Au Chili, les grandes ambitions de Gabriel Boric

Trois mois après sa victoire, l’ancien leader étudiant progressiste prend ses fonctions présidentielles le 11 mars.

Marion Esnault  • 9 mars 2022 abonné·es
Au Chili, les grandes ambitions de Gabriel Boric
Un gouvernement à l’image du changement réclamé par la rue en 2019u2009: le plus divers que le pays ait connu.
© JAVIER TORRES / AFP

Vendredi 11 mars, le tournant politique amorcé par le Chili il y a plus de deux ans se concrétise. La cérémonie officielle de passage de pouvoir du président sortant conservateur, Sebastian Piñera, au nouveau président, Gabriel Boric, marque une étape clé dans la nouvelle ère politique que connaissent les Chiliens. Depuis qu’ils se sont révoltés en octobre 2019, ils ont obtenu l’écriture d’une nouvelle Constitution pour mettre fin à celle imposée dans le sang en 1980 par le dictateur Augusto Pinochet. Depuis l’explosion sociale, les Chiliens ont voté à quatre reprises et ont renouvelé une bonne partie du paysage politique. De nouveaux visages, souvent issus de la société civile, ont été installés dans les mairies, les gouvernements régionaux, les chambres parlementaires, la Convention constitutionnelle, et la présidence de la République.

Après dix-sept années de dictature et trente années de néolibéralisme, le Chili s’est réveillé et s’offre la possibilité de construire un modèle plus digne, plus équitable, plus respectueux de l’environnement et de ses peuples originaires. Gabriel Boric a promis des changements profonds, en écho aux exigences de la rue apparues en 2019 : « Nous devons avancer avec responsabilité dans les changements structurels sans laisser personne de côté ; croître économiquement ; convertir ce qui pour beaucoup constitue des biens de consommation en biens sociaux, peu importe la taille du portefeuille de chacun », avait-il déclaré après sa victoire.

Le jeune président de 35 ans va prendre les commandes du Chili, porté par un élan d’espoir mais dans un contexte mouvant et complexe. Entre révolte sociale et pandémie, l’économie réputée stable du Chili ne s’est jamais aussi mal portée. L’inflation ne cesse d’augmenter, le coût de la vie se rapproche toujours un peu plus de celui de l’Europe, alors que la pauvreté et la précarité ne font que s’accentuer.

Le défi : instaurer un État-providence garantissant les droits sociaux fondamentaux.

La migration irrégulière massive de Vénézuéliens, d’Haïtiens ou de Colombiens, qui a conduit Sebastian Piñera à militariser les kilomètres de frontière sur les hauts plateaux des Andes au nord, va obliger Gabriel Boric à gérer un épineux sujet dès les premières semaines de son mandat. Au sud, le Wall Mapu – territoire des Mapuche –, qui vit au rythme des incendies volontaires contre la grande industrie du bois, a également été militarisé et sera l’un des dossiers figurant sur le haut de la pile.

Gabriel Boric devra aussi gouverner sans majorité au Congrès. Dans ce contexte, il lui sera difficile de faire adopter les réformes structurelles promises durant sa campagne. Son alliée principale sera probablement la Convention constitutionnelle, qui, après sept mois de travail, commence à voter les articles des nouvelles règles démocratiques du pays. Les aspirations des constituants, principalement issus de mouvements sociaux et de partis de gauche, semblent concorder avec celles du nouveau président. État plurinational, déprivatisation de l’eau, nationalisation des ressources naturelles, gratuité de l’accès à l’éducation et à la santé : autant de projets portés par les conventionnels qui correspondent aux intentions réformatrices du nouveau gouvernement.

La nouvelle Constitution devrait être sur le bureau du chef d’État début juillet pour l’organisation d’un référendum obligatoire, en septembre. Dans l’immédiat, Gabriel Boric devra se prononcer sur la grâce des prisonniers de la révolte. La répression d’octobre 2019 a été d’une extrême violence, faisant plus de trente morts. Quatre cents personnes y ont également perdu un œil. Deux ans plus tard, des centaines de manifestants, jeunes pour la plupart, croupissent toujours en prison de manière préventive. La rue et les associations de familles de prisonniers exigent leur libération. Sebastian Piñera avait fait la sourde oreille. Gabriel Boric n’aura d’autre choix que de se positionner.

