La tentation autoritaire : Repenser les modes de décision et d’action publiques

Les mesures prises durant la crise du covid-19 ont révélé un brouillage entre droit commun et régime d’exception.

Véronique Champeil-Desplats  • 21 novembre 2021 abonné·es
La tentation autoritaire : Repenser les modes de décision et d’action publiques
Lors de ses allocutions télévisées au sujet de la pandémie (ici le 13 avril 2020), Emmanuel Macron insistait sur la nécessité de limiter temporairement nos libertés.
© Adrien NOWAK/Hans Lucas/AFP

C’est devenu une évidence pour toutes et tous : les mesures de lutte contre l’épidémie de covid-19, qui s’est répandue en France comme partout ailleurs, ont conduit à de nombreuses restrictions de libertés individuelles et collectives.

Chacun, au quotidien, a été confronté à des limitations d’une ampleur sans précédent de l’exercice des libertés de circulation, de réunion, de manifestation ou encore d’activités professionnelles, cultuelles, culturelles et sportives… Chacun aura également vu ses droits au respect de la vie privée ou à mener une vie familiale normale entamés par divers dispositifs de contrôle des espaces publics, privés et parfois intimes : avec ou sans masque, on n’embrasse plus ; on ne rejoint plus à l’envi sa famille au-delà des frontières ; le nombre de personnes reçues chez soi se réduit…

Parmi ces dispositifs, il en existe d’anciens, réactualisés et adaptés aux circonstances : confinement, quarantaine, fermeture des lieux publics, zone de déplacement autorisée, couvre-feux, vaccination… Il en existe aussi de nouveaux quant à leur forme ou leur intensité : gestes barrières et distanciation sociale, attestation de sortie, obligation de porter des masques, jauge, numérisation des données des personnes contaminées, technique de traçage (de « StopCovid » à « TousAntiCovid »), test de contamination et, enfin, last but not least, passe sanitaire.

À l’instar de l’état d’urgence mis en œuvre pour répondre aux attentats commis depuis 2015 et lutter contre le terrorisme, l’état d’urgence sanitaire et ses régimes successifs de sortie renforcent considérablement le répertoire d’action du pouvoir exécutif. Ils accentuent aussi la verticalité des processus de décision. Ils bénéficient en l’occurrence au Premier ministre, au ministre chargé de la Santé et aux préfets, étant entendu que, présidentialisme de la Ve République oblige, aucune décision importante n’est prise sans la volonté du président de la République entouré de nouveaux experts ad hoc.

Face à cette gouvernance de l’exécutif par expertise, le Parlement est dans une grande mesure mis à distance. Le gouvernement le contraint à délibérer et à l’habiliter à gouverner par ordonnance dans l’urgence, ce qui le réduit plus encore qu’à l’accoutumée à un rôle de chambre d’enregistrement, tant d’une politique de gestion de la crise sanitaire fixée en amont que des informations que le pouvoir exécutif consent à lui donner.

Chacun aura vu ses droits au respect de la vie privée entamés.

Au bout du compte, la réalité ne semble plus très loin des dystopies les plus sombres – laissant craindre l’usage que des gouvernants peu attentionnés feraient des instruments de contrôle sanitaires et sécuritaires institués (1) –, et les grilles de lecture léguées par Michel Foucault paraissent plus que jamais d’actualité. La gestion de la crise sanitaire par mesures d’exception configure un « biopouvoir » doté de ses formes spécifiques de maillage du territoire, de surveillance des populations, de contrôle des corps et de punition des contrevenants. Tout invite alors à percevoir les périodes des différents formats d’états d’urgence déclarés depuis 2015 et 2020 a minima comme des laboratoires testant le niveau d’acceptation sociale des modalités de contrôle mises en place et des restrictions à l’exercice des droits et libertés qu’elles impliquent.

