Au Portugal, le pont qui cache la mémoire

L’extrême droite a réalisé une percée historique lors du scrutin présidentiel du 24 janvier, rompant ainsi l’exception en Europe, sinon dans le monde, qui avait cours depuis la chute du régime de Salazar, en 1974.

Nadia Vargaftig  • 3 février 2021
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Au Portugal, le pont qui cache la mémoire
Le pont Salazar, renommé pont du 25-Avril pour commémorer la révolution des Œillets, à Lisbonne.
© Philip Lee Harvey / Cultura Creative / Cultura Creative via AFP

L’élection présidentielle portugaise du dimanche 24 janvier a attiré l’attention sur notre voisin ibérique. Le Portugal révèle un paradoxe français, en ce qu’il est à la fois familier et mal connu. Familier en raison d’une histoire migratoire héritée de la seconde moitié du XXe siècle et des liens culturels étroits qui en ont découlé. Depuis les années 2010, le pays est aussi devenu le paradis des expatriés français, retraités ou non, attirés par une réputation d’accueil et des conditions fiscales très engageantes. Destinations touristiques bon marché perfusées par les vols low cost, Lisbonne et Porto cèdent sous la pression spéculative du modèle porté par Airbnb et l’on assiste à la gentrification massive de leurs centres-villes.

Ces liens économiques et la présence en France de familles luso-descendantes, souvent présentées comme un « modèle » d’intégration par opposition aux familles originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, ne cachent pourtant pas la méconnaissance de l’histoire contemporaine portugaise et la permanence des clichés attachés à ce « petit pays tranquille », qui a vécu presque la moitié du siècle dernier sous la dictature d’António de Oliveira Salazar (1889-1970), l’Estado Novo (1933-1974). Les longues et tragiques guerres d’indépendance africaine ont finalement eu raison du régime, six ans après l’accident vasculaire cérébral de Salazar, littéralement tombé de sa chaise le 4 août 1968 et mort le 27 juillet 1970.

La Méditerranée, mer de migrations La Méditerranée est devenue un cimetière pour les personnes migrantes. Mais ces flux, ces brassages, allers comme retours, conquêtes ou voyages de savants, marchands, pèlerins, militaires, diplomates, espions, travailleurs ou exilés, sont très anciens et produisent des cultures et des sociétés mêlées. Plus de soixante-dix spécialistes, géographes, historiens ou politistes, se sont associé·es pour offrir ce magnifique et nécessaire Atlas des migrations en Méditerranée. Trajets, étapes, durées, motivations, contraintes politiques et naturelles, effets, tout est analysé et cartographié. L’entreprise, ambitieuse, est une source infinie de réflexion. Laurence De Cock et Mathilde Larrère Atlas des migrations en Méditerranée. De l’Antiquité à nos jours Virginie Baby-Collin, Sophie Bouffier et Stéphane Mourlane (dir.), Actes Sud, 288 pages, 35 euros.
Le fossé est frappant entre cette méconnaissance et les progrès de la recherche historique menée depuis la révolution des Œillets du 25 avril 1974. Les chantiers historiographiques sont nombreux, d’une grande vitalité, et continuent de lever le voile sur ce régime et cette période complexes. On en a ainsi longtemps interrogé l’unicité et l’appartenance à la famille des fascismes européens nés de la Première Guerre mondiale. Système corporatif, rapports avec l’armée, organisation de la censure et de la surveillance, complicité de la hiérarchie catholique et des intérêts capitalistes, propagande et organisations de jeunesse, structure impériale, politique étrangère, dispositifs répressifs : tout ou presque a été scruté ou est en passe de l’être pour sortir l’Estado Novo d’une historiographie nationale qui aime présenter le destin du pays comme une « exception », cas irréductible de l’histoire européenne, voire mondiale. Prendre la mesure de l’héritage salazariste apparaît donc comme une double exigence : l’établissement des faits et le rappel des violences d’État, bien sûr, mais aussi la place de l’homme et du régime dans les enjeux mémoriels du Portugal actuel.

À cet égard, le score d’André Ventura, le candidat du parti populiste d’extrême droite au nom éloquent, Chega ! (« Ça suffit »), sonne comme un retour aux réalités de la situation européenne et mondiale, confrontée aux progrès de formations politiques xénophobes et à l’émergence de figures incarnant le renouveau du nationalisme, du racisme et de l’intolérance vis-à-vis de groupes dits minoritaires. Marine Le Pen est venue soutenir Ventura quelques jours avant le scrutin et n’a pas manqué de souligner le caractère exemplaire des travailleurs portugais installés en France, jouant sur la vieille rhétorique des « bons » et des « mauvais » immigrés. Avec près de 12 % des suffrages et arrivé en troisième position, Ventura ne se réclame pas pour autant de l’héritage salazariste et ne puise pas outre mesure dans le répertoire nostalgique de la grandeur passée du Portugal. Son discours est d’abord un discours d’hostilité aux institutions européennes, aux migrants et aux populations roms. Ainsi a-t-il proposé que ces dernières fassent l’objet d’un confinement spécifique en raison de leurs prétendues mauvaises habitudes d’hygiène, stigmatisation nauséabonde que l’on retrouve lorsqu’un Jair Bolsonaro parle des populations amazoniennes du Brésil.

Les enjeux de mémoire n’ont pas fini d’occuper celles et ceux qui observent le pays, et même si le pont emblématique de Lisbonne a changé de nom, de pont Salazar à pont du 25-Avril, les vives polémiques autour du projet d’un musée Salazar aux contours mal définis, en 2019, montrent combien ce passé n’est pas passé.

Nadia Vargaftig Maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Autrice de Des empires en carton. Les expositions coloniales au Portugal et en Italie (1918-1940), Casa de Velazquez, Madrid, 2016.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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