Ce 11 mars, Sebastian Piñera, qui briguait un second mandat, remet l’écharpe présidentielle au plus jeune président chilien. Le même Gabriel Boric qu’il avait refusé de recevoir au palais de la Moneda, lorsque ce dernier était à la tête des mouvements étudiants en 2011. Les « pingouins »(surnom donné aux élèves du secondaire)avaient paralysé le pays pendant plusieurs mois en exigeant une éducation gratuite et accessible à tous. Aujourd’hui encore, la plupart des étudiants qui sortent diplômés des universités sont endettés avant même de débarquer sur le marché du travail.

La restructuration complète du modèle d’éducation est l’un des piliers fondamentaux du programme de l’ex-leader étudiant devenu président. Tout comme la santé, la retraite ou l’eau, l’éducation au Chili s’est convertie en marchandise. L’implantation du modèle néolibéral par les Chicago Boys pendant la dictature (1973-1990), scellé par la Constitution de 1980, a réduit l’État autant qu’il pouvait l’être, et tous les secteurs sociaux ont été confiés aux entreprises privées et soumis à la loi du marché. « Si le Chili est le berceau du néolibéralisme, il sera aussi son tombeau », avait déclaré Gabriel Boric lors de sa victoire à la primaire de la gauche pour l’élection présidentielle. Tout est dit. Le Président s’est lancé le défi d’instaurer un État-providence où sont garantis les droits sociaux fondamentaux et la dignité.

Pour affronter ces enjeux transformateurs, Gabriel Boric s’est doté d’un gouvernement à l’image du changement profond que réclamait la rue en 2019. C’est probablement le cabinet ministériel le plus divers que le pays ait connu, et il symbolise le détachement à l’œuvre à l’égard des élites politiques et économiques qui le gouvernent depuis le retour à la démocratie en 1990. Le nouveau gouvernement est majoritairement féminin – 14 femmes et 10 hommes – et rassemble un tiers d’indépendants, surtout universitaires, qui n’ont jamais mené de carrière partisane. Il est composé de visages jeunes et incarne cette nouvelle génération qui n’a pas connu le traumatisme de la dictature. Et qui n’a pas non plus froid aux yeux.

Lors de la cérémonie de présentation de ses ministres, en janvier, Gabriel Boric a appelé son nouveau gouvernement à « consolider la relance de notre économie sans reproduire les inégalités structurelles » du passé,et à établir « une croissance soutenable, accompagnée d’une répartition juste de la richesse ». Qualifié de « communiste » tout au long de la campagne par ses détracteurs, Gabriel Boric sait qu’il va devoir rassurer les marchés, très inquiets par l’instabilité du pays et son ambitieux programme. Au lendemain de son élection, le 20 décembre dernier, la Bourse de Santiago avait chuté de 8 % à l’ouverture. Depuis 2019, une fuite importante de capitaux vers l’étranger a déjà été observée.

Pour les grandes entreprises, particulièrement celles de l’industrie minière, le Chili n’est probablement plus l’« oasis d’Amérique latine », comme le qualifiait Sebastian Piñera avant la révolte sociale de 2019. Car Gabriel Boric n’a pas l’intention de leur faire bénéficier des mêmes avantages fiscaux qu’au cours de ces trente dernières années. Il souhaite taxer les grandes fortunes, augmenter les impôts des grandes entreprises, et surtout nationaliser l’extraction des ressources comme le cuivre ou le lithium.

Cette refondation du modèle économique sera, selon le nouveau président, au service des réformes sociales. Car transformer une éducation privée en éducation gratuite, implanter un système de santé publique ou encore remplacer un modèle de retraite par capitalisation par un modèle solidaire de répartition, cela va demander de lourds investissements. Et du temps. En quatre ans d’exercice, Gabriel Boric est conscient qu’il ne pourra pas reléguer presque cinquante années de politiques néolibérales.

Avec la Convention constitutionnelle, à laquelle il a réitéré son soutien à plusieurs reprises, Boric va consacrer son mandat à poser les bases d’un nouveau paradigme de société, en remettant au cœur des politiques publiques des thématiques transversales souvent délaissées : la reconnaissance des peuples originaires, la décentralisation des pouvoirs, ou encore la crise climatique et environnementale. « Nous allons connaître des moments difficiles, avec une forte exposition et un travail ardu », a-t-il reconnu. Ce qui l’a d’ores et déjà conduit à adopter une posture prudente à cet égard. « Changement graduel », « pas à pas », « petit à petit » : il a nuancé son discours pour anticiper les déceptions si l’application du programme n’était pas à la hauteur des aspirations de vie digne et égalitaire du peuple chilien.

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