De la critique des politiques migratoires à la revendication de la liberté de circulation

L’Union européenne se rend complice des traitements inhumains que subissent les migrants en les refoulant hors de ses frontières, par une politique de surcroît inefficace et coûteuse.

Danièle Lochak  • 23 novembre 2021 abonné·es
De la critique des politiques migratoires à la revendication de la liberté de circulation
Little Amal, marionnette géante représentant une fillette syrienne, parcourt l’Europe (ici à Grande-Synthe) pour mettre en lumière le sort des enfants réfugiés.
© Nicolas Economou/NurPhoto/AFP

La politique dite de « maîtrise des flux migratoires » menée par la France et l’ensemble des pays européens depuis plus de quarante ans est confortée, depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam en mai 1999, par une politique européenne commune qui vise à maintenir à tout prix à distance des frontières de -l’Europe les personnes originaires des pays du Sud, y compris celles qui fuient leur pays à la recherche d’un refuge.

Danièle Lochak Professeure émérite à l’université Paris Ouest-Nanterre, ancienne présidente du Gisti. Elle a publié Les Droits de l’Homme, La Découverte, « Repères », 2018.

Sont sacrifiés à cette politique des droits aussi fondamentaux et absolus que le droit de quitter son pays, le droit d’asile, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, et même le droit à la vie. Ces violations sont amplifiées par les dispositifs d’externalisation mis en place par l’Union pour à la fois repousser toujours plus loin le cordon sanitaire destiné à protéger l’Europe des flux de migrants et reporter sur les États tiers la responsabilité de sa politique d’immigration et d’asile.

L’enfermement est devenu un élément constitutif des politiques migratoires, réduisant à peu de chose le droit à la liberté et à la sûreté. Tous les pays d’Europe se sont dotés de législations qui permettent de priver les étrangers de liberté pendant des mois pour faciliter leur renvoi. Dans les hotspots créés aux frontières de l’Europe pour trier les migrants – notamment dans les îles grecques à la suite de l’accord UE-Turquie de 2016 –, des dizaines de milliers de personnes sont parquées et survivent dans des conditions indignes. Il y a aussi les innombrables camps qui pullulent à l’extérieur des frontières de l’Union – conséquence directe de l’externalisation –, dont les occupants sont exposés à subir toutes formes de traitements inhumains et dégradants.

Le droit à la liberté et à la sûreté est réduit à peu de chose.

L’effectivité du droit d’asile est de la même façon compromise. En verrouillant l’accès à leur territoire, les pays européens interdisent à ceux et celles qui en ont besoin la possibilité de trouver une terre d’accueil, tandis qu’ils -s’efforcent parallèlement de délocaliser la protection des réfugiés dans les pays tiers. L’attitude de l’Union européenne face à la crise afghane le démontre, hélas, jusqu’à la caricature : l’objectif est clairement d’encourager l’accueil des réfugiés dans les pays riverains – le Pakistan, mais aussi l’Iran, l’Ouzbékistan ou le Tadjikistan –, auxquels elle se dit prête à apporter toute l’aide financière nécessaire plutôt que de devoir accueillir des Afghans.

