60 ans après les accords d’Évian, le poids du récit national algérien

Figure majeure de l’une des branches les plus originales du trotskisme français, fondateur de la LCR puis du NPA, Alain Krivine est décédé samedi 12 mars à Paris. Retour sur une vie militante.

Olivier Doubre  • 16 mars 2022 abonné·es
60 ans après les accords d’Évian, le poids du récit national algérien
© FRANCOIS GUILLOT / AFP

La France peut évidemment avoir honte de son passé colonial, constitué de violences, de prédations et de discriminations gravées dans le marbre d’un « droit » de l’indigénat. S’il a tant de mal à « passer », ce passé de conquête militaire, de répressions sauvages et d’« enfumades » du général Bugeaud (toujours admiré par Éric Zemmour), n’est-ce pas d’abord parce que la France a trop longtemps nié le caractère de « guerre » aux huit années de conflit armé avec les Algériens luttant pour leur indépendance ?

Il aura fallu le gouvernement Jospin pour que la République admette officiellement, en 1999, ce terme pour nommer ce qu’elle désignait jusqu’alors comme les « événements d’Algérie », des « opérations de maintien de l’ordre » ou une « pacification ». Mais, alors que l’on s’apprête à commémorer les 60 ans des accords d’Évian, signés le 19 mars 1962 et mettant enfin un terme à tant de sang, de massacres et de tortures, comment ce même passé est-il appréhendé, côté algérien, désigné là-bas comme « guerre d’indépendance » ou parfois « révolution algérienne » ? Comment la jeunesse algérienne – ou l’immigration algérienne en France – perçoit-elle ce long et tragique conflit ? Qu’en connaît-elle ?

Politis avait déjà rencontré Hakim Addad il y a trois ans, en mars 2019. Abdelaziz Bouteflika, « momie » en fauteuil roulant, allait bientôt renoncer à « se » représenter pour un (ridicule) cinquième mandat à la présidence de la République, après la mobilisation, inédite par son ampleur, de l’ensemble du peuple algérien. Plus de vingt millions de personnes défilaient dans toutes les villes du pays pour s’opposer à cette farce politique. Le Hirak, mouvement de contestation populaire dénonçant la confiscation du pouvoir par le FLN et la petite caste de hauts gradés corrompus, battait son plein. Il faisait sien un slogan cher aux étudiants et aux jeunes mobilisés au cours des années précédentes : « Le FLN au musée ! » Sans nier le rôle moteur du parti lors de la guerre d’indépendance entre fin 1954 et 1962, il contestait son maintien ininterrompu au pouvoir depuis la proclamation de l’indépendance de la République algérienne, le 5 juillet 1962. Une histoire complexe, bien plus complexe que celle narrée par le récit national officiel algérien, insufflé par le pouvoir FLN (1).

Un passé plus complexe que le récit officiel insufflé par le FLN.

À l’époque du Hirak, Hakim Addad faisait l’aller-retour entre Paris et Alger, poursuivant l’œuvre du Rassemblement actions jeunesse (RAJ) qu’il avait contribué à fonder trente ans auparavant, en 1992, avec d’autres jeunes, tous nés après l’indépendance, alors que s’annonçaient les heures noires de guerre civile de la décennie 1990. Le RAJ se voulait une initiative – toujours pacifique – pour l’éducation civique, l’affirmation et l’apprentissage de la citoyenneté, la défense des droits humains et de l’égalité sur les questions de genre. Mais, après le remplacement de Bouteflika par l’actuel président, Abdelmadjid Tebboune, le pouvoir à Alger a vite repris les vieilles habitudes autoritaires. Avec neuf anciens du RAJ, Hakim est incarcéré à la prison d’Alger en octobre 2019 pour plus de trois mois, aux côtés de bien d’autres prisonniers pour délits d’opinion. Les motifs de son incarcération (atteinte à la sûreté de l’État, à l’intégrité du territoire, etc.) ne l’empêcheront pas d’être acquitté, mais l’arbitraire judiciaire algérien lui vaudra une condamnation, pour les mêmes chefs d’inculpation, à un an de prison ferme en 2021. Entre-temps, il aura réussi à prendre un avion pour Paris.

Le militant, loin de nier, comme la plupart des Algériens, le rôle fondamental du « FLN de 1954-1962 », dénonce, comme tant d’autres, son « populisme manipulateur pour demeurer au pouvoir depuis l’obtention de l’indépendance ». Car, selon lui, il « incarne celui qui a volé les idéaux de la Révolution algérienne et galvaudé l’élan » du soulèvement populaire qui l’a portée. Et de souligner cette aspiration de ses concitoyens à mieux connaître leur passé, surtout durant la guerre d’indépendance, qu’ils revendiquent fièrement. On se souvient des acclamations émues des manifestants dans les rues d’Alger, au plus fort du Hirak, quand la moudjahida (combattante) Djamila Bouhired, icône de la guerre d’indépendance, sauvagement torturée et violée par les paras français après son arrestation en pleine bataille d’Alger (1957), rejoignit les immenses cortèges contre la cinquième candidature de Bouteflika. Les portraits brandis de martyrs, ou la présence d’anciens leaders de la période 1954-1962 dans les rues d’Alger, d’Oran et d’ailleurs attestaient de ce refus d’instrumentalisation de l’histoire. Hakim Addad insiste : « Aujourd’hui, les -Algériens, surtout les jeunes, veulent connaître leur “vraie histoire”. Celle qu’on ne leur a pas (totalement) racontée. Et en ont marre de ce “roman national” servi par le pouvoir. »

