François Truffaut : Les films de sa vie

La Leçon de cinéma, de François Truffaut, transcription d’un long entretien donné pour la télévision en 1981, donne à entendre la parole éclairante d’un réalisateur sans concession sur son art.

Christophe Kantcheff  • 5 janvier 2022 abonné·es
François Truffaut : Les films de sa vie
Francois Truffaut et Bernadette Lafont en 1972, sur le tournage d’« Une belle fille comme moi ».
© Pierre Zucca / Collection Christophel / Collection ChristopheL via AFP

Il faut régulièrement revenir aux classiques. Pour quelques générations de cinéphiles, la parole de François Truffaut s’exprimant sur le cinéma, par écrit ou à l’oral, a été très présente. Des années 1950 jusqu’aux années 1980, ce fut d’abord celle du jeune critique, incisive sinon brutale, puis celle du cinéaste accompli. Le temps passant, elle est restée comme un bon souvenir, mais s’est un peu estompée. Depuis quelques années, le réalisateur de Baisers volés revient sur le devant de la scène, via une exposition à la Cinémathèque (en 2014), des rétrospectives ou des éditions de DVD, et une floraison de -publications.

Parmi celles-ci, un livre absolument formidable : la transcription intégrale et inédite d’un entretien que le cinéaste avait accordé pour la télévision, effectué à l’été 1981 (il venait d’achever le tournage de La Femme d’à côté) et diffusé, en deux parties, en 1983, un an avant sa disparition. Son titre, La leçon de cinéma, n’est pas une usurpation.

Interrogé par les critiques Jean Collet et Jérôme Prieur (qui, plus tard, deviendra documentariste) et le réalisateur José Maria Berzosa, dont les questions s’appuient sur des extraits de chacun des films de Truffaut, celui-ci livre ses impressions. Ses propos sont si précis et si éclairants que, toutes proportions gardées, cette « leçon de cinéma » se situe à la même hauteur que le fameux « Hitchbook » – c’est-à-dire le livre de dialogue entre Hitchcock et Truffaut, publié en 1966, où le jeune cinéaste recueillait la parole du maître. Un classique, là encore.

La sincérité du cinéaste est à relever. Ce passage en revue de sa filmographie se tient loin de l’autocélébration. L’ancien critique des Cahiers du cinéma et d’Arts, qui avait la dent dure contre les films des autres, semble désormais réserver aux siens – à plusieurs d’entre eux en tout cas – le même traitement. À titre d’exemple : La Sirène du Mississipi (1969), avec Catherine Deneuve et Jean-Paul Belmondo. Le cinéaste ne supporte pas la scène qu’on lui projette, « épouvantable », s’exclame-t-il. Le film dans son entier est, selon lui, « étrange et raté ».

Jules et Jim (1962), La mariée était en noir (1968) ou L’Amour en fuite (1979) sont aussi la cible de vifs reproches. Qu’il soit juste ou injuste, Truffaut se montre là tel qu’en lui-même. Le cinéaste a beau être salué dans le monde entier, les honneurs ne troublent pas le plus important à ses yeux : ce qui est imprimé sur la pellicule.

Chaque film est l’occasion pour le cinéaste de développer au moins une thématique ou une phase de mise en scène. Avec son court-métrage Les Mistons (1957), c’est le rôle du commentaire en voix off ; avec Tirez sur le pianiste (1960), la manière de filmer des gangsters ; avec L’Enfant sauvage (1970) et La Chambre verte (1978), les raisons qui le poussent à interpréter un rôle ; avec L’Argent de poche (1974), le fait de tourner avec des enfants ; avec La Peau douce (1964), les aménagements nécessaires des décors pour que ceux-ci deviennent crédibles – car l’effet de réalité au cinéma est loin de provenir du simple enregistrement de ce qui est. La Leçon de cinéma s’affirme ainsi comme un éloge de l’artifice et de la fiction pour atteindre à la vérité.

Si Truffaut défend indifféremment des films qui ont été des échecs – il affectionne notamment le mal-aimé Une belle fille comme moi (1972) – ou des triomphes, comme Le Dernier Métro (1980), il tire de ce dernier beaucoup de satisfactions. Le cinéaste commente une scène dans une église où Gérard Depardieu, résistant, parvient à ne pas se faire prendre par des flics -collabos grâce à un signe de son complice, qui, lui, est arrêté, pendant qu’une chorale d’enfants chante « Sauvez, sauvez la France/Au nom du Sacré-Cœur. » « On retrouve, note-t-il, les conditions du cinéma muet conjuguées avec les avantages du cinéma parlant, des éléments à la fois un peu chorégraphiques et troublants. »

François Truffaut était un homme qui aimait les livres. Comme en témoignent plusieurs adaptations littéraires, de Ray Bradbury -(Fahrenheit 451), Henri-Pierre Roché (Jules et Jim, Les Deux Anglaises et le Continent), David Goodis (Tirez sur le pianiste) ou Henry James (La Chambre verte). Plusieurs comportent un commentaire en voix off. Voici comment il le justifie : « Le commentaire est comme une confidence de l’auteur directement adressée au spectateur. Il y a un préjugé […] qui consiste à croire qu’une œuvre littéraire dont on a enlevé toute la prose et que l’on a transformée finalement en une sorte de pièce de théâtre […] sera un bien meilleur véhicule pour intéresser les [spectateurs] qu’une alternance de scènes jouées et de scènes commentées. […] Si l’on doit adapter un texte littéraire, […] je préfère que l’on dégage, dans le film, les raisons pour lesquelles on a aimé ce texte. Si l’écrit en question est remarquable par sa prose, comme ce serait le cas, par exemple, d’une adaptation honnête du Diable au corps_, je crois qu’il faudrait entendre par moments le texte, celui de Radiguet contient des images poétiques, extraordinaires, impossibles à traduire en dialogue. »_

Nombre de cinéastes qui aujourd’hui transposent à l’écran des œuvres littéraires auraient intérêt à méditer ces propos. Comme beaucoup d’autres de cette Leçon de cinéma. Non qu’ils livrent clé en main la méthode pour réaliser un film. Mais l’intelligence et l’expérience qui s’y déploient ne peuvent laisser indifférents celles et ceux qui s’interrogent sur l’art cinématographique. Ce livre, richement illustré, permet aussi de découvrir ou de revisiter la filmographie d’un grand cinéaste au long d’un parcours truffé d’impertinences. Signées François Truffaut lui-même.

La Leçon de cinéma, François Truffaut, entretiens avec Jean Collet, Jérôme Prieur et José Maria Berzosa, édition établie par Bernard Bastide, Denoël, 272 pages, 28 euros.

Cinéma
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