Guy Bedos, larmes à gauche

Itinéraire d’un sale gosse, truculent, sensible et attachant, qui était de tous les justes combats. Le comédien humoriste nous a quittés jeudi 28 mai, à l’âge de 85 ans.

Jean-Claude Renard  • 3 juin 2020
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Guy Bedos, larmes à gauche
© Photo : JOEL SAGET / AFP

uy Bedos n’est plus. La France perd le meilleur de ses fils et la rampe le meilleur de ses feux. Que dire du désarroi qui nous broie et de la douleur qui nous noue, sinon qu’en nos cœurs l’un et l’autre cohabitent, pour reprendre le cri d’amour du crapaud. Oui, la France est en deuil et la presse tout entière en témoigne, hormis le journal L’Humanité_, qui considère le décès de Bedos comme une manœuvre du gouvernement pour accélérer le processus de compression du personnel du Cirque d’hiver à la rentrée… »_

Ainsi Pierre Desproges commençait-il son éloge funèbre de Guy Bedos, en janvier 1986, au moment où ce dernier fêtait vingt ans de carrière, sur Antenne 2, entouré de ses amis. Devant un pupitre, égrenant ses notes, Desproges poursuivait un monologue hilarant, d’un indicible plaisir partagé, d’une ironie féroce : « Bedos est parti. Le froid coup de poing du destin nous atteint en plein hiver, glacé comme un marron. Même Minute, où Bedos n’avait pas que des amis, trouve quelque accent de dignité, sous la plume d’Adolphe Croix de Feu, pour exprimer la sincérité de son deuil. Je cite Minute : “Chouchou de l’intelligentsia cosmopolite de l’avenue Foch, le pétomane pro-palestinien Guy Bedos, né Bedostein, vient de passer l’arme…” Où ça ? À gauche évidemment ! Guy Bedos n’était pas parfait, mais il avait beau être de gauche, on ne m’ôtera pas de l’idée que c’était un honnête homme. Et puis, Dieu m’écartèle, si possible sous anesthésie générale, qui y a-t-il de vraiment infamant que d’être de gauche ? […] Et finalement, être de gauche, ça vous pose un homme. Aussi sûrement qu’être de garenne vous pose un lapin ! Être de gauche, c’est aussi et surtout se dresser contre les injustices sociales chaque fois que votre calendrier des loisirs vous en laisse le temps ! Et peu d’humoristes se sont engagés dans cette voie avec autant de cœur que ce comique troupier néocastriste dont je salue ici la dépouille mortelle […]. Guy Bedos, Dieu ait son âme… et moi-même, Dieu lâche la mienne [le pote Desproges disparaîtra deux ans après cette vaste rigolade, NDLR]… Parfois, j’ai honte d’être un nanti, pas seulement un nanti sémite, mais un nanti tout court. Quand je pense qu’en une soirée il m’arrive de gagner l’équivalent de trois mois de salaire d’un ouvrier alors que de son vivant Guy Bedos gagnait l’équivalent de six mois d’un cadre supérieur… J’ai honte ! […] Tu peux compter sur moi. Je saurai m’occuper de ta veuve et de ton cher public. » C’est peu dire que Bedos était… mort de rire, ébloui par cette faconde. Six ans auparavant, il avait déjà essuyé la verve sévèrement amicale du procureur Desproges au « Tribunal des flagrants délires », sur France Inter.

Il avait « mal au monde »

Qu’est-ce qu’être de gauche ? Plus intuitive que rationnelle, plus sensible que cérébrale, la réponse n’est pas simple. Jusqu’à ce malheureux 28 mai, on pouvait au moins dire : je suis avec Guy Bedos, je partage ses colères et ses indignations. Être avec lui pour les immigrés, contre tous les racismes, pour le droit au logement, contre l’homophobie et le machisme, être pour les peuples palestinien ou syrien… Il était pour toutes les grandes causes sans l’ombre d’une démagogie et – un comble pour un homme de spectacle ! – sans la moindre théâtralité. Il pouvait aller manifester un matin glauque avec cinquante militants du DAL, sans micro ni caméra, appelé seulement par une conscience tyrannique. « J’ai mal au monde », disait-il. Il était protégé de la « bien-pensance » par un humour vache et une dent dure, Et parce qu’il était un homme libre. « Je ne suis pas socialiste, je suis de gauche », aimait-il à répéter. Il avouait une faiblesse pour Mitterrand, pour sa culture et son charisme, mais il était capable de ce trait assassin : « En 1981, j’ai voté Mitterrand les yeux fermés. En 1988, en plus, je me suis bouché le nez. » Il nous a donné les mots pour exorciser notre malaise. Il détestait Valls et toute « la gauche de droite ». Avec tout ça, il ne pouvait qu’être notre ami. Il aimait Politis, et nous l’aimions. Dans son dernier livre, il disait encore son attachement à notre journal. Et s’il fallait garder un souvenir, ce serait cette soirée délicieuse après une représentation du Jaurès de Jérôme Pellissier. Nous avions ri… des vacheries de Mitterrand.

