Élections au Brésil : Campinho, le quilombo gardien de la forêt

Cette communauté, fondée par d’anciennes esclaves noires, promeut une gestion collective et écologique de son territoire.

Patrick Piro  • 28 septembre 2022 abonné·es
Élections au Brésil : Campinho, le quilombo gardien de la forêt
© Cirlene Martins, membre de la communauté Campinho. (Photo : Patrick Piro.)

Juste quelques feuilles de chou manteiga à cueillir, et elle devra filer, avertit-elle : on a besoin d’elle au restaurant communautaire car un groupe est attendu pour le déjeuner. Oui, mais entre Cirlene et son « agroforêt », c’est plus qu’une passion – une nécessité vitale, à l’écouter.

Bottes, foulard dans les cheveux, machette à la main, le restaurant s’est évaporé. Elle veut tout montrer. La cueillette d’un régime de bananes, perché à cinq mètres, le déterrage des pieds de manioc, l’abattage d’un palmier pupunha pour en extraire le cœur, les fruits du palmier juçara, au jus très apprécié, un semis de graines de maïs – « une lignée locale que nous entretenons depuis plus d’un siècle » –, le potager débordant de vert tendre, où poussent une vingtaine de légumes et d’herbes, ainsi que des fleurs à profusion.

Certaines variétés détournent les insectes prédateurs des plantes comestibles : elles font partie intégrante de cette agroforêt qui vise à optimiser la production des cultures et leur santé. Mais le potager a-t-il besoin du chatoiement de 23 variétés de poinsettia ? Cirlene Martins, oui. Elle rayonne, butinant de fleur en fleur pour choisir celles qui décoreront le restaurant.

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Cirlene Martins au travail dans sa parcelle d’agroforêt, avec son beau-frère (première photo). Elle présente les fleurs cueillies pour la décoration du restaurant communautaire (deuxième photo). (Photo : Patrick Piro.)

Le plaisir qu’elle prend à s’occuper de sa parcelle contribue à son abondance, au même titre que l’engrais liquide qui s’écoule du biodigesteur alimenté par les déchets organiques du restaurant, ou encore le limon déposé par les crues de la rivière Carapitanga, qui traverse le quilombo Campinho da Indépendência (Petit champ de l’Indépendance).

Prédateurs fonciers

Cette communauté a été fondée par trois esclaves noires quand leurs maîtres se sont volatilisés. À la fin du XIXe siècle, la fazenda (grande propriété terrienne) Indépendência, située à une vingtaine de kilomètres du bourg côtier de Parati, au sud de l’État de Rio de Janeiro, voit son modèle économique s’effondrer. Les terres sont épuisées par des décennies de monocultures de canne à sucre ou de café. Surtout, l’esclavage vient d’être aboli.

Les maîtres abandonnent les lieux. Et les esclaves à leur destin. Dont Antonica, Marcelina et Luíza, qui décident de fonder une communauté sur place. On rase la maison des maîtres. Parati est à près de cinq heures de marche, et le quilombo Campinho da Indépendência se développe dans une quasi-autarcie, fondée sur ses valeurs cardinales – vie très collective, exploitation respectueuse des ressources de la nature.

Tout bascule au début des années 1970 avec la construction de la BR-101, la route côtière qui traverse la splendide Costa Verde, écharpe résiduelle de la forêt Atlantique (1). « Le tourisme s’y est rué, mais aussi une kyrielle de grands nuisibles ! », explique Daniela Elias Santos, 35 ans.

Les prédateurs fonciers, légaux ou non, les promoteurs immobiliers, et même l’industrie nucléaire (2), liste la vice-présidente de l’Association des habitants du quilombo Campinho de Indépendência (Amoqc), aussi remontée que le jour de ses 21 ans, quand elle fut interpellée vertement un conseiller municipal de Parati, lors d’une réunion où elle s’était laissée entraîner. « Je me suis découverte militante de notre cause quilombola. »

La communauté, qui n’a jamais été consultée, est coupée en deux par la BR-101. La rivière a perdu ses poissons, partiellement ensablée par les travaux et polluée par de nouveaux voisins négligents. La terre Independência est cependant redevenue très attractive pour le tourisme.

Surgissent alors les petits-fils des anciens maîtres venus revendiquer la propriété de « leur » terre. « Vous pouvez rester ici à condition de travailler pour nous », s’entend dire Valentino Conceição, 97 ans aujourd’hui et grand artisan de la résistance. Les quilombolas n’avaient alors aucune connaissance de leurs droits. Et notamment de l’article 68 de la Constitution : « Les descendants des communautés des quilombos se voient reconnue la propriété définitive des terres qu’ils occupent. »

Expériences collectives

Pour prouver l’historique de leur occupation, Campinho da Independência dispose d’un atout décisif : l’arbre généalogique de la communauté, qui remonte aux trois fondatrices, établi par l’anthropologue Neusa Gusmão. En dépit de l’appui constant de Benedita da Silva, pionnière parmi les femmes politiques noires, les quilombolas devront affronter deux décennies de tracasseries juridiques et de mauvaise volonté administrative.

