des sans-logis dans l’espace public agit comme un avertissement à l’intention de tous : « Voilà ce qui vous attend si vous vous retrouvez dans une situation difficile, au chômage, si vous craquez sous la pression. » Cet avertissement pousse chacun à accepter sa réalité quotidienne, même si elle très difficile à vivre. C’est un avertissement aux plus précaires, « tenez le coup dans cette société pas toujours partageuse et soucieuse des plus démunis, sinon voilà ce qui vous attend ». Tout cela agit inconsciemment sur nous, ça ne participe pas d’une lecture aussi radicale au premier regard échangé avec un sans-logis dans la rue. Mais je suis convaincu que les sans-logis jouent ce rôle dans nos existences aujourd’hui. Ils pèsent naturellement sur nos consciences dans le sens de notre responsabilité individuelle face à cette tragédie humaine, mais ils pèsent aussi sur l’échine des plus précaires comme une menace.

Que sait-on aujourd’hui de ces bains-douches ?

Il existe encore seize bains-douches à Paris. Il en existait aussi quelques-uns à Marseille il y a vingt ans. Sauf erreur, c’est une spécificité parisienne. Aujourd’hui, l’accès est libre et gratuit pour tous. Depuis longtemps, les bains-douches s’adressent à une clientèle modeste, mais plus homogène qu’aujourd’hui. Dans le Paris d’antan, tout le monde ne disposait pas de salle de bains. Aujourd’hui, ce sont vraiment les plus démunis qui en font l’usage. Sans-logis, migrants fraîchement débarqués, sans-papiers, et de rares occasionnels, des gens avec une douche cassée, ou quelques voyageurs entre deux trains, par exemple. Mais les bains-douches municipaux d’aujourd’hui, c’est vraiment une photographie de la très grande précarité. À l’époque du film, les personnes dans un grand besoin devaient passer par le bureau d’aide sociale de la mairie pour obtenir des tickets gratuits. Pour les plus démunis, les sans-logis, au cœur de ce film, c’était une démarche compliquée. Lorsque l’on est complètement désociabilisé, que l’on dort dehors, même une démarche simple comme celle-ci était impossible pour beaucoup. D’après certains élus de l’époque que j’ai rencontrés, le film a contribué à faire voter au Conseil de Paris la gratuité pour tous, sans conditions.

À voir en accès libre : Un ticket de bains-douches, de Didier Cros (50 min.).

Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes
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