Quand un département pousse des mineurs à la rue

À Digne-les-Bains, le département envoie à Marseille les jeunes étrangers non accompagnés qu’il considère comme majeurs. Non sans risques pour eux.

Yoram Melloul  • 9 février 2022 abonné·es
Quand un département pousse des mineurs à la rue
© Christophe SIMON/AFP

J e crois qu’à Digne on ne veut pas trop de Noirs qui traînent dans l’espace public. » La phrase est d’Alexandre*, ancien éducateur spécialisé de la commune. Il travaillait dans deux des trois structures d’accueil locales, chargées d’héberger en urgence et d’accompagner les étrangers se présentant comme mineurs non accompagnés (MNA). Comme d’autres éducateurs dans cette ville du sud-est de la France, il a régulièrement envoyé vers Marseille des jeunes que l’aide sociale à l’enfance (ASE) ne reconnaît pas comme mineurs.

« C’est une injonction de l’ASE. Deux ou trois fois par semaine, je mettais dans le bus des jeunes qui n’avaient plus le droit d’être accueillis dans les centres », détaille Alexandre. Pour les rassurer, il leur dit qu’à Marseille le tissu associatif est plus important. « Mais, en réalité, je savais qu’ils allaient certainement dormir à la rue. » Là-bas, il faut attendre un mois pour avoir un hébergement d’urgence.

Le procédé n’a rien d’ordinaire, mais il est connu et assumé. Le département, dont dépend l’ASE, n’a pas l’obligation de s’occuper d’un jeune que ses services ne reconnaissent pas comme mineur. Robin Prétot, le directeur de cabinet adjoint d’Éliane Barreille, l’élue Les Républicains à la tête du conseil départemental des Alpes-de-Haute-Provence, évoque une pratique « consensuelle », qui « ne souffre d’aucune idéologie partisane » puisqu’elle a étémise en place « par la majorité précédente (gauche) et poursuivie aujourd’hui par la nouvelle majorité (droite et centre) ».

Avec 695 jeunes mis à l’abri en 2021 pour une population de 165 702 habitants, le département dit faire « un effort significatif » pour permettre un accompagnement des jeunes qui se présentent. Pourquoi alors les diriger vers Marseille ? Ses services avancent que, pour ceux qu’ils n’estiment pas être majeurs, « le seul moyen de régulariser leur situation et leur présence sur le territoire national est d’obtenir l’asile. Pour entreprendre ces démarches, ils doivent se rendre sans délai au guichet unique des demandeurs d’asile sis à Marseille, à proximité de la gare routière (le département ne dispose pas de ce guichet)».

C’est faux, rétorquent les associations et les avocats marseillais qui récupèrent certains des jeunes qui arrivent à la gare. « Pourquoi présumer qu’ils relèvent de l’asile ? Une grande partie ne le demande pas », réagit Antonin Sopena, avocat au barreau de Marseille.

« Les structures insistent pour qu’on conduise les gamins au bus. »

En ce qui concerne l’évaluation de la minorité, il existe deux procédures parallèles. L’une, purement administrative, émane du département. L’autre est menée par l’autorité judiciaire. Mais, pour celle-ci, les jeunes doivent saisir le juge des enfants. À Digne-les-Bains, la possibilité d’y avoir recours n’est jamais évoquée, même si un magistrat chargé de la question exerce dans la ville. « Ce qui est prévu normalement, et ce qui doit être dit aux jeunes, poursuit l’avocat, c’est qu’il est possible de contester l’évaluation du département devant le juge des enfants. Il n’y a pas de raison de les envoyer dans un autre département. »

Minorité reconnue

Dans de nombreux cas, le juge remet en cause l’évaluation administrative, constate Régis Coulange, qui a créé une association de soutien aux jeunes étrangers isolés à Digne-les-Bains. Sa structure a accompagné neuf jeunes considérés comme majeurs par le département. « Ils ont tous été reconnus mineurs. » Le bénévole n’est pas naïf : « Le problème est que, dans les Alpes-de-Haute-Provence, les foyers sont pleins. Ils ne savent plus où les placer. Il faudrait qu’il y ait une volonté politique de donner plus de moyens. »

