En Géorgie, le pouvoir sur un fil

L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe éveille de grandes craintes dans ce pays de moins de 4 millions d’habitants. Le peuple exige de ses dirigeants une position plus franche contre la Russie.

Sylvain Biget  • 9 mars 2022 abonné·es
En Géorgie, le pouvoir sur un fil
Un manifestant géorgien en larmes lors d’une manifestation de soutien au peuple ukrainien, le 4 mars à Tbilissi.
© Daro Sulakauri / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

Ce 25 février, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, ils étaient environ 30 000 à manifester contre cette guerre à Tbilissi. Depuis, cette foule grossit chaque jour sur l’avenue principale de la capitale de la Géorgie. Aux côtés des drapeaux ukrainiens, flottent les étendards géorgiens. Malgré les apparences, ces manifestations massives n’ont pas vraiment le même sens qu’à Berlin, Tokyo, Rome ou Paris.

En 2008, la Géorgie a, elle aussi, connu un début de scénario d’invasion par l’armée russe. À l’issue d’« exercices » frontaliers avec des chars russes, puis d’une simulation de retrait de troupes ayant donné lieu à des accrochages sur la bordure de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, deux régions séparatistes du nord de la Géorgie, une violente guerre a eu lieu durant cinq jours. Le rouleau compresseur russe a verrouillé 20 % du territoire. À l’instar des régions séparatistes du Donbass ce 21 février, Moscou avait à l’époque reconnu officiellement l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. La Géorgie est désormais privée de la moitié de sa façade maritime sur la mer Noire, et les frontières de barbelés grignotent régulièrement du terrain vers le sud. L’armée russe est omniprésente sur la ligne de démarcation, longue de 540 kilomètres, de ces deux territoires. La Russie installe de plus en plus de camps avec des garnisons pour les familles des militaires. Depuis cette époque – et après l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass en 2014 –, la Géorgie vit dans la crainte d’une invasion russe. L’actualité vient amplifier cette menace.

Du côté de Tbilissi, les manifestations pacifiques cachent une autre réalité : la colère envers le pouvoir en place. Alors que la communauté internationale s’est unie pour faire front dès le début de l’invasion, le gouvernement géorgien a traîné des pieds pour prendre position sur les sanctions à appliquer contre Moscou. Tout en restant solidaire de Kyiv, le Premier ministre, Irakli Garibachvili, a considéré que ces sanctions seraient improductives et inefficaces, et pourraient priver la Géorgie des recettes du commerce et du tourisme russes. Une attitude que les médias russes ont immédiatement interprétée comme la peur d’une invasion et un manque de combativité de la part de Tbilissi.

Le gouvernement a traîné des pieds pour se prononcer sur la question des sanctions.

La grogne du peuple aurait pu engendrer un durcissement du pouvoir et un musellement des médias. Mais la pression internationale et celle du peuple ont finalement contrarié une philosophie politique que l’on peut considérer comme relativement passive envers la Russie. Dès le 28 février, la banque centrale géorgienne annonçait qu’elle ne mettrait pas d’entraves à la mise en place de sanctions économiques envers la Russie. Deux jours après, le pays a finalement soutenu la résolution des Nations unies condamnant l’agression russe et celle du Conseil de l’Europe suspendant les droits de représentation de la Russie. Puis, toujours sous la pression populaire, dans la foulée de la signature d’une demande d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, la présidente de la Géorgie, Salomé Zourabichvili, a fait de même, le 3 mars, en même temps que la Moldavie. Changement de cap ou double jeu ?

Dans l’esprit des dirigeants issus du parti Rêve géorgien, au pouvoir depuis près de dix ans, la mission première a toujours été de ne pas éveiller l’attention de l’inquiétant « voisin ». C’est pour cette raison que le pouvoir en place a toujours maintenu des relations avec la Russie, ne serait-ce que dans le domaine économique. Et ce, même après l’annexion de la Crimée en 2014. Dans l’ombre du gouvernement, la présence de Bidzina Ivanishvili, le fondateur du parti, qui a fait fortune en Russie, peut aussi être considérée comme un élément favorisant cette intention. Un comportement paradoxal, puisque, depuis 2014, le pays a engagé des efforts importants pour enclencher un processus d’adhésion à l’UE et à l’Otan. Des efforts vains en raison du côté explosif de sa situation géographique et de la présence d’un conflit gelé sur son territoire.

Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, entre une communauté européenne particulièrement soudée et une population patriote, le gouvernement tente de poursuivre sa marche de funambule sur une ligne de plus en plus étroite. Malgré une apparente stabilité politique, les aspirations au changement de la population se manifestent chaque jour plus clairement. Une question se pose : en cas de bouleversement dans le pays, la Russie disposera-t-elle toujours de sa capacité de nuisance actuelle ?

Monde
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