Climat : les journalistes face à leurs responsabilités

Une « charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique », qui paraît ce 14 septembre, entend donner aux médias toutes les clés pour produire une information qui prenne enfin au sérieux les enjeux écologiques.

Yann Mougeot  • 14 septembre 2022 abonné·es
Climat : les journalistes face à leurs responsabilités
© La canicule de cet été a trop souvent été traitée de manière légère, voire sous l’angle du plaisir. (Montage politis : photos AFP/JOEL SAGET, Joao Luiz Bulcao/Hans Lucas via AFP, Antoine De Raigniac/Hans Lucas via AFP.)

L e travail journalistique sur les questions environnementales, et notamment sur les émissions de gaz à effet de serre, n’est pas du tout à la hauteur des enjeux écologiques », déplore Juliette Quef, directrice de publication de Vert, site indépendant d’information sur les luttes pour le climat et l’écologie. Avec d’autres journalistes, issus des rédactions de Reporterre, de Socialter ou de médias généralistes, elle travaille depuis mars 2022 sur la « charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique ».

Un texte articulé en treize grands principes et qui, sans être moralisateur, se veut un « outil pour tous les journalistes », explique Anne-Sophie Novel, qui a coordonné le projet. Pour elle, cette charte, dont Vert est à l’initiative, doit devenir une « boussole intemporelle » que les journalistes pourront utiliser comme ligne directrice de leurs ­pratiques professionnelles. Une démarche qui rencontre déjà un franc succès.

Le texte, rendu public ce 14 septembre et à télécharger ici (et à lire en fin d’article) a ainsi déjà été signé par plusieurs centaines de journalistes, citoyens et chercheurs, ainsi que par des dizaines de rédactions, dont celle de Politis. « Nous espérons créer un nouvel état d’esprit dans la profession et aider nos confrères et consœurs, pour qu’ils puissent peser en conférence de rédaction et proposer plus de sujets sur le climat », complète Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre, site d’information qui a contribué au projet.

Lire notre billet > Écologie : point de bascule dans les médias

Ce besoin d’informations de qualité sur le climat est aussi partagé par une partie du public, concerné et alerté par le désastre écologique en cours. C’est notamment le cas de Climat médias, collectif citoyen qui milite pour que les chaînes de télévision s’emparent plus sérieusement du sujet. L’association s’est illustrée sur les réseaux sociaux en proposant une analyse chiffrée du temps d’antenne consacré au climat par les grandes chaînes. Et ses conclusions sont alarmantes.

En juillet, alors que s’enchaînent les épisodes de canicule, TF1 ne consacre que 2,65 % de ses reportages à la question climatique quand France 3 et France 2 atteignent à peine 3,24 % et 5,21 %.

En avril, le Giec livrait le troisième volet de son rapport, qui portait sur l’augmentation et les modalités d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre. Selon Climat médias, TF1, M6, France 2, France 3 et Arte y avaient alors consacré… treize minutes d’antenne, toutes chaînes cumulées, dans les deux jours qui avaient suivi la publication du rapport.

En juillet, alors que s’enchaînent les épisodes de canicule, TF1 ne consacre que 2,65 % de ses reportages à la question climatique, quand France 3 et France 2 atteignent à peine 3,24 % et 5,21 %. Ce qui constitue tout de même une nette progression par rapport aux années précédentes. L’enjeu est de taille, alors que l’été 2022 a été le deuxième plus chaud jamais enregistré en Europe, car ce sont chaque jour près de 13 millions de Français qui regardent les journaux télévisés produits par ces trois chaînes.

Traiter ensemble le vivant et la justice sociale

« Le consensus scientifique est clair : la crise climatique et le déclin rapide de la biodiversité sont en cours, et les activités humaines en sont à l’origine », écrivent en introduction les auteurs de la charte. Fini les invités climato­sceptiques sur les plateaux de télévision, fini les sujets superficiels qui évoquent les conséquences de la crise climatique sans en aborder les causes, fini le financement des médias par des entreprises polluantes.

L’écologie ne doit plus être cantonnée à une simple rubrique.

« Il appartient à l’ensemble des journalistes d’être à la hauteur du défi que représente l’emballement du climat pour les générations actuelles et à venir », poursuivent-ils, avant d’énoncer le premier grand principe, à appliquer dans toutes les rédactions : « Traiter le climat, le vivant et la justice sociale de manière transversale ». La charte appelle ainsi à considérer l’ensemble des sujets sous le prisme de l’écologie, qui « ne doit plus être cantonnée à une simple rubrique ».

Les modes de production et de consommation ou encore les loisirs et le travail ont une influence sur le dérèglement climatique. Les guerres, les pénuries ou les migrations peuvent aussi en être des conséquences. Et ça, toutes les rédactions ne l’ont pas compris. À l’image de la chaîne publique France 2. Les journalistes d’Arrêt sur images ont visionné 134 reportages produits par la chaîne et consacrés aux feux de forêt qui ont frappé la France durant tout l’été (lire « Sur France 2, rideau de fumée sur les causes des mégafeux », arretsurimages.net, 9 août 2022).

Une petite dizaine d’entre eux seulement font le lien avec le réchauffement global, et de manière très superficielle. Quand France 2 interroge des vacanciers délogés de leur camping par les flammes, la chaîne omet « le fait que, précisément, la présence d’installations touristiques au sein même des forêts peut déclencher des incendies », écrivent ­Emmanuelle Walter et Louison Gasnier, autrices de l’article.