Quand les lieux d’accueil sont saturés, cette pratique de renvoi est d’ailleurs étendue aux primo-arrivants. Dans ce cas-là, leur âge n’est même pas évalué. L’ASE remet un papier aux jeunes sur lequel est inscrit que « la prise en charge dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance ne peut […] pas être effective». Même si les départements sont normalement tenus de mettre à l’abri toute personne qui se présente comme mineure, sauf si sa majorité est évidente. Une situation qu’a vécue Abderrahmane*, un Ivoirien arrivé à Digne-les-Bains en décembre 2021, en provenance de Bayonne. Ce jour-là, ils sont cinq à se voir refuser un accueil en urgence par l’ASE. « Une dame du département nous a donné des tickets de bus et nous a dit d’aller à -Marseille », raconte-t-il. Arrivé dans la ville, il est récupéré par une association citoyenne qui fait de l’hébergement d’urgence. Il attend toujours d’être mis à l’abri.

Pour le département, payer un billet de bus pour Marseille est l’une de ses compétences en matière d’action sociale. Et cela en toute transparence : « Les personnes ne sont pas “amenées” au bus […]_, on leur propose le billet ; si elles le veulent, on le leur offre. À elles ensuite de faire librement la démarche de prendre les transports en commun… ou pas. _»

Sur le terrain, la réalité apparaît bien -différente. « La consigne est très claire, explique Alexandre_. Les structures insistent pour qu’on conduise les gamins jusqu’au bus. On était sans arrêt à modifier nos horaires, à Coallia_ [l’une des trois structures financées par l’ASE, qui se charge de l’accueil des MNA – NDLR], pour s’assurer que quelqu’un était disponible pour les accompagner. » -Coallia indique, de son côté, qu’elle se contente d’« appliquer les directives du département ». Idem du côté de Richard Segond, le directeur adjoint de la Maison d’enfants Saint-Martin, qui s’occupe aussi des mineurs non accompagnés : « On est habilités et financés par l’ASE. Nous ne sommes pas décideurs. »

Les éducateurs interrogés, la plupart sous couvert d’anonymat par peur de perdre leur emploi ou de se mettre en difficulté dans une petite ville « où tout le monde se connaît », décrivent une tâche « oppressante et éloignée de leur mission ». Jérôme*, ancien éducateur ayant accompagné une dizaine de jeunes en un an vers Marseille, ressent « un déchirement. Entre éducateurs, on disait que ça nous tordait le bide. Quand je suis parti, il y a un an, il y en avait de plus en plus. Les collègues avec qui je suis resté en contact me disent que le rythme s’est fortement accéléré ». Il décrit « des moments difficiles où des gamins te disent : “Je n’ai pas envie de partir, je n’ai pas envie de dormir à la rue.” »

Une autre, toujours en poste, raconte que « devoir mettre des jeunes en situation précaire à la rue, c’est la pire chose qu’une personne qui travaille dans le social puisse faire. C’est les mettre en danger ». Alexandre se désole de l’impossibilité d’alerter sur la pratique : « Quand j’ai voulu évoquer la pratique auprès de Coallia, j’ai pris un blâme. » Une situation qui l’a dégoûté, au point qu’il a arrêté son travail. « Un matin, j’ai dit stop. Je suis responsable de mes actes. Je ne peux plus exercer ce travail que j’aime à cause de ces pratiques. »

« Ils arrivent prostrés de peur après quelques nuits à la gare »

Les bénévoles Léa Ducroz et Michèle Aubert témoignent des conditions vécues par les mineurs isolés.

L Réseau d’accueil des minots non accompagnés (Ramina) est une association bénévole qui organise l’hébergement solidaire de mineurs non accompagnés à Marseille. En 2021, il a accueilli 700 jeunes à la rue. Michèle Aubert et Léa Ducroz, toutes deux membres de l’association, alertent sur l’extrême précarité dans laquelle vivent ces adolescents à Marseille.