Des mesures « proportionnées »

Sur le terrain juridique, ces restrictions n’ont en principe rien d’extraordinaire. Il est acquis, d’autant plus dans les sociétés pluralistes contemporaines, qu’aucune liberté n’est absolue. Chacune peut être limitée soit par des intérêts collectifs – l’intérêt général, l’utilité publique, le bien commun dont, en l’occurrence, la santé et la sécurité publiques sont présentées comme des déclinaisons –, soit par d’autres droits et libertés. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen l’énonce sans ambages, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

Cette inévitable situation de confrontation entre droits, libertés et intérêts collectifs a été gagnée, depuis la fin du dernier millénaire et sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’Homme, par la montée en puissance d’un nouveau procédé de résolution : le contrôle de proportionnalité. Les restrictions aux droits et libertés sont dès lors communément admises par les juges mais, pour être légales ou constitutionnelles, elles doivent être nécessaires, justifiées, manifestement non excessives ou non disproportionnées. C’est ce que, dans le même sens, et de façon inédite dans le cadre d’un régime d’exception en France, exige expressément la loi du 23 mars 2020 qui institue l’état d’urgence sanitaire. Là où, en 2015, l’exercice des compétences exceptionnelles conférées au pouvoir exécutif au titre de l’état d’urgence sécuritaire était avant tout tourné vers un principe d’efficacité, en 2020, les mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire sont invitées à être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu ». La loi ajoute qu’« il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires (2) ».

De fait, les juges administratifs compétents en cas de contentieux, comme le Conseil constitutionnel lorsqu’il a été saisi des lois instituant, modifiant ou prorogeant l’état d’urgence sanitaire ou en gérant la sortie, ont dans presque tous les cas affiché réaliser un contrôle de proportionnalité. C’est avec ce mode de raisonnement qu’ont par exemple été tranchés les recours formés contre la non-réouverture des cafés et des restaurants, des salles de spectacle ou des librairies, les restrictions apportées à la liberté de manifester, l’obligation de présentation du passe sanitaire, ou encore contre les limitations du nombre de personnes reçues à domicile ou réunies dans certains lieux publics et de culte. Le contrôle opéré s’avère nécessairement casuistique et perméable à des considérations plus ou moins subjectives. Par ailleurs, à ce jeu, les juges administratifs se montrent souvent enclins à laisser le bénéfice du doute au pouvoir exécutif, le cas échéant « état des connaissances scientifiques » ou revue Nature à l’appui (3).

L’état d’urgence sanitaire a renforcé le répertoire d’action du pouvoir exécutif.

C’est alors tout autant sur la nécessité et la durabilité du recours à des régimes d’exception pour gérer des crises – fussent-elles exceptionnelles – que sur la proportionnalité des mesures que ceux-ci justifient qu’est appelé à se déployer le jugement critique. Car, si on peut estimer que l’État de droit français, même écorné par six années durant lesquelles le pays aura le plus souvent vécu avec des régimes d’exception, reste loin des délires des sociétés totalitaires, on peut aussi s’inquiéter de l’usage à répétition de ce type de régimes et de leur pérennisation par prorogation ou par transposition des mesures qu’ils justifient dans le droit commun. Autrement dit, à force d’inscrire des mesures pensées pour être exceptionnelles dans la durée, il y a tout lieu de redouter un renversement de la maxime libérale qui présidait jusqu’à présent l’appréciation des juges sur la légalité de l’action administrative, à savoir que la liberté est la règle, et les restrictions opérées par les mesures de police l’exception.

Droit commun et exception

Pour autant, affirmer en toute généralité que les régimes d’exception seraient aujourd’hui devenus le principe et qu’ils se substitueraient au droit commun relève quelque peu de l’emphase. La situation s’avère plus complexe. C’est d’ailleurs, sur le plan de l’analyse des modes de gouvernement contemporains, ce qui fait son intérêt. L’heure n’est en effet pas à la substitution pure et simple d’une forme de régime à une autre, mais plutôt à des imbrications sophistiquées, multiniveaux, entre le droit commun de l’État de droit et les mesures d’exception. Celles-ci semblent en outre parfois relever davantage de l’improvisation que du calcul. Si cette donnée peut nourrir un regard critique sur l’amateurisme des gouvernants ou, plus profondément, sur la capacité d’un mode de gestion managériale à court terme des politiques publiques à faire face aux situations de crise, elle permet aussi de couper court à diverses théories du complot qui fleurissent ici ou là.

