Dominique Cabrera : « L’essence du cinéma documentaire, c’est l’autre »

À l’occasion d’une rétrospective et d’un livre qui lui sont consacrés, Dominique Cabrera revient pour nous sur une partie de son œuvre.

Christophe Kantcheff  • 5 mai 2021 abonné·es
Dominique Cabrera : « L’essence du cinéma documentaire, c’est l’autre »
Dominique Cabrera sur le tournage de Chronique d'une banlieue ordinaire,nen 1992.
© J. Gayard

D ominique Cabrera. L’intime et le politique. Le titre du livre collectif consacré à la cinéaste fait résonner deux mots essentiels de son univers. C’est d’autant plus flagrant dans ses documentaires, qui font l’objet d’une rétrospective à Paris. « De la micro-histoire à la mise en récit de faits sociaux et historiques (la guerre d’Algérie, le mouvement des gilets jaunes…), on observe chez Dominique Cabrera une dialectique sensible qui relie le Je au Nous », écrit Julie Savelli, qui a dirigé l’ouvrage.

Nous avons proposé à la cinéaste non pas un entretien classique, mais un petit voyage réflexif à travers ses documentaires, pris séparément ou en groupe, dans un désordre chronologique mettant mieux en lumière des permanences et des évolutions, à la fois esthétiques et thématiques.

J’ai droit à la parole [1981]

C’est mon premier film et mon seul de « commande ». J’avais -rencontré quelqu’un qui travaillait à la Fédération nationale des centres Pact (1). Il m’a proposé de faire un film sur une cité à Colombes (Haut-de-Seine) où les habitants participaient à une expérience de démocratie participative : ils allaient être partie prenante de l’élaboration et de la construction de jeux pour les enfants en bas de chez eux. Le sujet et les personnages me passionnaient, et ceux-ci sont toujours présents pour moi.

Il y a deux ou trois ans, j’ai revu Rémi Gérard, le travailleur de la cité qui, entre-temps, était devenu un dirigeant de la -fédération. Ensemble, nous nous sommes rendus dans ce quartier de Colombes en souvenir du film. Nous avons retrouvé Mme Guillet, qui était la présidente de l’association des locataires en 1981. Nous étions très émus tous les trois. Ce qui était notamment extraordinaire, c’est que la voix de Mme Guillet, c’est-à-dire la marque de sa personnalité singulière, n’avait pas changé, alors qu’elle était très malade. Le temps, soudain, s’était aboli.

Sortie de l’Idhec (auquel a succédé la Femis), je n’avais presque pas de culture documentaire. Le documentaire était très peu enseigné, alors qu’aujourd’hui il y en a une floraison. J’ai d’ailleurs fait partie, justement, de ceux qui ont accompagné ce mouvement. J’ai réalisé ce film comme j’ai pu, en immersion dans la cité. En particulier, je voulais faire des plans-séquences, reliés dans mon esprit au cinéma de Maurice Pialat.

À la fin du film, l’élu coupe des morceaux de ruban tricolore lors de l’inauguration des jeux. En -faisant ce plan, je voyais la force du cinéma : les visages et les corps, les histoires singulières, la différence sociale entre les élus et les habitants, l’idée de la République qui les réunissait et, en même temps, la République impossible étaient comme cristallisés dans le plan-séquence.

Notes sur l’appel de Commercy [2019]

J’ai senti l’amour – terme qu’utilise l’un des protagonistes – qui circulait entre les participants, des gilets jaunes à Commercy. On dit souvent que c’est l’intérêt qui meut les êtres. Pourtant, je vois aussi beaucoup d’actions qui sont loin d’être inspirées par « les eaux glacées du calcul égoïste », selon la formule de Marx. Par exemple, la fierté d’être reconnu par les autres. Ou le plaisir d’échanger des idées.

Cela m’a toujours frappée dans les mobilisations ou les manifestations : c’est comme si, par moments, nous devenions poreux les uns aux autres, comme dans les histoires d’amour ou le processus de création. C’est vrai aussi sur un tournage. On a du mal à se quitter à la fin, un lien est né d’avoir été traversés ensemble par des émotions, des conflits, des rapports de force et de l’amour, d’avoir agi ensemble pour faire exister quelque chose de nouveau. C’est peut-être ce qui s’est passé entre les gilets jaunes à Commercy. Ils disaient qu’ils avaient été comme agrandis les uns par les autres.