Denis Sieffert

Pour sûr, avant de retrouver son « cimetière d’amicalités », comme il disait (Sophie Daumier, Simone Signoret, Barbara, Marcello Mastroianni, Jean-Pierre Marielle et tout récemment, quatre jours avant lui, Jean-Loup Dabadie, qui avait écrit plusieurs de ses sketches parmi les plus connus, tels Bonne fête, Paulette, Le Boxeur ou La Drague), Bedos en a rempli des salles, du Cirque d’hiver au théâtre du Rond-Point, un peu partout en province, en plus de cinquante ans de carrière et d’humour vache. Il le savait : s’il a rempli les salles, c’est qu’il avait su rester fidèle à lui-même. Comédien, humoriste, écrivain. Guy Bedos était un couteau suisse du spectacle vivant. Né le 15 juin 1934 à Alger, il grandit dans cette Algérie coloniale, entre un beau-père raciste, qui distribue les taloches, et une mère pétainiste. Il restera toujours marqué par cette figure maternelle imposante, dans un rapport de répulsion-fascination.

Le frais et fringant Bedos débarque à Paris à 15 ans, intègre quelques années plus tard l’École de la rue Blanche. En 1955, il fait sa première apparition dans le film Futures Vedettes, de Marc Allégret. La voix est déjà posée, chaude, fleurant la rocaille. S’y ajoutent des ingrédients de base, des influences, les rencontres de Vian, Prévert et Billetdoux. Dix ans plus tard, en 1965, il entame sa carrière d’humoriste, avec Sophie Daumier pour partenaire (sur la scène et dans la vie). C’est dire si Bedos a accompagné nos existences. Il conjuguera toute sa vie les planches et le cinéma. Avec des dates marquantes. En 1962, dans Le Caporal épinglé, de Jean Renoir ; plus tard, en 1970, dans Le Pistonné, de Claude Berri. Son premier livre, Je craque, est publié en 1976. Guy Bedos y évoque son enfance, le début de sa carrière et ses convictions politiques. Dans ces années giscardiennes, il sera tôt blacklisté dans les médias (à l’exception de Michel Drucker, dont il est l’invité régulier). La même année, il tourne pour Yves Robert Un éléphant ça trompe énormément, puis Nous irons tous au paradis, du même réalisateur.

Bedos est allé de succès en succès, de rencontres en collaborations fidèles. Molière du meilleur one-man-show en 1990, dirigé par Patrice Chéreau (Contre l’oubli), il joue encore La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht, poursuit ses écritures au parfum autobiographique, collabore très tôt à Siné Hebdo, parcourant les scènes, s’efforçant, en sale gosse, « de faire du drôle avec du triste ». Parfois pas mécontent de lui, parfois roublard, nostalgique, dans une séduction permanente, avec un besoin d’être aimé, se disant « aussi féministe qu’un homme du Sud peut l’être », provocateur malicieux (son sketch des Salopes est un éblouissant sommet), railleur. D’une élégance suprême. Peut-être plus italien que pied-noir, tragédiant dans la dolce vita. Follement touchant.

« Il y a toujours chez les grands comiques une puissance tragique qui fait que leur voix est urgente, commente Thierry Illouz, dramaturge, autre pensionnaire du théâtre du Rond-Point, parce que leur parole et leur impertinence attendent quelque chose, sans rien demander jamais. Ce qu’ils attendent : un rire au mieux, un crachat au pire. Guy Bedos avait la force d’affronter ce risque-là, en défiant, en osant, à la seule bougie de l’intelligence et de l’esprit, fixer, le sourire aux lèvres, l’ennemi dans les yeux. L’avoir croisé, l’avoir rencontré, avoir entendu cet homme monumental confier des douleurs d’enfance m’a confirmé que cette force comique n’est pas un artifice mais un combat véritable contre les ravages les plus intimes et les plus collectifs. C’est cela, être engagé, non pas une posture, mais une danse sur le gouffre, non pas seul, mais avec et pour tous les autres danseurs. »

Résolument à gauche, donc, comme s’en amusait Desproges. C’était aussi ça, Bedos. Jamais encarté, toujours engagé. Auprès de la Ligue des droits de l’Homme, aux côtés de Droit au logement (DAL), signataire du manifeste contre le délit de solidarité. Aux aguets. Avec une éclatante marque de fabrique, chez lui qui affectionnait particulièrement les journaux : la revue de presse. Fameuse, vitriolante et drôle, lucide et corrosive. Ça remet loin, en 1975. Une revue ouvertement politisée, puisant dans l’actualité, d’une citation à l’autre, enfilant ses commentaires comme des fiches cuisine.

Guy Bedos a fait école. Christophe Alévêque en est le plus bel exemple. « Voir ce mec sur scène, reconnaît-il, quand on a 17 ans, c’est dingue ! Pour moi, cela a été une révélation. Je me suis dit : je veux faire ça. Peut-être que si Bedos n’était pas passé par là, beaucoup n’auraient pas fait ce métier. On était en parfaite osmose, malgré nos trente ans de différence. C’était aussi un généreux et un sensible, qui ne faisait pas semblant. Un mec accroché à la réalité du terrain. » En décembre 2013, au moment où il tirait le rideau (celui de la scène), Guy Bedos nous confiait : « Il est prudent d’arrêter avant d’être arrêté. Cela aura été une belle histoire. » Une très belle histoire. Merci.

Culture
Temps de lecture : 7 minutes
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