À quoi se retrouve confronté un mineur non accompagné qui arrive à Marseille ?

Léa Ducroz : C’est bien simple, il est à la rue. Souvent aux abords de la gare Saint-Charles. Il y a des tentes sur les trottoirs, avec beaucoup d’adultes qui dorment dedans. C’est très insécurisant, pour un enfant, d’être confronté à une précarité à laquelle il n’est pas forcément habitué. Ces jeunes ont eu un parcours éprouvant, mais, avant, ils avaient des vies normales. Ils partent souvent quand il y a une rupture avec la famille. Une fois qu’ils atteignent leur but, la France, ils pensent que ça va aller. Et là, ils peuvent se retrouver avec des gens alcoolisés, drogués, qui crient et se battent.

L’hébergement solidaire est complètement saturé.

Ramina a une équipe de rue qui donne -rendez-vous aux jeunes de Marseille devant un commissariat en centre-ville. Je vois des gamins arriver prostrés de peur après avoir passé quelques nuits à la gare. On les accueille dans un appartement d’urgence où il y a treize places, avant de faire appel à notre réseau de bénévoles.

Quelles sont les difficultés que vous -rencontrez ?

Léa Ducroz : Nous sommes en saturation complète au niveau de l’hébergement solidaire. En ce moment, il faut compter un mois d’attente pour qu’un jeune soit mis à l’abri par l’aide sociale à l’enfance. C’est même monté à plus de quatre mois l’hiver dernier ! Le département dit qu’il n’y a pas assez de places pour héberger tous ceux qui en ont besoin.

Michèle Aubert : Mais il pourrait y consacrer plus de moyens ! En attendant qu’une place se libère, les jeunes doivent pointer trois fois par semaine à l’association départementale pour le développement des actions de prévention des Bouches-du-Rhône (Addap 13), dont les locaux se trouvent loin du centre-ville. Et bien sûr ils n’ont pas de quoi acheter un ticket de métro.

Quel est le parcours d’un jeune qui veut faire reconnaître sa minorité à Marseille ?

L. D. : Il doit d’abord se présenter à -l’Addap 13. Car les départements doivent mettre à l’abri toute personne qui se présente comme mineure. La loi dit que la mise à l’abri doit être immédiate et l’évaluation se faire dans les cinq jours. Des professionnels dédiés, un juriste et, normalement, un traducteur étudient les raisons du départ. L’évaluation doit durer autour de deux heures.

M. A. : C’est un moment très difficile car, pour ces jeunes, tout est assez flou.

L. D. : Ils sont encore enfants quand ils partent. Ils grandissent sur le trajet. Automatiquement, il y a des incohérences chronologiques dans leur récit et ça leur retombe dessus pendant l’évaluation. Souvent, le département prend ça comme une stratégie.

M. A. : Sans compter l’apparence physique. Je m’occupe d’un jeune à qui on a dit : « Tu as des mains de travailleur. »

L. D. : Et moi j’en connais un à qui on a reproché de vouloir devenir footballeur professionnel. C’est un rêve de gamin qui a été retourné contre lui : il a été noté dans le rapport qu’il avait déjà des idées arrêtées, comme un adulte.

Si l’évaluation est négative, le gamin demande à voir le juge, via son avocat. Si le juge ne reconnaît pas la minorité, l’avocat peut formuler un recours, en particulier avec des documents plus officiels, comme un passeport, que le juge va contester plus difficilement. Le problème, c’est que, pendant ces démarches, les gamins ne sont plus hébergés à l’hôtel. L’hiver est long et il fait froid. Ils sont au bout du rouleau. Il y a de plus en plus de jeunes en recours. Nous devons réussir à les loger, eux aussi. Récemment, Médecins sans frontières a ouvert une maison de vingt places, dont la grande majorité est réservée à des jeunes en recours.

M. A. : Outre les nuits, il faut aux penser aux journées. Les gamins n’ont pas d’argent. Pour manger, ils doivent donc compter sur les accueils de jour organisés par les réseaux associatifs et bénévoles à Marseille.

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