Brésil : Bolsonaro, le début de la fin ?

Départ de ministres, gestion irresponsable de la crise du coronavirus, vigilance des militaires : le président d’extrême droite est de plus en plus isolé politiquement et la perspective d’un processus de destitution se profile désormais.

Patrick Piro  • 1 mai 2020
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Brésil : Bolsonaro, le début de la fin ?
© Le président du Brésil Jair Bolsonaro tousse pendant un rassemblement pro-dictature militaire, le 19 avril 2020. photo : Sergio LIMA / AFP

La démission du ministre de la Justice du Brésil, Sérgio Moro, pourrait bien donner le signal de ralliement qu’attendait une part grandissante de la classe politique au Brésil : l’enclenchement d’une procédure de destitution de Jair Bolsonaro devient désormais crédible. Certes, un tel projet fermentait depuis longtemps à gauche, où se regroupent les plus fermes opposants au président d’extrême droite. Il restait cependant une hypothèse d’école tant il semblait peu réaliste d’y faire adhérer au moins deux tiers des députés fédéraux pour le rendre effectif. Le système politique brésilien, doté de nombreux partis plus ou moins opportunistes, a créé un important ventre mou de parlementaires suivistes de l’exécutif (le Centrão), assurant à Bolsonaro une réserve de voix suffisante pour contrer une manœuvre de destitution, en dépit de l’accumulation de ses turpitudes et outrances. Cependant, le rapport de force parlementaire est en train d’évoluer rapidement sous l’effet conjoint de la crise du coronavirus, de dissensions internes au gouvernement et d’appétits politiques grandissants.

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Conférence de presse de Bolsonaro le 24 avril, après la démission de son ministre de la Justice, Sérgio Moro. Seul Paulo Guedes, ministre de l’Économie, porte un masque. Photo: Andressa Anholete / Getty Images South America / Getty Images via AFP

Le départ du ministre de la Santé…

Le limogeage par Bolsonaro de son ministre de la Santé, le 16 avril dernier, concluait une crise ouverte au sein du gouvernement sur la conduite à tenir pour gérer la pandémie de Covid-19. Luiz Mandetta préconisait la distanciation sociale, une doctrine que le président piétinait allègrement, allant à la rencontre de ses groupes de fans, serrant des mains, défendant « son droit » de prendre des risques, etc. Celui qui qualifiait la maladie de « grippette », il y a peu encore, est largement à l’origine du terme « coronasceptique » (il est aussi un « climatosceptique » actif). Les militaires, qui occupent plus d’un tiers des postes ministériels, ont tenté en vain de s’opposer au renvoi de Mandetta, qui en était venu à prendre l’opinion à partie.

Les Brésiliens ne savent plus à qui se fier ! Au président ou au ministre de la Santé ?

s’inquiétait Mandetta quatre jours avant d’être démis. Un sondage indiquait que la population lui faisait bien plus confiance (76%) qu’au président (33%) dans la gestion de la crise. Le Covid-19 aurait déjà tué 5.500 personnes, mais ces chiffres officiels sont fortement mis en question. Selon les chercheurs du groupe Covid-19 Brasil, mi-avril, le nombre de cas de contaminations pourrait être sous-estimé d’un facteur 15.

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L’ex-ministre de la Santé Luiz Mandetta regarde passer son successeur Nelson Teich, le 17 avril 2020. Photo : EVARISTO SA / AFP

…puis du ministre de la Justice

La démission de Sérgio Moro, le 24 avril, porte un coup d’une tout autre portée au régime Bolsonaro. Le ministre, magistrat de profession, a piloté les investigations dans l’énorme affaire dite « Lava jato » de corruption politico-financière impliquant au premier rang l’entreprise pétrolière nationale Pétrobrás. Son zèle, clairement partisan, lui confère une notoriété internationale quand il parvient en 2018 à faire condamner l’ex-président Lula (Parti des travailleurs, PT, gauche) à près de neuf ans de prison (il a été temporairement libéré en novembre dernier) à la suite d’une procédure expresse et entachée d’irrégularités flagrantes. Son image de pourfendeur de la corruption lui a cependant conféré une forte popularité, et son entrée au gouvernement a été considérée comme le meilleur coup politique de la prise de pouvoir de Bolsonaro, début 2019.

La semaine dernière, le président annonce son intention de remplacer le directeur de la police fédérale, un corps d’investigation judiciaire placé sous tutelle du ministère de la Justice. Problème : Mauricio Valeixo, alors titulaire, est un intime de Moro, son ex-bras droit dans les enquêtes du Lava jato. Le ministre se braque et pose sa démission. Des ministres militaires (encore…) tentent une conciliation, mais rien n’y fait.

