Belgique : Un passé colonial qui ne passe plus

Longtemps cachée sous le tapis, la colonisation du Congo, d’une violence inouïe, s’invite au cœur de l’actualité du royaume, alors que son enseignement n’est toujours pas obligatoire à l’école.

Raphaël Badache  et  Thomas Porlon  • 26 août 2020 abonné·es
Belgique : Un passé colonial qui ne passe plus
Une « visite décoloniale » à Matonge, le quartier africain de Bruxelles.
© Raphaël Badache

Sous la grisaille bruxelloise des premiers jours de l’été, au cœur d’une vaste place sans âme balayée par le vent, Mireille-Tsheusi Robert enchaîne les interviews. Aux -caméras belges, françaises et états-uniennes qui lui font face, cette figure du militantisme, née de parents congolais, répète inlassablement les mêmes mots : « Ce que nous voulons, c’est qu’elle dégage de là pour aller au musée. Elle me donne la nausée. Elle représente la honte de la Belgique. » En cause, l’imposante statue équestre qui trône -derrière la -présidente de l’association antiraciste Bamko. Celle de Léopold II, roi des Belges (1), sur laquelle sèchent des inscriptions peintes en rouge durant la nuit : « Assassin », « Dix millions de morts ».

À quelques mètres de la statue, trois -personnes cachent des bâches derrière des haies. Au loin, des voitures de police patrouillent discrètement, quand soudain, guidé par Mireille-Tsheusi Robert, un homme escalade la statue avec difficulté, la recouvre partiellement et l’enserre de cordes. « C’est un génocidaire ! » crie la militante de 39 ans, avant de déguerpir pour éviter l’arrestation. « Nous devions marquer le coup pour ce jour si symbolique », explique-t-elle plus tard, au calme.

Ce jour, c’est le 30 juin, date du soixantième anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo. À cette occasion, le roi Philippe vient d’exprimer ses « plus profonds regrets » pour les « souffrances » infligées aux Congolais durant la colonisation. Des mots inédits pour un souverain belge, alors que la royauté a toujours occulté cette période inaugurée par Léopold II en 1885. Cette année-là, à Berlin, les puissances européennes se partagent l’Afrique et permettent au roi belge de faire du Congo, grand comme quatre-vingts fois la Belgique, sa propriété personnelle. Celui-ci administre le territoire avec une violence inouïe qui coûte la vie à plusieurs millions de Congolais – les -historiens sont toutefois incapables de -parvenir à un consensus sur le nombre de morts. En 1908, le roi, critiqué de toute part, criblé de dettes, cède « son » Congo à l’État belge, qui ne modifie pas en profondeur l’exercice brutal du pouvoir et s’assure pendant des décennies une prospérité inespérée, notamment à travers le commerce du caoutchouc.

Vagues contraires

Désormais, ce passé colonial ne passe plus en Belgique. Comme en France, la mort de George Floyd a agi tel un catalyseur. Depuis le rassemblement de quelque 10 000 personnes à Bruxelles, le 7 juin, en soutien au mouvement Black Lives Matter, des statues de Léopold II et de colons sont régulièrement dégradées, principalement en Wallonie. Les débats s’invitent sur les plateaux de la RTBF, la télévision publique belge. Et voilà qu’à Mons une étudiante lance une pétition pour demander le retrait d’un buste du roi colonisateur qui décore une salle de sa faculté.

Dans sa petite chambre universitaire, Marie-Fidèle Dusingize raconte : « En tant qu’Afrodescendante, lorsque vous tombez sur cette statue, c’est dur. Peut-être que les personnes non racisées ont du mal à le comprendre, mais elle incarne la violence coloniale qu’ont connue nos ancêtres. Elle renvoie aussi à cette idéologie de la pseudo-infériorité des personnes noires, encore vivace aujourd’hui. » L’université accède à sa demande, récoltant applaudissements et messages incendiaires. Direction la réserve pour Léopold II.

Eux ne veulent plus entendre parler de déboulonnage ou d’excuses pour un passé qu’ils assument fièrement. Au petit matin, à l’abri des caméras d’une presse belge jugée partiale, un groupe de trentenaires s’est donné rendez-vous dans les majestueux jardins du Musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren, commune flamande voisine de Bruxelles. Ils viennent nettoyer un buste de Léopold II recouvert de peinture rouge. Leur première action collective. Derrière cette initiative, montée en toute discrétion sur WhatsApp, un élu communal bruxellois sans étiquette, Aymeric de Lamotte. « Le Belge qui est fier de son histoire n’éprouve pas le besoin de s’organiser, assure cet avocat de 30 ans_. Mais il va peut-être falloir le faire face aux vandales et à l’indifférence des pouvoirs publics. »_

L’action se veut apolitique. Pour la photo, le petit groupe est rejoint par une quinzaine de personnes de tous âges. La colère est perceptible. Sous un soleil de plomb, on brandit le drapeau belge, on défend l’image d’un Léopold II « bâtisseur », « visionnaire », « à l’origine de la grandeur de la Belgique ». On parle des « bienfaits » d’une colonisation qui aurait offert aux Congolais « la culture » et « l’alphabétisation ».