Le 21 mars 1999, Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, l’occupation des 287 hectares du quilombo par quatorze noyaux familiaux – entre 600 et 700 habitant·es – est définitivement légalisée. « C’était une première dans l’État de Rio de Janeiro. D’un coup, nous existions aux yeux de la société ! », se félicite Daniela Elias Santos.

L’agroforesterie est un mode d’agriculture très organisé, inspiré de la structure d’une forêt, de ses équilibres et de ses mécanismes de régénération.

L’ère nouvelle coïncide avec les années Lula (2003-2010). Le gouvernement de gauche soutient des expériences collectives novatrices, et le quilombo décroche une aide pour un projet écologique ambitieux : la revitalisation par l’agroforesterie de son territoire dominé par la forêt Atlantique, écosystème un peu partout en voie d’atomisation à cause des activités humaines.

En dépit d’une apparence de verger abandonné, c’est un mode d’agriculture très organisé, inspiré de la structure d’une forêt, de ses équilibres et de ses mécanismes de régénération. De grands arbres pourvoient de l’ombre et du bois d’œuvre (ingá, ipê, copaíba, araribá…). En dessous sont cultivées des variétés à fruits et à fibres (cupuaçu, juçara, citron, banane, taboa, taquara, cipó de umbê…), ainsi que des plantes fourragères, potagères et médicinales.

« Mélanger toutes les plantations ? On nous prenait pour des fous », se souvient Daniela Elias Santos. Une visite aux quilombos de la Vale do Ribeira (État de São Paulo), déjà convertis, emporte une large conviction à Campinho da Independência, où quelque 40 % des parcelles suivent la méthode à ce jour. « Une production comme ça, on n’en croyait pas nos yeux ! Et sans un gramme de pesticides chimiques. »

Une écologie des savoirs

Denildo « Biko » Rodrigues, coordinateur exécutif de la Coordination nationale des articulations de quilombos (Conaq) se bat pour que soit mieux reconnue la contribution écologique de ces communautés, au nombre d’environ 6 000. « Et dans tous les biomes du Brésil : nous payons un prix très élevé quand une forêt brûle, qu’une rivière est polluée, qu’une entreprise minière ou que l’agro-industrie convoite nos territoires. Comme les peuples indigènes, les quilombolas sont des gardiens invisibles de la forêt. Ils jouent un rôle très important mais peu reconnu dans la préservation des écosystèmes. »

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Daniela Elias Santos au bord de la rivière Carapitanga, qui traverse le quilombo Campinho da Independência. (Photo : Patrick Piro.)

Wagner Nacimento, l’un des leaders de la communauté de Campinho, ne veut pas laisser croire que l’agroforesterie locale est une affaire d’agronomes. « C’est la résultante d’une “écologie des savoirs”, ajuste-t-il, c’est-à-dire tirant parti de techniques scientifiques et des connaissances traditionnelles des quilombolas. Par exemple, la préservation d’une bande boisée le long des berges d’une rivière, aujourd’hui obligation légale, nos ancêtres l’appliquaient déjà. Ils pratiquaient une agriculture très écologique, nous l’avons systématisée et orientée vers l’alimentation saine. »

Désormais, tous nos projets sont conçus pour être durables, et imprégnés de notre manière de penser.

Et puis la démarche globale du quilombo s’est élargie. « Désormais, tous nos projets sont conçus pour être durables, et imprégnés de notre manière de penser. » Le quilombo réclamait depuis vingt ans au maire de Parati une rue pavée pour remplacer la piste en terre principale qui traverse le territoire. « Ça a autant tardé parce qu’ils voulaient absolument nous imposer de l’asphalte. Sur laquelle l’eau de pluie ruisselle et ravine les terres voisines… »

Campinho da Independência tire aujourd’hui plus de 50 % de ses ressources en interne. Le quilombo reçoit des groupes scolaires, propose des visites touristiques écologiques où des ancien·nes racontent l’histoire de la communauté, fait tourner un restaurant communautaire bio (coté par un guide gastronomique), développe un artisanat à base de végétaux locaux. Tout ceci « dans l’esprit collectif que nous ont légué nos ancêtres », souligne Wagner Nacimento.

Il aime à situer la parcelle qu’il entretient avec sa femme, Cirlene Martins, au cœur de cette dynamique, à la fois productrice d’aliments pour la famille, pour le restaurant et pour la vente, conservatoire de semences traditionnelles pour le quilombo, étape d’un circuit d’écotourisme, et même lieu de formation pour les jeunes de la communauté. « Qui n’ont aucune envie d’aller vivre ailleurs qu’ici. »


(1) Cet écosystème, presque aussi riche que l’Amazonie, couvrait 15 % du territoire du Brésil, le long de sa côte est. Extrêmement dégradé, il ne persiste plus que 7 % de sa superficie initiale.

(2) La centrale nucléaire Angra dos Reis, la seule du pays, est située à 70 km.

Monde
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