« Un pas de géant dans la justice climatique »

Pour Marta Torre-Schaub cette décision s’inscrit dans un mouvement mondial de pression sur les États et les multinationales.

Vanina Delmas  • 10 février 2021 abonné·es
« Un pas de géant dans la justice climatique »
© Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Le rapport 2020 du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) sur les litiges climatiques fait état de 1 550 actions en justice liées au changement climatique dans 38 pays différents. Le double d’il y a trois ans. Avec l’Affaire du siècle et le recours déposé par la ville de Grande-Synthe, la France a rejoint cette nouvelle forme d’activisme. Pour Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS et responsable du réseau Droit et changement climatique à l’université Paris-I, les juges jouent parfaitement leur rôle et l’Affaire du siècle marque « un pas de géant » dans ce mouvement mondial pour la justice climatique.

L’Affaire du siècle est-elle historique ?

Marta Torre-Schaub : C’est un pas en avant dans la justice climatique en France, dans la continuité de ce qui a été ébauché avec l’affaire de Grande-Synthe. Cette fois, le juge va plus loin en se prononçant sur la question de la responsabilité de l’État, de la carence fautive et du préjudice écologique à visée climatique. C’est un pas de géant.

En 2018, François de Rugy, alors ministre de la Transition écologique, avait rétorqué que « ce n’est pas dans un tribunal qu’on va faire baisser les émissions de gaz à effet de serre ». Que peuvent vraiment les juges et les tribunaux sur ces sujets climatiques et écologiques ?

Je pense que les juges ont tout à fait leur place car on leur demande d’interpréter des faits à la lumière des textes qui existent ou qui sont incomplets, insuffisants. Par conséquent, ils n’outrepassent ni leurs pouvoirs ni leur fonction : ils s’en tiennent à leur office de contrôle de la législation existante et de l’action publique. Pour l’instant, on ne demande pas aux juges de changer le droit mais de se prononcer sur des situations précises, considérées comme insuffisantes, ou de qualifier les faits pour estimer s’il s’agit d’un préjudice ou pas. Je pense que c’est absolument dans leur rôle de se prononcer sur ce genre de question à partir du moment où des citoyens estiment que l’État ne remplit pas ses fonctions ou agit trop lentement. Concernant l’Affaire du siècle, le juge devait dire s’il y avait un préjudice écologique lié à des questions climatiques. En reconnaissant le préjudice écologique, qui relève du droit civil et de la responsabilité civile, le juge administratif a fait preuve d’ingéniosité car il a établi une passerelle entre le droit civil et le droit administratif. C’est très novateur sur la question climatique et environnementale.

Quels cas récents vont dans le même sens ?

Dans les années 1990, le lien de causalité a été établi dans des affaires entre certaines maladies et l’utilisation de l’amiante. Cela a été fait par les juges civils dans le cadre des conflits du travail pour des maladies professionnelles subies par des travailleurs, et cela avait été également reconnu par le juge administratif concernant des fautes de l’administration. Ensuite, il y a eu le cas des algues vertes dans les Côtes-d’Armor, en Bretagne. Ces marées vertes extrêmement toxiques ont causé la mort d’un cheval et d’un homme qui transportait ces algues vertes en 2009. Le juge a reconnu que l’émergence et la prolifération de ces algues sur les plages étaient bien dues à des relâchements de nitrates provenant de certaines usines et fermes. Dernier exemple : le naufrage du pétrolier Erika en 1999 au large des côtes bretonnes, qui avait causé une marée noire sur le littoral. Le groupe Total, affréteur du navire, a été jugé responsable de la catastrophe. La Cour de cassation n’avait pas suivi la position de l’avocat général et était allée plus loin que la cour d’appel dans son jugement, et le juge civil a reconnu pour la première fois le préjudice écologique, c’est-à-dire non seulement causé à l’homme, aux biens mais également à la nature, aux écosystèmes. On voit donc qu’au fil des années les juges ont fait preuve de progressisme, ont pris des décisions dans l’air du temps des crises écologiques et environnementales que nous connaissons.

Le mouvement pour la justice climatique n’est pas si nouveau…

La justice climatique a pris de l’essor au début des années 2000, avec les premières affaires climatiques aux États-Unis et en Australie. C’est arrivé en Europe plus tardivement, notamment avec l’affaire Urgenda aux Pays-Bas : en juin 2015, le tribunal d’instance de La Haye a ordonné au gouvernement de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Quelques mois plus tard avait lieu la COP 21 à Paris, qui a fortement contribué à développer le mouvement de la justice climatique en Europe : les ONG se sont rendu compte que cette première décision de justice était décisive. Puis le levier judiciaire a été activé par des associations, mais aussi par des collectivités locales, des communes qui ont attaqué l’État sur ses carences en matière de lutte contre le changement climatique.

En France, l’action en justice portée par la ville de Grande-Synthe et l’Affaire du siècle marquent un coup d’accélérateur. Ce mouvement est vraiment mondial : il y a eu des actions en Inde, au Pakistan, au Japon, en Afrique notamment pour faire annuler des autorisations de projets d’exploitation minière en s’appuyant sur l’argument climatique. D’ailleurs, les multinationales sont de plus en plus visées par des actions en justice, notamment des entreprises pétrolières : Exxon Mobil aux États-Unis ainsi que d’autres carbon majors, Shell aux Pays-Bas… En Allemagne, un paysan péruvien et l’ONG Germanwatch ont attaqué le géant de l’énergie RWE, l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre de la planète, pour lui demander de rembourser les frais engagés par l’agriculteur, contraint de s’adapter à la montée des eaux dans son pays. En France, des collectivités territoriales et des associations (1) ont assigné Total au tribunal pour dénoncer son inaction climatique et obliger le groupe à revoir son plan de vigilance pour mieux respecter les objectifs de l’accord de Paris.

Quelle est, selon vous, la principale limite de ce mode d’action ?

C’est effectivement un levier d’action intéressant pour la société civile ou les collectivités. En revanche, le temps des diverses urgences – écologiques, climatiques – est différent du temps judiciaire. Par conséquent, porter une affaire devant les juges va forcément prendre beaucoup plus de temps qu’il ne faudrait pour résoudre une situation de crise. La voie judiciaire est nécessaire, mais pas du tout suffi- sante. Saisir la justice pour ces affaires liées à l’écologie permet des avancées juridiques, de faire progresser le droit et d’inscrire une forte valeur symbolique. Celle-ci doit être complé- tée par une action politique décisive, faute de quoi elle restera circonscrite au prétoire et donc trop casuistique.

(1) Arcueil, Bayonne, Bègles, Bize-Minervois, Centre Val de Loire, Champneuville, Correns, Est-Ensemble Grand Paris, Grenoble, Mouans-Sartoux, Nanterre, La Possession, Sevran et Vitry-le-François, Notre affaire à tous, Sherpa, ZEA, les Éco Maires et France nature environnement.

Écologie
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