Le brouillage entre le droit commun et l’exception, tout comme l’environnement restrictif de libertés qui en résulte semblent de ce point de vue moins à mettre sur le compte d’une machination de quelques malins génies penseurs que sur celui des effets d’aubaine qui conduisent les gouvernements à accentuer l’orientation sécuritaire des réponses apportées depuis quelques décennies à diverses questions économiques, sociales ou sanitaires, et donc à afficher qu’ils (ré)agissent en assurant la sécurité de la population.

Craintes et confusionnisme

On peut comprendre que ce brouillage suscite des réactions inquiètes de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, du Défenseur des droits ou d’acteurs de la société civile qui veillent depuis longtemps sur les restrictions que les politiques sécuritaires portent aux droits et aux libertés (4). Sont notamment craints des effets de banalisation, d’accoutumance et de pente glissante.

Parallèlement, des citoyens, animés par des motifs très divers, expriment des réactions épidermiques, tout particulièrement, on le sait, à l’encontre du passe sanitaire. Tout se passe comme si la confusion des cadres juridiques et des motivations politiques justifiant le recours à certains dispositifs de résorption de l’épidémie alimentait le confusionnisme – pour le dire avec les mots de Philippe Corcuff (5) – de ses contestations.

Que faire ? Les jugements critiques portés sur les restrictions à l’exercice des libertés sont assurément nécessaires, mais ils ne suffisent pas s’ils se contentent de viser les conséquences sans en revenir aux causes.

Il faut renforcer les pouvoirs de la société civile.

D’un côté, on l’a relevé, ces restrictions sont, temporairement, dans certaines circonstances, inévitables. Si on l’admet, les leviers d’action et de changement des modes de gestion des crises sont à trouver du côté des moyens d’information, de décision et de contrôle permettant à chacun de se prononcer sur la nécessité, l’adéquation et la proportionnalité des restrictions aux droits et libertés opérées. Cela suppose non seulement le renforcement du rôle et des pouvoirs conférés au Parlement, aux citoyens, aux acteurs de la société civile et aux autorités indépendantes spécialisées, en particulier le Défenseur des droits, mais aussi de nouvelles modalités d’association de ces mêmes acteurs aux processus de décision. Autrement dit, la possibilité de saisir le juge administratif, même en référé, n’est pas suffisante ; la mise en cause pénale, a posteriori, des ministres n’est pas satisfaisante. On ne part certes pas de rien, mais beaucoup reste à inventer et à faire pour réduire la verticalité des processus de décision et leur concentration au bénéfice du pouvoir exécutif.

D’un autre côté, le retour à un état libéral initial – à supposer qu’il soit possible, tant, cela a maintes fois été relevé, l’inscription des mesures d’exception dans la durée tend à les normaliser – n’est pas non plus enviable. C’est une banalité, la gestion des crises n’est pas seulement affaire de réaction mais aussi de prévention afin de les éviter ou d’en atténuer les effets. On ne peut à cet égard s’empêcher de penser qu’avec davantage de moyens conférés plus tôt aux hôpitaux publics et aux chercheurs des disciplines concernées, les conséquences sur l’exercice quotidien des libertés auraient pu être autres ; le recours à un régime d’exception aurait peut-être même pu être évité. Quoi qu’il en soit, celui-ci ne saurait tenir lieu d’instrument durable de gestion des crises, ni a fortiori de politique publique. Le Conseil d’État vient d’ailleurs d’en convenir, proposition d’un plan d’action à la clé (6) : dans un État de droit, le recours aux régimes exceptionnels doit rester exceptionnel.


(1) « Avec toutes ces lois sécuritaires, nous construisons les outils de notre asservissement de demain », entretien avec Patrice Spinosi, Le Monde, 25 novembre 2020.

(2) Articles L. 3131-15 à L. 3131-17 du code de la santé publique.

(3) Voir par exemple l’ordonnance du Conseil d’État du 8 décembre 2020 (requête n° 446715) sur le refus de réouverture des cafés et restaurants.

(4) « 15 mois d’état d’urgence sanitaire : quel bilan pour l’État de droit en France ? », rapport VoxPublic, septembre 2021.

(5) « Les gauches se perdent dans le confusionnisme des mots et des idées », Philippe Corcuff et Philippe Marlière, site de L’Obs, 11 septembre 2021.

(6) Étude annuelle 2021. Les états d’urgence : la démocratie sous contraintes, Conseil d’État, La Documentation française, septembre 2021.

Société
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