Ce qui s’est dit à Commercy rejoint le titre de mon premier film : J’ai droit à la parole. Ils prenaient la parole. Leurs paroles, c’est de la pensée qui s’élabore, qui se cherche. Ce qui m’a touchée, c’est de sentir à quel point ces paroles étaient sincères, vraies pour ceux qui les prononçaient. J’avais été frappée par la forme cinématographique de leur premier appel : ils s’étaient filmés prenant la parole en un seul plan-séquence, sans faire de deuxième prise, s’exprimant tels qu’ils étaient, acceptant singularités, erreurs, force et fragilité avec une dignité à mille lieues de la « communication politique ».

Notes sur l’appel de Commercy est un film improvisé. J’ai tourné avec mon téléphone. J’avais le sentiment que ce qui se passait était extraordinaire au sens propre. Je ne pouvais pas ne pas documenter ces deux jours. J’ai porté mon attention sur la façon dont ils se représentaient pour ce deuxième appel. Cette écriture nouvelle, cette mise en scène particulière, était pour moi le signe que quelque chose d’important politiquement advenait. Une fois le film terminé, je l’ai donné aux gilets jaunes de Commercy.

Une poste à La Courneuve [1994]

Ce film a été réalisé en étroite collaboration avec la cheffe–opératrice Hélène Louvart, avec qui je travaillais pour la première fois, Xavier Griette au son et la sociologue Suzanne Rosenberg, en me rendant régulièrement pendant un an dans un bureau de poste situé dans un quartier où les difficultés sociales sont énormes, avec beaucoup de pauvreté et un grand sentiment d’abandon.

À mes yeux, la mise en scène consiste à trouver des manières de faire pour que quelque chose survienne qui révèle la complexité du réel, sa force. En l’occurrence, je voulais mettre en scène le rapport social entre les salariés de La Poste et ceux qui fréquentaient cette poste. Ils ne sont pas si loin socialement, et pourtant il y a un fossé entre eux : celui qui sépare la sécurité de l’insécurité, matérialisé par la vitre. Au début, j’ai pensé qu’il fallait placer la caméra du côté des personnes avec qui j’avais fait les préparations, c’est-à-dire les postiers. Nous avertissions tous ceux qui pénétraient dans le bureau de poste qu’un tournage y avait lieu et qu’ils pouvaient choisir d’être filmés ou non. J’avais montré mes films dans le quartier, expliqué mon projet. Mais, au bout de quelques jours, nous nous sommes rendu compte que les personnes de l’autre côté du guichet étaient mal à l’aise d’être filmées. Nous avons arrêté et avons tourné des séquences avec les postiers dans leur arrière-salle. Notamment celles des colis postaux : les gens ont fait des commandes mais ne viennent pas chercher les paquets pour ne pas avoir à les payer. C’était une manière pour moi de mettre les postiers en situation de parler, à travers leur travail, des personnes qui fréquentaient le bureau de poste.

Puis nous sommes allés dans la salle pour filmer non plus derrière la vitre mais directement. Les personnes étaient plus confiantes, comme dans un dialogue souvent sans mot. Et elles ont finalement utilisé ma caméra et notre -présence pour dire ce qu’elles éprouvaient, ce qui comptait pour elles. Le moment le plus fort a été la journée des allocations, quand les gens viennent toucher leur argent. Ils se sont mis à parler, à se montrer, ils comprenaient ce que je voulais faire et c’était leurs histoires qu’ils nous donnaient. C’était très fort.

Je voulais aussi montrer comment les salariés de La Poste, qui étaient jeunes et provinciaux, arrivaient (ou pas) à suppléer le manque de solidarité, l’absence de l’État. Il y a trop de monde et ils font face à des situations trop difficiles, mais ils donnent -énormément d’eux-mêmes pour que cela fonctionne de façon humaine.

Réjane dans la tour [1993]

Quand j’ai rencontré Réjane, j’ai été immédiatement touchée par sa personnalité. Sa façon d’être perdue tout en ayant une forte conscience d’elle-même. Il émanait d’elle une poésie extraordinaire. Le mieux, m’a-t-il semblé, était de la filmer quand elle accomplissait son travail. Je l’ai suivie en train de faire le ménage dans cette tour. Je voulais filmer exactement les gestes de son travail. J’avais eu des conversations au préalable avec elle pour élaborer ce dont elle voulait parler, ce qui comptait pour elle. Quand elle s’arrête et s’adresse à moi, ce ne sont pas des moments volés, c’est elle qui a décidé de s’exprimer sur sa vie, les difficultés qu’elle a rencontrées, sa solitude.

