Les Temples en carton de Phia Ménard

Dans Trilogie des contes immoraux (pour Europe), Phia Ménard imagine d’étranges rituels pour un monde à bout de souffle.

Anaïs Heluin  • 26 janvier 2022 abonné·es
Les Temples en carton de Phia Ménard
© Christophe Raynaud de Lage

C’est à demi avachie en fond de scène, les jambes ouvertes sur une cuirasse cache-sexe barrée d’une croix, que Phia Ménard assiste à l’entrée des spectateurs qui s’apprêtent à passer trois heures avec sa Trilogie des contes immoraux (pour Europe). Si elle ne se lève pas pour les accueillir, il est clair qu’elle considère leur arrivée, que c’est pour eux qu’elle fait de son corps une image à décrypter, un tableau d’aujourd’hui qui porte les souvenirs de nombreux hiers.

Dans la Phia bottée, masquée et (peu) vêtue de cuir qui interprète seule la première partie de son spectacle, intitulée Maison mère, on peut en effet voir les traces de plusieurs Phia passées. On peut même deviner l’existence de l’homme qu’elle fut jadis : Philippe, qui cessait au début des années 1990 d’envisager une carrière dans la fabrication d’outils de chirurgie pour embrasser le jonglage, après la découverte du spectacle Extraballe de Jérôme Thomas.

En se créant une nouvelle apparence à partir des anciennes, Phia Ménard pose les bases d’une conception de l’identité et de l’histoire qu’elle développe dans sa Trilogie avec son vocabulaire singulier, où les mots sont plus rares que les gestes. Où les objets sont souvent plus forts que les hommes, de même que les éléments naturels qu’elle a déjà placés au cœur de plusieurs créations.

La personnalité non linéaire que se forge Phia Ménard de pièce en pièce, sa capacité à accueillir une forme ou une idée puis son contraire, sans renier celles qu’elle a pu adopter précédemment, tout cela est particulièrement visible dans sa Trilogie des contes immoraux. Après s’être éclipsée dans la deuxième partie du spectacle, Temple père, elle réapparaît dans La Rencontre interdite, débarrassée de son costume queer.

Dans le plus simple appareil, munie d’un extincteur, l’artiste donne alors à voir ce qu’il y a de commun à toutes ses -transformations, à tous ses rituels : une humanité à vif, désireuse de se confronter aux grandes questions de l’époque, au risque de repartir avec moins de certitudes qu’à l’origine. Entre sa première apparition, très travaillée, et la seconde, dépouillée, Phia Ménard construit pourtant une grande chose à partir de presque rien : un Parthénon en carton. Après quoi, dans Temple père, la danseuse et chorégraphe d’origine islandaise Inga Huld Hákonardóttir, accompagnée de quatre femmes et hommes rendus anonymes par des combinaisons noires, dirige par un chant sublime le montage d’une tour de Babel format théâtre, faite de panneaux de bois fins comme des cartes.

Longue et répétitive, la fabrication de ces deux monuments est réduite à néant par deux incidents : une averse dans le premier cas, l’irruption d’une mystérieuse machine dans le second. En quelques minutes, les efforts d’une heure sont anéantis sans que les personnes au plateau puissent y faire quoi que ce soit. Chaque construction suivie d’un ravage forme, plus qu’un conte, une sorte de parabole qui met en jeu des symboles de -l’Europe. Comme l’indique la parenthèse du titre – (pour Europe) et non « sur l’Europe » –, la trilogie est davantage un sacrifice des artistes à un idéal mal en point qu’une pièce qui prétend parler de l’Europe. Libre d’ailleurs à chacun de saisir ou non cette dimension politique du geste de Phia Ménard. En nous touchant d’abord par les sens, la manière même qu’a l’artiste de porter sa pensée complexe est politique. Elle est ouverte, partageuse.

Là où les discours au théâtre échouent souvent, les étranges cérémonies de la compagnie Non Nova – du précepte « Non nova, sed nove », nous n’inventons rien mais le voyons différemment – de Phia Ménard font naître une réflexion sur la condition humaine et les risques de destruction qui nous menacent. Chacun à sa façon, minimaliste et plutôt âpre dans le premier cas, hypnotique et envoûtant dans le second (le chant en trois langues de l’artiste islandaise citée plus tôt est incroyable), les deux rituels de construction-destruction de la trilogie remplacent en direct la virtuosité par la fragilité, où le binaire n’existe pas.

Trilogie des contes immoraux (pour Europe), 28-29 janvier au Tandem, Douai Hippodrome, 09 71 00 56 78, www.tandem-arrasdouai.eu. Puis 4-5 février à deSingel, Anvers ; 4-5 mars, théâtre Quintaou, Anglet ; calendrier de tournée sur cienonnova.com

Théâtre
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