L’UE forteresse

Le principe de non-refoulement, consacré aussi bien par la Convention de Genève que par la Convention contre la torture, est battu en brèche par les accords de réadmission, via lesquels les pays tiers s’obligent à réadmettre non seulement leurs ressortissants mais aussi des migrants qui ont simplement transité par leur territoire ; or, parmi eux, peuvent se trouver des personnes en quête de protection qui n’ont aucune garantie qu’on ne les renverra pas ensuite vers le pays qu’elles cherchaient justement à fuir. L’accord UE-Turquie de 2016 prévoit, de la même façon, le renvoi systématique vers ce dernier pays des exilés qui parviendraient à rejoindre les îles grecques en dépit du blocus que le président Erdogan s’est engagé à mettre en place. La Grèce, de son côté, multiplie en mer Égée les opérations dites de push back pour empêcher les embarcations de migrants d’accoster et les refouler vers les eaux turques. Loin de s’indigner, le président du Conseil européen a salué en mars 2020 les efforts des Grecs pour protéger les frontières de l’Europe, tandis que la présidente de la Commission européenne qualifiait la Grèce de « bouclier européen ». Ailleurs en Méditerranée, l’UE contribue à former et à financer les garde-côtes libyens pour qu’ils interceptent les embarcations avant leur entrée dans les eaux territoriales italiennes ou maltaises : des milliers de réfugiés sont ainsi refoulés vers la Libye et condamnés à croupir dans des camps dont beaucoup sont placés sous la coupe de milices ou de groupes armés non étatiques.

C’est finalement le droit de ne pas subir de traitements inhumains et jusqu’au droit à la vie qui sont déniés aux hommes et aux femmes auxquels on interdit les modes de déplacement normaux, car on les livre ainsi aux passeurs et on les expose à subir tout ce qu’engendre la clandestinité – le racket, les violences, la torture, les viols, la réduction en esclavage, la traite – et finalement la mort. Des milliers de migrants trouvent en effet la mort chaque année en tentant de franchir les obstacles dressés sur leur route, et ce bilan macabre ne cesse de s’alourdir, au point que François Crépeau, rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’Homme des migrants, pouvait déjà, en 2014, caractériser l’attitude des pays européens par ce mot d’ordre cynique : « Let them die, this is a good deterrence » (« Laissons-les mourir, c’est une bonne dissuasion »).

Rappelons, pour clore cette énumération, lescrimes contre l’humanitéperpétrés – au mieux dans l’indifférence, au pire avec la complicité des États européens. Il est aujourd’hui établi qu’en Libye sont commis des actes inhumains qui entrent dans la définition du « crime contre l’humanité » (art. 7 du statut de la Cour pénale internationale). En continuant à fournir des moyens aux autorités libyennes pour qu’elles interceptent les migrants qui tentent de quitter le pays, et cela en toute connaissance de cause, les pays européens se rendent sciemment complices des crimes commis à leur encontre.

La liberté de chacun de vivre où il veut

Parce qu’on ne peut se résigner à ces violations graves et massives des droits de l’Homme, de plus en plus nombreux sont celles et ceux qui entendent porter la revendication de la liberté de circulation (1). Longtemps considérée comme une revendication utopiste ou extrémiste, la liberté de circulation apparaît aujourd’hui aux yeux des personnes engagées pour la défense des droits des migrants comme la seule alternative raisonnable aux politiques de fermeture des frontières menées depuis une cinquantaine d’années.

Il existe plusieurs raisons de plaider pour la liberté de circulation et plusieurs façons d’en fonder la revendication. Sur le terrain du droit, d’abord, si la souveraineté étatique, qui implique le droit pour chaque État de contrôler l’entrée et la présence sur son territoire de ceux qui ne sont pas ses ressortissants, est un principe fondamental du droit -international, cette prérogative souveraine doit se concilier avec un autre principe, solennellement proclamé en 1948 : l’universalité des droits de l’Homme. Par conséquent, les restrictions apportées à la liberté de circulation transfrontières ne sauraient aboutir à priver ces droits d’effet.

Peut-on s’accommoder du partage du monde en deux humanités ?

