Franco ou l’histoire instrumentalisée

Dans un ouvrage récemment traduit en français, le journaliste et essayiste Pío Moa réactive l’historiographie officielle franquiste à propos de la guerre civile espagnole. Le Figaro lui a accordé une large audience cet été.

Pierre Salmon  • 29 août 2022
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Franco ou l’histoire instrumentalisée
© Une manifestation contre les crimes du franquisme, à Madrid, en 2020. (Photo : OSCAR GONZALEZ / NURPHOTO / NURPHOTO VIA AFP.)

La publication d’un entretien de Pío Moa par Le Figaro Histoire, le 27 juillet (1), puis sa promotion par une vidéo d’Isabelle Schmitz pour Le Figaro ont créé la stupeur au sein du monde académique. À juste titre. En relayant les thèses de ce polémiste néofranquiste, le journal français participe à l’instrumentalisation de l’histoire de la Seconde République espagnole (1931-1939) et de la guerre civile (1936-1939) qui oppose la République du Front populaire aux insurgés militaires rapidement dirigés par le général Franco.

L’auteur à succès, qui a conquis une réelle surface médiatique grâce à ses ouvrages sur la guerre civile espagnole et ses origines, se dit historien. Il n’en a pourtant ni la méthode ni les intentions. Depuis la publication de son livre Les Mythes de la guerre d’Espagne, 1936-1939, en 2003, les chercheur·euses espagnol·es ont démontré qu’il ne recoupe pas les informations, sélectionne les sources allant dans le sens de son récit, quitte à les manipuler ou à les sortir de leur contexte… quand il daigne les citer ! Il y a bien longtemps que ses thèses et sa démarche ont été dénoncées en Espagne.

Pío Moa, qui se présente comme la seule personne capable d’apporter des thèses « novatrices » sur la guerre civile et ses origines, se contente de réactiver la propagande et l’historiographie officielle franquistes. Ce faisant, il laisse de côté la quasi-totalité des travaux scientifiques, nie leur apport, et instrumentalise un clivage entre ses comparses et lui et l’ensemble de la communauté académique. Tout est fait pour aller à rebours des débats scientifiques. Sa récente traduction en France, chez L’Artilleur, aurait pu passer inaperçue si Le Figaro ne lui avait pas accordé une audience qu’il ne mérite pas.

Il y a bien longtemps que les thèses et la démarche de Pío Moa ont été dénoncées en Espagne.

Dès lors, un débat a animé la communauté scientifique française. Faut-il lui répondre, au risque de faire croire qu’il s’agit d’une querelle entre historien·nes ? À défaut, le risque n’est-il pas de lui laisser le champ libre ? Peut-être est-il bon de revenir sur quelques arguments notables de son récit. Tous les citer relève de l’impossible tant les poncifs et contrevérités s’enchaînent sous sa plume. Un fact checking en bonne et due forme porte en lui le risque de nous enfermer dans des débats qui n’ont pas lieu d’être, tant certains faits ont été depuis longtemps – et rigoureusement – contredits.

D’abord sur l’origine de la guerre civile espagnole, que Pío Moa – et Isabelle Schmitz après lui – impute à tort à la gauche. Si aucun chercheur ne contredit l’existence de violences de gauche avant et pendant la guerre civile, tous s’accordent à dire que le coup d’État a été préparé et décidé par une partie de l’armée avec le soutien de la droite antidémocratique. La gauche était hétéroclite – une partie est antistalinienne – et il n’existe pas de « complot communiste » contre lequel Franco et ses alliés se devaient d’agir « préventivement », ni de volonté de Staline d’installer une « dictature communiste » en Espagne.

Le conflit, qui n’avait rien d’inévitable – contrairement à l’idée fausse que tente d’instiller Pío Moa –, a été décidé par des militaires et une grande partie de la droite ayant décidé d’en finir avec la légalité républicaine. Leurs partisans puis leurs propagandistes ont tôt fait d’attaquer la légitimité de la République espagnole, voire sa légalité, afin de mieux justifier le soulèvement militaire. Toujours dans la même optique, Pío Moa et d’autres se sont attachés à sous-estimer la répression franquiste, voire à nier certains crimes. Comme certains des épisodes les plus connus de la guerre civile : l’assassinat du poète Federico García Lorca (août 1936), le massacre de Badajoz (août 1936), ou encore le bombardement de Guernica (avril 1937).

L’histoire de la guerre civile et de la dictature mérite mieux qu’une instrumentalisation idéologique.

Par Pierre Salmon / maître de conférences à l’ENS Ulm.


Lire aussi « L’Espagne et la postérité du franquisme », Mercedes Yusta, Le Grand Continent, 2 décembre 2021.

La guerra que nos han contado y la que no. Memoria e historia de 1936 para el siglo XXI, Pablo Sánchez León & Jesús Izquierdo Martín, Postmetropolis Editorial, 2017.

(1) Lire « De bonne humeur », _Politis n° 1720, 25 août.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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