« Cendrillon », de Joël Pommerat : Ne pas s’en laisser conter

Dix ans après sa création, Joël Pommerat reprend sa Cendrillon. Drôle et violente, sa version dit avec délicatesse les affres de l’enfance.

Anaïs Heluin  • 1 juin 2022 abonné·es
« Cendrillon », de Joël Pommerat : Ne pas s’en laisser conter
© Cici Olsson

Le conte, pour Joël Pommerat, relève d’un « parti pris d’écriture qui consiste à décrire des faits fictionnels comme s’ils étaient réels (1) ». Selon cette définition, que l’« écrivain de spectacles »(il préfère ce terme à celui de « metteur en scène ») formule dans un livre qu’il a écrit en 2010 avec Joëlle Gayot, il y a donc du conte dans toutes les pièces qu’il crée depuis la fondation de sa Compagnie Louis Brouillard en 1990.

Dans sa fragmentaire Réunification des deux Corées (2013), par exemple, toutes les sortes de couples fictifs qui se succèdent pour questionner la nature du sentiment amoureux ont la forte apparence de réalité recherchée par l’artiste dans sa pratique du conte. C’est aussi le cas des femmes, des hommes et des robots de son dernier spectacle, dont le titre, Contes et légendes, en dit long sur son amour des fables. Lesquelles sont présentes jusque dans Ça ira – Fin de Louis (2017), dans la manière dont l’imaginaire comble les vides laissés par l’histoire de la Révolution française.

En reprenant sa Cendrillon créée en octobre 2011, Joël Pommerat continue de creuser son rapport très particulier au conte, qu’il est loin de ne destiner qu’aux enfants. Comme son Petit Chaperon rouge (2006) et son Pinocchio (2008), sa Cendrillon est très éloignée des versions les plus connues en France : celles de Charles Perrault et des frères Grimm, adaptées pour les plus jeunes.

En faisant du deuil de la mère de l’héroïne le cœur de sa pièce, Joël Pommerat place celle-ci parmi ses créations destinées aux adultes, et non à côté d’elles. Conçue avec son scénographe et créateur de lumières Éric Soyer, qui l’accompagne depuis ses débuts, elle se déroule dans la semi-pénombre qui enveloppe les acteurs ainsi que les plateaux presque nus de tous les spectacles de la compagnie.

Dès l’introduction, il est clair que Pommerat aborde l’histoire de Cendrillon de la même façon que ses autres récits : en plaçant le texte sur le même plan que toutes les autres composantes de la pièce. Tandis qu’en voix off une femme à l’accent indéfinissable prétend ne plus connaître son âge tant il est grand et ne plus même savoir si elle fut ou non un jour Cendrillon, un danseur traduit ses mots en gestes étranges. Il nous fait ainsi entrer dans un monde où l’imaginaire et l’interprétation sont autant sinon davantage princes que le prince de Cendrillon, incarné par une femme qui joue aussi le rôle d’une des sœurs de l’héroïne.

Cet univers repose sur une incompréhension qui nous est révélée d’emblée : dans les derniers mots presque inaudibles de sa mère, Cendrillon comprend l’ordre de ne jamais oublier celle-ci plus de cinq minutes, sans quoi elle disparaîtra à nouveau. Nous n’apprendrons qu’à la fin ce qui fut vraiment dit. Entre-temps, Cendrillon aura connu une chute puis une ascension dont les motifs sont empruntés aux différentes versions du conte que l’on connaît. Ils y sont toute-fois développés de façon inattendue, faisant parfois subtilement écho à notre époque. Face aux tâches ingrates imposées à la jeune fille par sa belle-mère, par exemple, la Cendrillon jouée par Léa Millet (d’autant plus incroyable qu’elle n’avait presque aucune expérience de la scène avant de reprendre ce rôle incarné en 2011 par Deborah Rouach) affirme une féminité très éloignée de celle, tout en fragilité et en soumission, que l’on rencontre chez Grimm et Perrault. Elle affirme une tendance à la provocation qui témoigne de l’émancipation des femmes depuis le XVIIIe siècle. Les deux belles-sœurs sont d’égoïstes pimbêches toujours rivées à leur portable, tandis que leur mère (Catherine Mestoussis) entretient sa jeunesse à coups de bistouri.

À côté de ces monstres trop humains, Cendrillon présente quelques créatures bienfaisantes, mais privées des pouvoirs que leur donnent les contes pour enfants. La bonne fée de Cendrillon, par exemple, est moins magique que bordélique. La cruauté, dans le conte de Pommerat, ne se promène jamais sans un humour qui ravage les idées reçues.

(1) Joël Pommerat. Troubles, Joëlle Gayot et Joël Pommerat, Actes Sud, 2009.

Cendrillon, jusqu’au 19 juillet au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris Xe, 01 42 08 00 32, www.portestmartin.com

Théâtre
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