D’un point de vue éthique, en second lieu, peut-on s’accommoder du partage du monde en deux humanités dont l’une peut circuler librement, tandis que l’autre se voit assignée à résidence et ne peut se déplacer qu’en risquant son -intégrité physique et sa vie ? Revendiquer la liberté de circulation, c’est justement refuser cette forme extrême de discrimination qui fait que des droits aussi fondamentaux que la liberté de se déplacer, le droit de gagner sa vie, de vivre auprès de ceux qu’on aime, sont réservés aux habitants des pays riches. Positivement, c’est réaffirmer la liberté de chacun de vivre où il veut sur cette planète et de tirer toutes les conséquences du principe d’égalité. Telle est l’inspiration qui sous-tend la « Charte de Lampedusa » adoptée le 2 février 2014 (2), en réaction aux naufrages survenus au large de l’île en octobre 2013, dont la répétition transforme la Méditerranée en cimetière marin. Elle proclame que « toutes et tous, en tant qu’êtres humains, nous partageons la terre » et que de cette appartenance commune doit découler « la liberté de circulation de toutes et tous », car il est « inacceptable de distinguer entre les êtres humains en conditionnant la liberté de se déplacer à̀ leur lieu de naissance et/ou leur nationalité, leur situation financière, juridique et sociale, ainsi qu’aux besoins des territoires d’arrivée ».

Une politique de fermeture aux effets pervers

Enfin, si l’on se place sur le terrain du réalisme, la politique suivie depuis tant d’années est tout autant sujette à critique. Le discours dominant martèle comme une vérité d’évidence qu’il n’y a pas d’alternative à la fermeture des frontières (il serait plus exact de dire : à l’ouverture contrôlée des frontières à une immigration soigneusement triée en amont). Mais cette évidence fait bon marché des conséquences néfastes qu’engendrent les politiques répressives et des contradictions sur lesquelles elles reposent.

D’abord, quelle peut être la crédibilité d’une politique qui érige -barrage après barrage pour empêcher les -étrangers d’arriver jusqu’aux frontières de -l’Europe, si ces barrages laissent passer des centaines de milliers de -personnes ?

Ensuite, la lutte contre l’immigration irrégulière coûte cher : à côté des coûts directs – reconduites, escortes, construction et fonctionnement des centres de rétention… –, il faut tenir compte des coûts indirects, résultant par exemple de la mobilisation d’un nombre toujours croissant de policiers ou de magistrats à qui on confie des tâches peu productives et peu motivantes, aux résultats aléatoires. Les sommes que l’Union européenne affecte à la protection des frontières, venant s’ajouter à celles, de plus en plus démesurées, consacrées au même objectif par les États, connaissent une augmentation exponentielle. Un véritable marché de la sécurité frontalière s’est de ce fait mis en place, dont les principaux bénéficiaires sont les grandes entreprises aéronautiques et de défense qui profitent de contrats particulièrement lucratifs (3).

Inefficace, coûteuse, la politique de fermeture des frontières engendre une série d’effets pervers. Elle contribue à alimenter une économie souterraine, l’emploi des sans-papiers étant financièrement avantageux pour les patrons. Elle dissuade ceux qui souhaiteraient retourner dans leur pays de le faire, par crainte de perdre leur droit au séjour, et va donc à l’encontre de ses propres objectifs.

Il est difficile, dans ces conditions, de considérer comme réaliste cette politique dans laquelle l’Europe s’enferre chaque jour un peu plus. Elle n’est pas réaliste, tout simplement, parce qu’elle ne prend pas en compte le caractère inéluctable des migrations. La propension à migrer est entretenue par de multiples facteurs : le fossé qui se creuse au lieu de se combler entre les pays riches et les pays pauvres, les guerres et les persécutions qui chassent de chez elles des populations entières, et désormais le réchauffement climatique, qui a d’ores et déjà commencé à engendrer des flux de « réfugiés climatiques » ou « environnementaux ».

Vaincre les préjugés et les fantasmes

Il faut donc inverser la problématique : se demander non pas comment endiguer les flux migratoires, mais comment se donner les moyens d’accueillir les migrants. Donc ouvrir les frontières – ce qui ne veut pas dire demander leur abolition : la frontière, avant d’être une barrière, est d’abord la ligne qui sert à délimiter le territoire des États et leur sphère de compétence territoriale. Une frontière « ouverte », qui laisse circuler les individus ou les biens, n’est pas pour autant niée. Ce qu’il faut -reconsidérer, ce sont les conditions de son franchissement, en posant comme principe initial, valable pour tous, la liberté de circulation transfrontière. Et si cette liberté, comme toutes les autres, peut éventuellement subir des restrictions, c’est sur une base non discriminatoire et dans le respect des droits fondamentaux.

