L’humiliation, moteur des sociétés néolibérales ?

Dans un essai parfois acide, le philosophe Olivier Abel analyse l’arme de la honte infligée à l’autre comme un mode de domination. Une approche originale – mais un peu courte – qui minore la violence de classe et celle régissant les relations sociales.

Olivier Doubre  • 19 janvier 2022 abonné·es
L’humiliation, moteur des sociétés néolibérales ?
© Lionel BONAVENTURE / AFP

Peut-on contester, dans notre vieille civilisation judéo-chrétienne, la justesse et la profondeur d’un sentiment, surtout lorsque celui-ci a à voir avec la pitié ? S’enfermer dans cette interrogation constitue la limite intrinsèque de cet essai, De l’humiliation, dont l’objet, comme son titre le laisse deviner, se concentre sur cette question morale. Sa finalité ? Tenter de définir par ce biais les modes de domination qui régissent notre organisation sociale, voire sociétale. L’auteur, ancien doyen de la faculté de théologie protestante de Paris, marqué sans doute possible par l’héritage culturel de la Bible, consacre ainsi plusieurs chapitres à l’intensification, incontestablement ressentie dans nos sociétés contemporaines, de ce sentiment diffus et durable qu’est l’humiliation. Mais aussi la domination, l’aliénation, des synonymes qui peuvent prendre diverses dimensions.

Waly Dia « Nous arrivons à un moment où l’injonction à la déférence vis-à-vis de notre personnel politique prend fin. La violence sociale devient insupportable. Mettre les gens dehors, fliquer les chômeurs, favoriser 1 % de la population, ne rien faire contre la fraude fiscale… Même le moins conscient de son appartenance à la classe laborieuse a compris que, dans tout ce cirque, il était l’otarie. L’inconvénient de rabaisser les gens constamment, c’est qu’ils touchent le fond. Et pour remonter, il faut une impulsion forte pour atteindre la surface, quitte à tout emporter. L’humilié, une fois au pied du mur, peut se transformer en guerrier et se faire justice, puisqu’on ne daigne pas la lui rendre. Mais lorsque l’on en arrive à ce point, la déférence n’est plus de mise. »
Polymorphes, ces sentiments peuvent en effet se révéler individuels, collectifs, sociaux, professionnels, advenir au sein des familles, des écoles ou des universités, des entreprises, d’associations, de coopératives, de partis politiques ou d’autres structures diverses. L’auteur estime toutefois qu’ils se sont accrus au cours des dernières décennies. Mais il se garde de trancher la véritable interrogation qu’il soulève : le phénomène est-il réellement en hausse ? Ou est-ce sa perception ? Olivier Abel évacue la question dès les premières pages, considérant « l’humiliation [comme] protéiforme, elle ne cesse de changer de figure en touchant les différents registres et sphères d’activité. Elle n’est pas localisable dans telle ou telle domination ou injustice, et une société peut être juste et demeurer très humiliante ».

Les propos de l’auteur atteignent là une autre limite : même si de nombreuses humiliations lacèrent sans cesse nos sociétés, paraissant de plus en plus cruelles, saillantes et difficiles à supporter, cet état de fait recouvre en réalité des situations hétérogènes. Et leurs causes sont tout aussi variées.

L’auteur estime que ce sentiment polymorphe, diffus et durable, individuel ou collectif, s’est accru au cours des dernières décennies.

Aussi, leur désignation par ce seul terme, « humiliation » – à connotation morale, psychologique, voire psychologisante –, ne peut que laisser deviner un certain flou dans une analyse philosophique, et plus encore sociologique, de ses impacts autant sur les individus que dans les groupes sociaux.

Il demeure toutefois de grandes caractéristiques communes à la plupart des formes d’humiliations. Olivier Abel souligne à juste titre combien elles naissent presque toujours du sentiment si commun de « ce terrible et perpétuel et humiliant besoin de se comparer ». Et cette comparaison est loin d’amener à une agression uniquement physique. « La simple violence ne nous ferait pas réagir avec cet excès. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’est pas du même ordre : si les violences s’attaquent au corps de l’autre, l’humiliation s’attaque à son visage, elle fait “perdre face”. L’humiliation offense, ridiculise, avilit, mais surtout elle fait taire le sujet parlant, elle lui fait honte de son expression, de ses croyances et de ses goûts, elle ruine sa confiance en soi, elle dévaste pour longtemps les circuits de la reconnaissance. »

Car l’humiliation est d’abord le signe d’un abaissement ou, pire, d’un rabaissement. C’est d’ailleurs ce que signale la racine linguistique du mot. Il provient en effet « du latin humus_, le sol, la terre féconde »_, mais aussi de « humilis _: ce qui est bas, peu élevé »… C’est donc le regard qui importe. _« Tout dépend d’une décision d’attention, d’égard. S’il y a quelque chose d’éthique dans ces propos, on le voudrait d’abord sur le registre très élémentaire de la perception. » Le philosophe choisit là de se concentrer sur cette question de la « considération mutuelle » et l’on ne peut que regretter qu’il ne l’aborde pas, comme il le souligne précisément, « par la grande porte de la reconnaissance, mais par l’autre bout, celui de l’humiliation, qui en est l’entrée la plus sombre, la plus fréquente et multiforme ».