Si certaines archives en France sur le conflit, en dépit des engagements d’Emmanuel Macron, restent encore difficiles à consulter, malgré des avancées en ce domaine, elles sont encore plus verrouillées côté algérien. Même si, ajoute Hakim Addad, « la guerre a finalement été gagnée, les gens demandent en Algérie davantage de vérité, car le récit leur est toujours présenté de façon simplifiée, avec un unique son de cloche, qui peut se résumer par un affrontement militaire entre méchants Français et braves combattants algériens ». Cette présentation du conflit est inculquée dès le plus jeune âge, à l’école primaire, des célébrations du 1er Novembre (1954, de la « Toussaint rouge ») aux commémorations de l’indépendance du 5 Juillet (1962), sans oublier celles du 19 mars 1962, des accords d’Évian, il y a soixante ans.

L’histoire est toujours plus complexe. Et ne saurait se résumer à l’affrontement entre deux blocs bien définis. C’est ce qu’ont voulu montrer un couple de documentaristes, trentenaires, Carole Mouhali-Filiu et Ferhat Mouhali, dans un film remarquable, à partir de l’histoire de leurs propres familles. Avec un titre explicite : Ne nous racontez plus d’histoires ! (2). Elle, issue d’une famille pied-noire ; lui, d’origine kabyle. Ils viennent d’avoir des jumeaux, Lounès et Gaya, à Marseille, où ils résident, à qui ils ont dédié ce film sur l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne. Outre la dimension intimiste de leur couple qui s’inscrit dans leur film, il s’agit pour eux de rompre avec le récit officiel et simpliste d’un côté, quasi obligatoire et tout aussi simpliste de l’autre.

On ne nous parlait pas des porteurs de valises, seulement des “méchants Français”.

Après un beau plan sur la Méditerranée à bord d’un ferry et l’arrivée dans le port d’Alger au petit matin, puis les souvenirs – terribles – de la guerre d’indépendance contés par la grand-mère de Ferhat, une scène, dans l’école du village, montre de jeunes enfants chanter l’hymne national et jouer une pièce de théâtre qu’ils ont écrite pour expliquer les couleurs et les symboles du drapeau algérien. Un exemple parfait de cette histoire officielle inculquée dès le plus jeune âge, chaque année, aux grandes dates de commémoration de la lutte pour se libérer du colonialisme français. Vient ensuite le récit du père de Carole, de l’« arrachement » que fut le départ contraint de la terre où il est né, et de la vie quotidienne de sa famille de petits commerçants dans une bourgade non loin d’Alger.

Et Ferhat raconte : « On s’est dit qu’à côté de l’histoire officielle, ou plutôt des histoires officielles, on voulait écrire une histoire à nous, sur un mode intimiste, qui nous appartienne à tous les deux. » Et de se rappeler sa scolarité quand, comme les enfants filmés, il a appris cette histoire nationaliste « obligatoire ». « Alors qu’il y a beaucoup de souffrance de chaque côté, on a voulu croiser nos histoires personnelles pour chercher une autre histoire, différente du roman national, que l’on puisse transmettre, en particulier à nos enfants. Car on ne peut pas construire quelque chose de solide sur un récit fragile ! » C’est ainsi qu’après son arrivée en France il découvre le sort (lamentable et honteux) qu’a réservé la France aux harkis, relégués dans des camps où avaient été jadis enfermés les juifs ou les réfugiés antinazis allemands sous Vichy. Ou les massacres contre les militants messalistes du MNA, autre tendance nationaliste algérienne. Mais également le rôle des « porteurs de valise », ces jeunes Français anticolonialistes qui ont aidé le FLN durant la guerre d’indépendance en transportant armes, tracts et devises, car moins susceptibles de se faire contrôler. « Personne ne m’en avait jamais parlé en Algérie car cela contredisait le récit officiel qui nous disait que “tous les Français étaient des méchants”. »

Leur film montre combien le travail des historiens, encore trop entravé – de chaque côté de la Méditerranée, et sans doute encore davantage côté algérien – du fait des restrictions de l’accès aux archives, demeure difficile et mal connu. Alors qu’il permettrait de dépasser les incompréhensions. Et d’appréhender ce passé, certes douloureux, mais qu’il faudra bien finir par regarder en face. Pour les enfants de Carole et Ferhat. Et tous les jeunes Algériens et les jeunes Français.

(1) Il faut lire sur cette césure historique le formidable ouvrage de Malika Rahal, _Algérie 1962. Une histoire populaire__,_ La Découverte, 2022.

(2) Ne nous racontez plus d’histoires !, de Carole Mouhali-Filiu et Ferhat Mouhali, VraiVrai Films, 1 h 29. Le 12 mars, ce film a reçu le prix Mention spéciale du jury au Festival international sur les droits humains de Genève. On peut le commander en DVD ou en VOD sur : vraivrai-films.fr

N.B. : On lira la remarquable enquête, dirigée par Paul Max Morin, auprès de plusieurs milliers de jeunes en France, enfants de pieds-noirs, de harkis ou de militants nationalistes algériens immigrés, qui vient de paraître : _Les Jeunes et la guerre d’Algérie. Une nouvelle génération face à son histoire__,_ PUF.

Politique
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