Les accusations de Moro

Et Moro se lâche : le nouveau directeur annoncé, Alexandre Ramagem, est un ami personnel de la famille Bolsonaro, et l’ex-ministre accuse ouvertement le président d’avoir voulu mettre la police fédérale à sa botte, pour contrôler notamment les affaires judiciaires en cours contre ses fils Flávio (détournement de fonds, corruption) et Carlos (rôle dans l’assassinat de Marielle Franco). Moro affirme détenir des enregistrements à l’appui de ses dires, qui convainquent plus l’opinion publique (56%) que les dénégations de Bolsonaro (20%). Les accusations ont paru suffisamment graves à la Cour suprême fédérale (STF) pour qu’elle ouvre une enquête, avec suspension de la nomination de Ramagem à la tête de la police fédérale. L’impact est immédiat : Bolsonaro a renoncé dans la foulée à son projet.

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Le ministre de la Justice, Sérgio Moro, annonce sa démission le 24 avril 2020. Photo : Mateus Bonomi / AGIF / AGIF via AFP

Un « pré-coup d’État »

Ce n’est pas la seule enquête du STF impliquant le président. S’il n’y est pas nommément cité, une investigation cherche à déterminer qui a organisé, devant le quartier général des armées à Brasília le 19 avril, un rassemblement réclamant le retour de dispositions en vigueur pendant la dictature militaire, et auquel il a participé. Cet acte, qualifié par des commentateurs de « pré-coup d’État », fait écho au soutien apporté un mois plus tôt par le président à des manifestations appelant à suspendre le Congrès et le STF, accusés d’entraver l’action du gouvernement. Une autre action a été engagée, cette fois-ci directement contre lui, pour « crime de responsabilité » en raison de sa désinvolture face à la pandémie, qui suscite un tollé chez de nombreuses personnalités politiques. La requête demande le transfert d’un certain nombre de prérogatives présidentielles entre les mains du vice-président, le général Hamilton Mourão.

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Manifestation pro-Bolsonaro et anti-confinement devant le Congrès fédéral à Brasília, le 26 avril 2020. Photo : Andressa Anholete / Getty Images South America / Getty Images via AFP

Des appels à la destitution

Une sorte de prélude à la destitution, désormais appelée ouvertement par de multiples voix politiques outrées. Si Bolsonaro s’obstine à envoyer la société brésilienne « à l’abattoir », il faut l’envisager, estime Lula. À gauche, Fernando Haddad (PT) et Ciro Gomes (PDT), que Bolsonaro a devancé à la présidentielle de 2018, sont à l’unisson. L’ancien président Fernando Henrique Cardoso (centre gauche) demande brutalement à Bolsonaro de « démissionner avant d’être démis », et d’épargner ainsi au pays, en plein coronavirus, « un long processus de destitution ». À droite, João Doria (PSDB), gouverneur de l’État de São Paulo (le plus riche du pays) et ex-allié du président, déplore que le pays ait désormais « deux virus à combattre ». Au total, la Chambre des députés a été saisie de près de 30 demandes de destitution, portées par des partis de gauche (PSOL, PDT, PSB) ou écologistes (Rede). Et le PT, dont le groupe parlementaire fédéral reste le plus fourni ?

La stratégie hésitante du PT

S’il a décidé d’endosser le slogan « Dégage, Bolsonaro ! », très populaire dans la rue, il hésite encore à mettre en branle la machine à destituer. Un choix tactique : le parti des ex-présidents Lula et Dilma Rousseff, elle-même destituée en 2016 par une procédure très critiquée, ne veut pas apparaître agir par esprit « revanchard » mais sur des bases juridiques solides, qu’il faut rendre consistantes. Surtout, il faut s’assurer d’appuis politiques en nombre suffisant. Est-ce le cas alors que l’opinion publique reste partagée ? Selon une enquête de l’institut Datafolha, 45% des personnes sondées sont favorables à l’ouverture d’un processus de destitution, quand 48% l’écartent. Parmi lesquelles se retrouve le noyau dur du soutien populaire à Bolsonaro (de 30 à 35%), ainsi qu’une frange estimant le pays hors de condition de s’offrir une crise politique d’ampleur alors que le pic de contamination au coronavirus est encore à venir.

La présidentielle 2022 en mire

Et puis le PT n’entend pas laisser à Moro le champ libre ni le bénéfice d’avoir « pris ses responsabilités » en focalisant le calendrier politique sur une destitution. Car l’ex-ministre de la Justice ne cache pas ses ambitions pour la présidentielle de 2022.

Ne laissons pas nous la raconter à l’envers. Bolsonaro est le fils de Moro, pas le contraire, et les deux sont des malfaiteurs !

commente Lula. L’activisme du juge, en provoquant son incarcération au printemps 2018, l’avait écarté d’une présidentielle dont les sondages le donnaient alors largement vainqueur.

Monde
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