Aires d’accueil pour gens du voyage : un racisme environnemental

Dans une étude, le juriste William Acker montre que les zones où vivent les Voyageurs sont les plus polluées. Il plaide pour une convergence entre leurs luttes et celles des écologistes.

Vanina Delmas  • 5 mai 2021 abonné·es
Aires d’accueil pour gens du voyage : un racisme environnemental
Sur l’aire d’accueil située près de Lubrizol, les familles n’avaient reçu aucune proposition d’évacuation sérieuse après l’accident de l’usine.
© Sameer Al-DOUMY/AFP

Depuis 2019, le juriste William Acker effectue un travail que les autorités publiques auraient dû faire depuis des années : recenser des lieux dits d’accueil, attribués par les collectivités aux « gens du voyage ». Et montrer qu’ils sont systématiquement parqués dans des environnements pollués. Son livre (1) redonne aussi une voix à des personnes invisibilisées et maltraitées depuis des siècles. Originaire d’une famille de Voyageurs, William Acker raconte son héritage familial à travers les lieux traversés, habités, subis. « Chaque visage s’associait à un lieu : des rues que de nous, des zones commerciales ou industrielles, des terrains inondables, des espaces de goudron et de grillages, des lieux réservés aux “gens du voyage” », écrit-il. William Acker ne revendique aucun rôle de porte-parole ou politique mais espère que son travail deviendra un outil de lutte que les habitant·es d’aires d’accueil, les politiques, les journalistes, les écologistes s’approprieront pour bousculer les idées reçues.

Votre inventaire critique révèle que, sur les 1 358 aires d’accueil en France, la moitié sont polluées et 70 % sont isolées. Y a-t-il eu un déclic pour vous ?

William Acker : Je sais depuis l’enfance que les aires d’accueil sont installées à proximité de déchetteries. Mais plusieurs rencontres m’ont servi de déclic : d’abord avec Lise Foisneau, une chercheuse qui documente depuis longtemps les questions d’inégalités environnementales dans les aires d’accueil. Puis avec différents collectifs d’habitants qui luttent au quotidien, notamment les femmes d’Hellemmes-Ronchin près de Lille qui dénoncent les pollutions subies sur leur aire, située au pied d’une usine de béton, à proximité de champs traités aux pesticides… Enfin, en 2019, l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen a mis un gros coup de projecteur sur ce sujet. C’était choquant que les habitants de l’aire d’accueil du Petit-Quevilly, à 500 mètres de l’usine, n’aient pas été pris en compte ! Les familles n’ont reçu aucune proposition d’évacuation sérieuse. N’étant pas considérée comme zone d’habitation, l’aire d’accueil était mal intégrée au plan de prévention des risques et n’avait pas d’équipement de confinement. Tout le monde a été soumis directement aux fumées pendant toute la durée de l’incendie. C’était tout simplement une question de dignité humaine !

Lubrizol n’est que la partie émergée de l’iceberg : les aires d’accueil à proximité de sites Seveso sont nombreuses. À Saint-Germain-en-Laye, elle est à côté de l’usine de traitement des eaux du service public de l’assainissement en Île-de-France, classée site Seveso seuil haut, et qui a connu un incendie en 2018…

Comment avez-vous procédé pour cet inventaire ?

Notre société a besoin de chiffres pour qu’un sujet soit entendu et prenne une dimension politique. C’est un travail sur le long terme que j’ai médiatisé dès le début sur les réseaux sociaux en publiant des recensements par département avec des vues aériennes. J’ai recueilli d’autres témoignages, des informations de terrain pour affiner les caractéristiques des nuisances. Mes premiers repérages permettaient seulement d’identifier les nuisances visibles du ciel. Les témoignages directs ont mis en exergue tout ce que les gens subissent au quotidien : les pollutions des sols, de l’eau, les inondations, les odeurs d’usine, les vibrations incessantes…

Pourquoi affirmez-vous aujourd’hui que les Voyageurs subissent du racisme environnemental ?

La notion de racisme environnemental crée des passerelles pour réfléchir globalement à ce sujet à l’intersection de l’écologie, du social et des questions raciales. Elle est née aux États-Unis, portée par la communauté noire, qui dénonce les atteintes environnementales dans son quotidien. Je n’utilisais pas spécialement cette notion pour l’Europe et les Voyageurs, jusqu’à ce que des institutions s’en emparent. En 2020, le Bureau européen de l’environnement l’a fait, dans un rapport montrant que les populations roms d’Europe de l’Est vivent dans des quartiers pollués et relégués. Force est de constater que ce racisme environnemental correspond point par point au vécu des Voyageurs en France : des lieux choisis par la force publique pour une catégorie particulière de la population qui est historiquement appréhendée par des caractéristiques raciales, c’est-à-dire toutes les personnes vues comme « Tsiganes » dans l’imaginaire collectif. Et ces espaces sont systématiquement soumis à des pollutions. L’ampleur et le caractère systémique m’ont particulièrement surpris. Le mécanisme d’exclusion repose sur la base juridique qui est viciée et sur la volonté d’élus locaux de satisfaire leur électorat, très souvent réticent voire hostile à l’accueil de « Tsiganes » près de chez eux.

