Célébrer la tendresse

Depuis vingt ans, la compagnie franco-catalane Baro d’evel fabrique des mondes où humains et animaux portent ensemble la nécessité de réenchanter la vie. Par le rire, la résistance et la douceur.

Anaïs Heluin  • 2 mars 2022 abonné·es
Célébrer la tendresse
© Francois Passerini

La compagnie Baro d’evel a beau se produire depuis plusieurs années dans des lieux majeurs du théâtre public, elle n’a rien perdu des idéaux de liberté et de nomadisme qui ont motivé sa création en 2000 par six jeunes artistes issus du Centre national des arts du cirque (Cnac). Parmi lesquels Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, qui en assument seuls la direction depuis 2006. À la MC93 à Bobigny ou aux Bouffes du Nord à Paris, où ils terminent en ce moment une série de trois semaines de représentation de leur trio – ils sont accompagnés de Gus, un corbeau pie –, les deux artistes débarquent avec leur monde. Et l’institution s’y plie. Pour Là, par exemple, les programmes de salle ne sont distribués qu’en fin de spectacle. Des froissements de papier dans la salle risqueraient de perturber Gus, nous répond-on lorsque la question est posée avant la pièce. On y croit ou pas. L’important, c’est qu’au sein du rituel théâtral Baro d’evel arrive à faire vivre son univers à lui, sa cérémonie.

Quand prend fin, comme d’autres spectacles de la compagnie qui tournent en ce moment (Falaise, formant un diptyque avec ,et la recréation de Mazùt, dont la version originale remonte à 2012), la compagnie fait tourner sa machine à sérigraphie installée au théâtre. Aux manettes le soir de notre venue, Laurent, le chargé de diffusion de la compagnie.

« C’est une tentative politique de pouvoir se dire qu’on va changer quelque chose, qu’on peut ne pas se cantonner à une seule spécialité, à une expertise. Pour nous, cela offre une connexion entre les gens comme entre les langages, qui est très singulière et précieuse », lit-on dans Les Beaux gestes, livreécrit par Baro d’evel et l’autrice et dramaturge Barbara Métais–Chastanier, autoédité par la compagnie à l’occasion de ses 20 ans. Vendu à la fin des représentations, ce bel ouvrage témoigne d’une aventure dont la singularité résiste au temps.

Dans les mots de Barbara Métais-Chastanier, qui a aussi collaboré à la dramaturgie du diptyque Là, Falaise, dans les entretiens avec Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias et dans les citations de leurs nombreux collaborateurs – les chorégraphes Maria Muñoz et Pep Ramis, le peintre Frédéric Amat et le plasticien Bonnefrite –, on ressent l’existence d’une communauté non seulement de travail et de pensée, mais aussi de tendresse.

Dans , cette tendresse s’exprime par les tentatives d’échange entre deux humains et un corbeau pie, chez qui l’absurde confine au sublime. Présent dans chaque création de Baro d’evel depuis de nombreuses années, ce désir de rapprochement entre humains et animaux concourt à la construction de mondes complexes, sortes de tours de Babel où langues et langages divers participent du même rire et de la même résistance.

Gus, l’oiseau de , a beau réduire en miettes le discours qu’essaie laborieusement de prononcer Blaï en début de spectacle, et le cheval de Falaise résister à Camille lorsqu’elle cherche à le diriger vers la sortie, toutes les créatures qui habitent les mondes de Baro d’evel donnent la sensation d’œuvrer ensemble à la construction d’une existence meilleure. À leurs manières différentes dans chaque spectacle, mais toujours inattendues, incongrues, ils partagent leurs recherches avec leurs spectateurs.

«Comment peut-on imaginer répondre aux défis écologiques en taillant à la machette dans les possibilités de relations qu’on pourrait inventer avec les autres vivants ? » s’interroge par exemple Camille Decourtye dans le livre anniversaire de la compagnie. Dans les poèmes vivants qu’elle présente, on peut voir une attention aiguë accordée à ces défis. Plus généralement, on peut y lire un refus des violences et travers de l’époque, hérité en partie par Blaï de ses parents, artistes catalans fondateurs de Clowns sans frontières. « Aujourd’hui, nous évoluons dans un autre contexte. Nous sommes entourés de saturation. Saturation de discours, d’images, de sens, d’imaginaires préécrits. Nous avons besoin de lieux où soustraire. »

, jusqu’au 5 mars aux Bouffes du Nord, Paris Xe, 01 46 07 34 50, www.bouffesdunord.com ; 25 et 26 mars au Prato, Lille… Les autres spectacles en tournée sur barodevel.com

Cinéma
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