Cette reconnaissance, ou plutôt « la lutte pour la reconnaissance », est un concept qui porterait pourtant la réflexion bien plus avant. La fameuse école de Francfort, depuis Adorno ou Horkheimer jusqu’à Fromm et surtout Marcuse, et plus récemment Jürgen Habermas, sut justement coupler analyse sociale et lutte pour l’émancipation des individus. Parmi l’un de ses plus importants héritiers aujourd’hui, le philosophe allemand Axel Honneth a justement développé une grande partie de son œuvre, en s’appuyant sur la pensée hégélienne, autour de cette question, ô combien fondamentale, de la reconnaissance. Mais aussi de sa nécessité intrinsèque pour l’individu, afin de résister au sein de sociétés lacérées par les effets des politiques néolibérales qui s’astreignent à détruire méthodiquement les structures œuvrant à la construction de solidarités collectives. Et justement de ne pas laisser l’individu, seul, face à l’exploitation capitaliste et aux inévitables humiliations qui lui sont mécaniquement rattachées. C’était pour Honneth ce qui fondait la nécessité de reprendre précisément le travail conceptuel de ses illustres prédécesseurs, en vue de renouveler le grand apport conceptuel de la « théorie critique », née dès la fin des années 1920 en Allemagne avant que leurs auteurs ne soient pourchassés par les nazis et contraints à l’exil, le plus souvent aux États-Unis (1).

En dépit de la richesse de ses références, cet essai ne franchit jamais la limite qui porterait à décrire les causes collectives des humiliations.

Si Olivier Abel propose une analyse sérieuse du phénomène de l’humiliation, dont on peut considérer qu’il est « le nouveau poison de notre société », il est regrettable qu’il ne pousse pas davantage son diagnostic. Et qu’il ne propose pas réellement de moyens de s’y opposer, ou à tout le moins de s’en préserver. En dépit de quelques passages sur les humiliations au sein des entreprises, particulièrement dues aux nouvelles politiques de management s’étant développées ces dernières décennies, son analyse de l’humiliation ne parvient pas à proposer une véritable approche structurelle du phénomène. En dépit enfin de la richesse des références bibliographiques convoquées, cet essai ne franchit jamais la limite qui porterait à décrire les causes collectives des humiliations qu’il déplore, dans une société néolibérale qui en porte pourtant la marque structurelle. De même, il n’aborde que rarement la question de savoir à qui profitent ces vexations nombreuses et multiformes.

Son approche, originale mais volontairement incomplète, apparaît finalement pour ce qu’elle est : le symptôme, assez fréquemment répandu, de la difficulté des individus à nommer leurs oppresseurs et à déconstruire un système capitalistique global fondé sur la violence, le rapport de force. Et sur l’exploitation. Car il s’agit bien de cela : pour se défendre, il faut d’abord prendre conscience de la nature de son oppression. Et s’organiser pour mettre en œuvre des défenses collectives, au lieu de se limiter à n’y voir qu’un sentiment dégradant (celui de se sentir humilié) comme cause principale, sinon unique, de sa propre situation au sein de la société. Comme la théorie critique de l’école de Francfort nous a enseigné, après Hegel puis Marx, à analyser les ressorts des luttes sociales. Et non de se limiter à ne voir qu’un individu « humilié », parce qu’isolé, au milieu d’autres humiliés qui, tous, se lamenteraient sur leur sort tragique. Là encore, la « lutte pour la reconnaissance » ne peut s’envisager que dans le cadre d’un conflit social. Et c’est sans doute le peu de place justement laissé à la question du conflit au sein de nos sociétés néolibérales qui constitue la limite intrinsèque de l’analyse d’Olivier Abel. Telle une manifestation caractéristique de notre époque.

(1) Cf. notamment, parmi ses nombreux ouvrages, La Lutte pour la reconnaissance, traduit de l’allemand par Pierre Rusch (Gallimard, 2013), et La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, édité et traduit par Olivier Voirol (La Découverte, 2007). Lire en outre l’entretien qu’il nous a accordé à l’occasion de sa parution en français,Politis, n° 943,
15 mars 2007.

De l’humiliation. Olivier Abel, Les Liens qui libèrent, 224 pages, 20 euros. En librairie le 9 février.

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