« On sent qu’on est en train de s’attaquer à notre patrimoine et, quelque part, on se sent menacés culturellement », assène Aymeric de Lamotte. « Ils ont une vision de l’histoire ; j’ai une vision de l’histoire, renchérit un autre “nettoyeur”, Benoît Mahiat, dont le père et le grand-père ont vécu dans l’ancien Congo belge. Qui va devoir faire des concessions vis-à-vis de qui ? C’est la grande question. »

L’école amnésique

Encore faudrait-il que l’histoire soit connue. En Belgique, l’enseignement de la colonisation au Congo, au Rwanda et au Burundi – deux pays sous pouvoir belge de 1916 à 1962 – n’est toujours pas obligatoire. Ni au collège, ni au lycée, ni à l’université. « Moi le premier, je n’ai reçu aucun cours sur le sujet durant ma scolarité, raconte Romain Landmeters, doctorant à l’université Saint-Louis-Bruxelles, spécialiste de la transmission du passé colonial. On va par exemple vous parler de la conquête britannique dans les Indes et jamais évoquer le cas belge. Vous n’imaginez pas à quel point c’est fréquent. » En 2016, effaré par la méconnaissance des étudiants, l’enseignant mène avec ses confrères une étude au sein de sa faculté. Le résultat est éloquent : près d’un tiers des nouveaux inscrits en sciences humaines ne savent pas que la Belgique fut une puissance colonisatrice. Début 2020, Romain Landmeters décide d’agir. Il cosigne une tribune appelant à rendre obligatoire l’enseignement de la colonisation belge, il demande des rendez-vous à son ministère. Rien ne bouge. Cachons cette histoire que nous ne saurions voir.

Mais, là aussi, tout s’accélère depuis le rassemblement Black Lives Matter. Interpellée par Cécile Djunga, comédienne et ancienne présentatrice météo de la RTBF, la ministre de l’Enseignement francophone, Caroline Désir, répond dès le lendemain sur Facebook : elle promet une évolution des programmes. La Belgique étant une machine complexe, l’enseignement de l’histoire de la colonisation belge devrait être rendu obligatoire en… 2026.

« Les clichés coloniaux agissent toujours comme un frein à l’épanouissement des Noirs, ici et maintenant, explique Mireille-Tsheusi Robert. Tant que l’on ne parviendra pas à éduquer, ces stéréotypes se perpétueront. » La présidente de Bamko cite souvent une étude de la Fondation Roi-Baudouin, publiée en 2017, qui montre l’ampleur des discriminations en Belgique : le taux de chômage des Afrodescendants est quatre fois plus élevé que la moyenne du pays, alors qu’ils sont 60 % à être diplômés de l’enseignement supérieur, contre 33 % pour l’ensemble de la population.

Vers la réconciliation ?

Des militants n’ont pas attendu les pouvoirs publics pour éduquer les jeunes Belges. Le collectif Mémoire coloniale organise depuis 2013 des visites décoloniales à Namur, à Liège, à Charleroi et bien sûr à Bruxelles. Ces parcours visent à enseigner l’histoire à travers les statues et monuments qui rendent hommage aux figures de la colonisation. Et ils sont nombreux au sein du royaume ! Près de soixante-dix rien que pour la région bruxelloise, sans compter les centaines de plaques ornant les rues.

Covid oblige, seules quinze personnes, majoritairement des lycéens et des étudiants, sont présentes pour cette première visite dans la capitale depuis le début de la crise sanitaire. La guide, Stéphanie Ngalula, entame. « Qui parmi vous a déjà eu des cours sur l’histoire coloniale belge ? » Aucune main ne se lève. « C’est toujours, toujours pareil », confie-t-elle. Pendant une heure, la militante arpente Matonge, le quartier africain de Bruxelles, et ses alentours, révélant aux participants une ville qu’ils traversent sans vraiment la regarder. Elle en profite pour les sensibiliser aux concepts émergents, tels le privilège blanc ou la non-neutralité de l’espace public.

Remarquable de discrétion sur ces questions, la classe politique belge s’active. En juillet, une résolution visant à décoloniser l’espace public bruxellois a été adoptée par le Parlement régional. C’était l’un des souhaits de Kalvin Soiresse Njall, cofondateur de Mémoire coloniale, devenu député l’année dernière. « C’est primordial, assure l’élu écologiste_. Les liens entre la mémoire coloniale et le racisme restent très forts ici. Il faut contextualiser les vestiges coloniaux, mettre en avant des résistantes et des résistants à cette période et déplacer des statues. »_ Un groupe de travail va voir le jour et présentera son rapport l’année prochaine.

Au niveau national, le Parlement fédéral a donné son accord au début de l’été pour la création d’une commission « vérité et réconciliation ». Elle devra examiner les responsabilités des diverses institutions belges dans la colonisation du Congo, du Rwanda et du Burundi. Un travail titanesque. Mais, déjà, des polémiques éclatent autour de la désignation des membres de cette commission. Aucun doute, la Belgique s’apprête à vivre une rentrée agitée.

(1) Roi de 1865 à sa mort en 1909, Léopold II est l’arrière-arrière-grand-oncle de l’actuel souverain, Philippe.

Société Monde
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