Les chaînes d’information et les médias généralistes s’entêtent à illustrer leurs sujets canicule avec des images de vacanciers qui sirotent un cocktail au soleil.

La charte exhorte aussi les rédactions à user de pédagogie lorsqu’elles manient des données scientifiques complexes. Elle invite les journalistes à « s’interroger sur le lexique et les images utilisés » lorsqu’ils évoquent le dérèglement climatique. Une préconisation plus que bienvenue, au regard du traitement médiatique de l’été caniculaire vécu par la France cette année.

Les chaînes d’information et les médias généralistes se sont une nouvelle fois entêtés à illustrer leurs sujets canicule avec des images de vacanciers qui sirotent un cocktail au soleil ou se rafraîchissent dans la piscine de leur hôtel climatisé. Une iconographie qui minimise la gravité du désastre écologique et induit l’idée que les épisodes caniculaires pourraient être des moments de plaisir.

Souligner une origine systémique

Les quatrième et cinquième points du texte invitent à repenser les angles choisis par les journalistes. Exit les articles ou reportages qui font peser sur les citoyens la responsabilité de la lutte sur le front du climat. Il faut « questionner le modèle de croissance et ses acteurs économiques, financiers et politiques », écrivent les auteurs de la charte, insistant sur le fait que « l’essentiel des bouleversements est produit à un niveau systémique et appelle des réponses politiques ». Un constat déjà intégré par les rédactions spécialisées mais qui l’est moins par les journalistes issus de médias généralistes. Lesquels délaissent souvent les sujets consacrés à la responsabilité du modèle de production capitaliste, au profit des écogestes du quotidien, certes utiles mais pas suffisants.

Plus loin, la charte invite à enquêter sur les solutions et à questionner celles qui sont proposées par les décideurs politiques. « Malheureusement, l’écologie a été dépolitisée dans les rédactions, notamment parce que ce discours est difficile à entendre pour les annonceurs », regrette Anne-Sophie Novel. Pourtant, la prise de conscience écologique gagne du terrain dans la société, en même temps que progresse la défiance envers les médias.

L’écologie a été dépolitisée dans les rédactions, notamment parce que ce discours est difficile à entendre pour les annonceurs.

Il faut alors « assurer la transparence » et « révéler les stratégies produites pour semer le doute dans l’esprit du public », préconisent les auteurs, qui précisent que « certains intérêts économiques et politiques œuvrent activement à la construction de propos qui trompent la compréhension des sujets ». CNews, qui appartient à Vincent Bolloré, en est l’un des exemples les plus criants. La chaîne d’information en continu ne cesse de dérouler le tapis rouge aux représentants de ces intérêts.

Quand les présentateurs stars de la chaîne, comme Pascal Praud ou Ivan Rioufol, ne remettent pas eux-mêmes en question le consensus scientifique, ils donnent la parole aux partisans les plus caricaturaux du climato­scepticisme. Comme en juillet, lorsque le physicien controversé François Gervais assure en plateau qu’« il n’y a pas d’urgence climatique ». Sans qu’aucune véritable contradiction ne lui soit opposée.

Pratiquer un journalisme « bas carbone »

« Les médias ne peuvent pas alerter et demander une action en faveur de la lutte contre le dérèglement climatique s’ils ne font pas eux-mêmes des efforts de ce point de vue », assure Hervé Kempf. Pour produire une information qui soit audible pour le public, les journalistes doivent donner l’exemple. En « pratiquant un journalisme bas carbone », en « s’opposant aux financements issus des activités les plus polluantes » et en consolidant l’indépendance des rédactions, proposent les auteurs du texte. Les rédactions peuvent, par exemple, privilégier le recours à des correspondants locaux lors de reportages à l’étranger et ainsi éviter une utilisation abusive de transports polluants.

Évidemment, les journalistes ne choisissent pas les annonceurs qui financent leur média. Mais ils doivent pouvoir, sur ce sujet, « exprimer sans crainte leurs désaccords » auprès de leur hiérarchie. Car, au-delà des problématiques éthiques soulevées par ce mode de financement, comment un sujet télévisé sur le dérèglement climatique pourrait-il être crédible s’il est suivi d’une publicité pour une compagnie aérienne ?

La route est encore longue pour que les médias se hissent à la hauteur du degré d’urgence écologique.

La route est encore longue pour que les médias se hissent à la hauteur du degré d’urgence écologique. Mais le succès de cette charte est de bon augure et semble combler une véritable attente, du côté des journalistes comme de leur public.

Ailleurs dans le paysage médiatique, les choses bougent également. À la fin du mois d’août, Radio France annonçait prendre un « tournant environnemental ». Le groupe a lancé un plan de formation « inédit » de ses équipes éditoriales (près de 800 personnes), promet de faire de la crise climatique un « axe éditorial majeur » et s’engage à réduire son bilan carbone de 40 % d’ici à 2030. « Nous n’avons pas la prétention de tout régler en cinq minutes, précise Vincent Giret, directeur de l’information et des sports, mais notre démarche est de faire avancer les choses concrètement au fur et à mesure ». La création d’une cellule « environnement et climat » a été annoncée le 7 septembre par la rédaction nationale de France 2 et France 3.

À Claire Morvan, présidente du collectif Climat médias, de conclure, avec une citation de Victor Hugo : « Rien n’est plus fort qu’une idée dont l’heure est venue. »


Les 12 points de la « charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique » :

© Politis
Écologie
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