« Tueurs », de Jean-Michel Espitallier : Sombres humains

Dans Tueurs, de Jean-Michel Espitallier, surgissent des assassinats de guerre, avec leur effroi, et l’humanité terrible et résiduelle de la barbarie.

Christophe Kantcheff  • 13 juillet 2022 abonné·es
« Tueurs », de Jean-Michel Espitallier : Sombres humains
Un ossuaire, au Cambodge, en 1995, vingt ans après la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges.
© AFP

Après Centre épique (lire Politis n° 1635, du 6 janvier 2021) et Cow-boy (Politis n° 1593, du 4 mars 2020), évocation de l’émigration de son grand-père aux États-Unis dans les premiers temps du XXe siècle, Jean-Michel Espitallier embrasse un sujet d’une actualité incessante : le meurtre en temps de guerre – le mot étant considéré dans toutes ses variantes : guerre civile, traditionnelle, coloniale, interethnique… Il ne détaille pas les caractéristiques de tel ou tel conflit, assassinat de masse ou génocide. Il décrit des scènes se déroulant dans tous les coins du monde. « L’action est en », commence-t-il, avant de se livrer à une énumération de plusieurs pays, puis de conclure : « c’est-à-dire n’importe où ».

Factuel, Tueurs l’est avant toute chose. Pour ce faire, l’auteur a imaginé ce qu’en art contemporain on désignerait du mot d’installation. Le livre est constitué de cent « images », qui sont, bien sûr, autant de textes composés de signes typographiques. « Les scènes décrites dans les “images” sont issues de vidéos, le plus souvent amateurs, diffusées sur Internet, d’autres de photographies ou de témoignages », est-il précisé en fin de volume. L’une des nombreuses citations qui ouvrent Tueurs, qui en donnent en quelque sorte le mode d’emploi, souligne combien l’écrit travaille l’imaginaire. Elle est extraite du livre de Jean-Christophe Bailly L’Imagement (1) : « S’il n’est lui-même image, le langage image le monde, stimule des images dont il est la légende. »

Ce n’est pas tout : sont intercalés, toutes les deux pages, deux témoignages directs, souvent brefs, d’assassins assermentés, qu’il s’agisse de Khmers rouges, de la Radio-Télévision des Mille Collines au Rwanda, d’un SS, d’un milicien serbe, d’un pilote américain au Vietnam ou du général Bigeard…

Tueurs est un tableau de l’horreur. Une phrase peut résumer l’ensemble. Elle était dispensée dans l’« enseignement » khmer rouge : « À te garder, on ne gagne rien, à t’éliminer, on ne perd rien. » Ce n’est pas une apologie du crime, mais l’énonciation de son évidente nécessité. Le crime comme on écrase un moustique.

Au fil des pages, des thèmes se dégagent. Le viol, la torture, le sadisme, l’indifférence… À quoi s’ajoute le spectacle que représente la mort : plusieurs images montrent des publics, y compris des enfants, rassemblés pour jouir de ce qui s’offre à eux. Sans doute autant dans le plaisir que dans l’effroi, mais le lecteur n’en sait rien. L’écriture de ces scènes est strictement descriptive, un peu à la manière de la poésie objective, dont l’un des principaux représentants figure lui aussi en exergue du livre : William Carlos Williams (citation : « Pas d’idées sinon dans les faits »).

Tueurs ne se propose pas de dresser la typologie des différentes situations de meurtre. Ou, plus exactement, il ne s’arrête pas là. Les propos les plus effrayants sont contenus dans les témoignages. Les plus étonnants aussi, comme cet aveu d’un interrogateur de l’armée états-unienne en Irak : « Certaines techniques étaient inspirées de séries télé. Par exemple, nos supérieurs nous ont demandé de simuler des exécutions […], ils avaient vu ça à la télévision. On n’était pas formés à ça. » Ces paroles combinent finalement très bien avec les « images ». Car celles-ci ont un effet itératif plus insidieux. On y lit d’ailleurs ceci, qui colle parfaitement avec ce que ressent le lecteur : « L’opération est bien réglée. Bien organisée. Mécanique. Répétitive. »

La sensation nauséeuse reste. Mais le caractère extraordinaire recule pour laisser place à un sentiment de banalité sans fond. La monstruosité n’est plus précisément située : elle est de tous les horizons, comme une maladie familière, une épidémie foudroyante pouvant toucher tous les humains. Au terme d’un livre dérangeant, aux antipodes de la « littérature » courante et divertissante, Jean-Michel Espitallier atteint là une vérité anthropologique, existentielle. Tueurs pénètre au cœur de notre sombre humanité.

(1) Seuil, 2020.

Tueurs, Jean-Michel Espitallier, éditions Inculte, 169 pages, 14,90 euros.

Littérature
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