Le caractère inéluctable des migrations n’est pas pris en compte.

La liberté de circulation implique d’emblée, au minimum, la suppression des visas, le démantèlement des dispositifs physiques ou virtuels – murs, camps, surveillance à distance… – qui entravent les déplacements. Au-delà du droit d’entrer, la liberté de circulation doit inclure le droit de résider et la jouissance, dans le pays où l’on réside, de l’intégralité des droits, sur une base d’égalité : la « liberté de rester en tant que liberté d’habiter n’importe quel lieu, différent du lieu de naissance et/ou de citoyenneté […] et de construire dans ce lieu son propre projet de vie », comme le proclame la Charte de Lampedusa – une liberté qui ne peut en aucun cas, ajoute-t-elle, être subordonnée à une activité professionnelle autorisée sur la base des nécessités du marché du travail du pays d’accueil et qui implique un égal accès aux droits sociaux et politiques, y compris le droit de vote.

La mention de l’égal accès aux droits sociaux vient rappeler opportunément qu’ouvrir les frontières n’implique pas l’abdication par les États de leurs responsabilités. Ils doivent au contraire assurer pleinement leur mission d’État social, comptable du bien-être de tous, étrangers et nationaux. Ce dernier point est important, car il permet de se démarquer des thèses d’un courant ultralibéral, influent notamment aux États-Unis, qui réclame l’ouverture des frontières et la suppression des contrôles dans le seul but de laisser jouer la concurrence, sans se soucier de la préservation des droits des travailleurs.

Comment faire pour qu’un jour ce qui paraît être encore une revendication utopique ait une chance de se -réaliser ? Un premier objectif pourrait être de vaincre les préjugés et les fantasmes qui empêchent d’appréhender l’immigration autrement que comme une menace, déconstruire les idées toutes faites sur l’immigration qui résultent de ce que, depuis le milieu des années 1970, le -discours officiel a systématiquement martelé que la fermeture des frontières et la répression étaient la seule politique possible.

Il faut faire admettre aux opinions publiques européennes que, dans un monde globalisé, les migrations sont une donnée incontournable, en rappelant parallèlement que les pays du Nord ne sont pas la destination exclusive ni même majoritaire des migrations, que les flux migratoires Sud-Nord représentant moins de la moitié de ces flux. Ce constat devrait aider à se défaire d’une vision de l’Europe comme forteresse assiégée.

En résumé, il faut à la fois faire prendre conscience des impasses d’une politique fondée sur le tout-répressif et semer les germes d’une autre réflexion. Une réflexion qui prenne en compte la réalité et les conséquences de la mondialisation, qui ne dissocie pas la question des migrations de celle des rapports Nord-Sud, non plus que des menaces qui pèsent sur l’équilibre écologique de la planète. Une réflexion qui devrait aboutir au constat que, contrairement aux idées reçues, il n’y a pas d’alternative à l’ouverture des frontières.


(1) On peut citer à cet égard le Manifeste adopté en mai 2018 par les 400 organisations réunies pour des États généraux de l’immigration, qui réclame la « liberté d’entrée, de circulation et d’installation dans l’espace européen pour les personnes étrangères à l’Union européenne », ou encore le « Manifeste pour l’accueil des migrants », lancé en septembre 2018, qui affirme lui aussi la liberté de circulation comme un droit fondamental.

(2) Signée par des centaines de personnes, membres d’associations, militants, chercheurs, « citoyens » et « migrants ».

(3) Xénophobie business, Claire Rodier, La Découverte, 2012.

Société Politique
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