Pollution des sols, des eaux, inondations, odeurs d’usine…

Vous écrivez que « le voyage a longtemps été associé à une pratique proche de la nature », et qu’il est devenu « au contraire aujourd’hui un facteur d’éloignement des espaces naturels ». Pouvez-vous expliciter ?

Il y a autant de voyages que de Voyageurs, mais le voyage est historiquement lié à une pratique de la ruralité, puisque l’idée était aussi d’importer des produits manufacturés des villes vers les espaces ruraux. Dans les récits, le voyage est souvent associé à des paysages naturels, à des haltes dans une nature rurale. Aujourd’hui, les aires d’accueil ont déformé les schémas de voyage basés sur ces échanges économiques et sociaux au profit d’un nouveau schéma de haltes légales dans des lieux disponibles. Depuis les lois Besson, seules les communes de plus de 5 000 habitants doivent aménager des aires, alors que 94 % des communes de France sont sous cette jauge. Des territoires entiers sont donc dépourvus de ces haltes légales, tout en interdisant les installations dites illégales ou sauvages. Et sans halte, il n’y a plus de voyage. En outre, réduire les espaces d’accueil autorisés à des milieux urbains, souvent dégradés, collés à des zones industrielles, des autoroutes, des déchetteries, n’offre pas vraiment de liens avec la nature.

On découvre même que l’argument écolo est brandi par certains élus locaux pour dissimuler le racisme de leur politique locale…

Opposer l’écologie et le social est très fréquent, notamment dans les pétitions contre l’installation d’aires d’accueil. À Claye-Souilly (Seine-et-Marne), l’une d’elles devait être installée au pied de la plus grande décharge d’Europe, sous des lignes à haute tension, près de voies de TGV… Mais ce terrain fait aussi l’objet d’une activité d’agroforesterie, de circuits courts, de travail sur la biodiversité. La municipalité a alors brandi ces principes écologiques – louables et importants – pour refuser la construction de l’aire. Se focaliser sur les arguments écologiques évite d’entrer dans les véritables débats autour du racisme et du rejet. Ces oppositions se retrouvent aussi autour du sujet de la préemption de terrains agricoles, car certains Voyageurs en deviennent propriétaires pour en finir avec la précarité et les obstacles du droit à l’urbanisme. Exemple très récent : des Voyageurs ont acheté un terrain agricole en zone naturelle à une commune en Vendée. Quand le maire a réalisé que c’étaient des « gens du voyage », il a voulu préempter le terrain, mais le délai était passé. Il y a eu une énorme pression dans la ville et le maire s’est résolu à le racheter à dix fois le prix auquel il avait été vendu ! Voilà jusqu’où sont prêts à aller certains élus pour calmer leur population et éviter d’avoir des « gens du voyage » dans leur ville.

La santé environnementale des Voyageurs est-elle prise en compte par les pouvoirs publics ?

À ma connaissance, pas vraiment. Ce sont souvent des études au niveau d’une localité, ou sur l’hygiène générale des « gens du voyage », ce qui est assez critiquable. Certaines études se focalisent sur un point particulier comme le saturnisme. Les derniers chiffres de l’espérance de vie des « gens du voyage » datent de 2001 et montraient une moyenne inférieure de quinze ans à la moyenne nationale.

Les mêmes mécanismes ciblent les populations précarisées, racisées…

En revanche, les questions de santé sont au cœur des préoccupations des habitants, avant même le confort. Le collectif des femmes de l’aire d’Hellemmes-Ronchin ne cesse d’alerter sur le nombre anormal de cas de maladies pulmonaires et de peau, de cancers… À Gex (Ain), Édouard Guerdener craint énormément pour la santé de ses enfants, qui vivent sur l’aire d’accueil située au milieu de carrières, de sites d’enfouissement et de brûlage de déchets. Édouard mène aussi un combat contre la pollution des eaux aux alentours, et c’est intéressant de noter que cela agrège d’autres forces, comme des associations écologistes qui partagent cette lutte.

La justice environnementale peut-elle être un appui pour une convergence des luttes, au-delà des préjugés ?

Absolument ! Quand on observe les processus d’atteintes environnementales, on se rend compte qu’il y a toujours les mêmes mécanismes ciblant certaines populations : celles qui sont précarisées, racisées, assimilées à des marges et considérées comme ayant un faible poids électoral. Que ce soit sur le chlordécone en Martinique, la leucose bovine à La Réunion, l’accès à l’eau en Guadeloupe, les conditions de vie à Mayotte… Dans tous ces combats, il est important de réclamer le droit à la justice. En même temps, c’est une grande source d’espoir pour la convergence des luttes et pour l’internationalisation de la question environnementale. Des Voyageurs dénonçant les inégalités environnementales, il y en a énormément, et je ne les connais pas tous. Mais beaucoup ne sont pas écoutés au niveau local et n’ont pas d’appui, de relais. L’enjeu est donc de sortir un certain nombre de luttes de l’isolement.

(1) Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, William Acker, Éditions du Commun, 448 pages, 18 euros.

Pour retrouver le travail complet de recensement : https://visionscarto.net/aires-d-accueil-les-donnees

Idées
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