J’avais commencé à préparer un autre film avec elle et j’ai beaucoup regretté qu’elle ne souhaite pas continuer. Là, on touche un point essentiel du documentaire. Quand Réjane et moi faisons ce film ensemble, elle veut le faire et y apporte sa part. À partir du moment où elle ne le désirait plus, plus rien n’était possible. L’essence du cinéma documentaire, c’est l’autre. Il faut qu’un certain type de relation s’engage pour que le film puisse avoir lieu.

Ici là-bas [1988] Rester là-bas [1992] Grandir [2013]

Dans ces trois films, il est question de l’Algérie et des pieds-noirs. Ma famille est pied-noire. La dernière fois que j’ai vu mon père avant sa mort, nous avons regardé ensemble Ici là-bas, où il y a des moments un peu abrupts à propos de l’Algérie et de la colonisation. Même si le film contient aussi un extrait de La Règle du jeu, de Jean Renoir, avec cette réplique célèbre : « Chacun a ses raisons ! », j’ai ressenti un grand malaise en voyant le malaise de mon père. Alors, je lui ai proposé de le refaire, de faire un nouveau film avec lui en essayant d’y inscrire un point de vue plus complexe. Il m’a répondu non, il a dit : « Les Français ne peuvent pas comprendre. » Il y avait toujours en lui non seulement la blessure de l’exil, mais surtout celle d’avoir été si mal accueilli en France, en particulier par la gauche, alors qu’il était de gauche. Il comprenait les -raisons de l’indépendance, il acceptait le fait que l’Algérie ne pouvait être dirigée que par les Algériens. Mais il avait eu le sentiment que les pieds-noirs avaient été rejetés en France par ceux qui auraient pu, pensait-il, comprendre leur douleur de perdre leur pays.

Pour Rester là-bas, j’ai rencontré des pieds-noirs restés en Algérie, devenus citoyens algériens, qui étaient de mon bord politique. Cela m’a peut-être permis de commencer à reconnaître le chagrin de mes parents, leur perte, tout en restant solidaire de la décolonisation et de l’indépendance. Quant à Grandir, que j’ai tourné pendant dix ans, j’ai essayé d’y être plus attentive aux relations de mes parents à l’Algérie, d’être plus à l’écoute. J’avais fait ce trajet dans la vie, et j’espère qu’on le voit à travers ces films.

Chronique d’une banlieue ordinaire [1992] Demain et encore demain, journal 1995 [1997] Ranger les photos [2010]

Filmer ce qui va disparaître est sûrement une de mes motivations profondes de cinéaste. Peut-être cela vient-il du fait qu’à 4 ans je sois passée d’un coup de -l’Algérie aux Lilas, en banlieue parisienne, avec des parents si malheureux. Le cinéma m’aide à garder trace de la beauté, de la vie. Encore aujourd’hui, quand je fais une photographie, je la fais comme preuve de ce qui existe, mais aussi dans la joie de l’admiration d’une personne, d’un instant, d’une lumière… La photo, c’est du présent qui va devenir du passé. Le cinéma, c’est aussi du présent qui deviendra du passé, mais, au moment de la projection, c’est à nouveau du présent, notre présent.

Quand je tourne Demain et encore demain, mon fils a 10 ans. Parmi les motivations qui m’ont conduite à le réaliser, il y a peut-être le désir de conserver dans un film ce moment merveilleux de l’enfance qui va passer.

Dans Chronique d’une banlieue ordinaire, ceux que l’on voit à l’écran ont vécu dans la tour destinée à être détruite. Ils évoquent au présent leur vie passée. Les temporalités sont une donnée fondamentale du cinéma. C’est pourquoi j’aime tant les films de Mizoguchi : ses plans sont dans un présent très concret et, par la mise en scène et la présence des acteurs, s’inscrit dans l’espace comme une analyse d’une situation en mouvement. Ainsi, des temporalités simultanées coexistent, jamais explicites, mouvantes, dessinées pour nous avec la force, la grâce et la cruauté de la vie.

(1) Propagande et action contre les taudis.

Dominique Cabrera, l’intégrale documentaire, La Cinémathèque du documentaire, BPI, jusqu’au 14 mai, séances en ligne, www.bpi.fr

Dominique Cabrera. L’intime et le politique, sous la direction de Julie Savelli, De l’Incidence éditeur, 440 pages, 26 euros.

Cinéma
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