Qui prend qui en otage ?

À chaque conflit social, la rengaine de la « prise d’otage » ressort. Mais qui porte la responsabilité du blocage : les travailleurs ou Total, incarnation parfaite du capitalisme le plus révoltant ?

Denis Sieffert  • 19 octobre 2022
Partager :
Qui prend qui en otage ?
© Un manifestant, lors de la marche du 16 octobre 2022 à Paris contre la vie chère. (Photo : Martin Noda / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.)

Il est revenu avec le conflit des raffineries. Il est là. Éternel cliché du conflit social, le mot hante les débats télévisés : « Otage ». Nous serions pris en otage. Mais si le président du Medef l’a ressorti sans hésiter de son grimoire, on semble s’en méfier en haut lieu, où l’on redoute son effet boomerang. Le ministre des Transports l’a, pour sa part, explicitement écarté de son vocabulaire.

Car cette démagogie racoleuse pose une question dont la réponse est de moins en moins évidente : qui, dans cette affaire, est le preneur d’otage ? La CGT et les travailleurs des raffineries, ou le patron de Total ? Qui porte la responsabilité du blocage ? La réponse primaire à laquelle nous invite M. Roux de Bézieux ne fait pour lui pas l’ombre d’un doute.

Mais elle est très différente pour beaucoup de nos concitoyens. Celles et ceux que le président du Medef veut réduire à leur condition de consommateurs se souviennent qu’ils sont d’abord des citoyennes et des citoyens. Le mot est inadéquat pour une autre raison. L’otage est, par définition, celui qui est pris dans un conflit dont les causes ne le concernent pas.

De plus en plus nombreux sont ceux qui comprennent conflit chez Total dépasse de beaucoup le cadre de cette entreprise.

Or, de plus en plus nombreux sont ceux qui comprennent que le conflit chez Total dépasse de beaucoup le cadre de cette entreprise, et qu’ils ne sont pas seulement touchés en tant que victimes scrutant leur jauge d’essence. Car c’est bien la question générale des salaires et du pouvoir d’achat qui est en jeu. C’est la question incontournable du partage des richesses. Nous avions connu cette prise de conscience massive lors des grandes grèves du service public de l’hiver 1995.

Nous n’en sommes pas là aujourd’hui, mais la manifestation de la Nupes et la mobilisation syndicale du 18 octobre montrent que l’idée peut rapidement faire son chemin. Il est vrai que le géant du pétrole est parfait pour favoriser une compréhension systémique de ce qu’est le capitalisme dans sa forme la plus révoltante.

© Politis
Un manifestant, lors de la marche contre la vie chère, le 16 octobre 2022 à Paris. (Photo : Martin Noda / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.)

TotalEnergies, c’est un peu « la sale gueule » du capitalisme français. Des superprofits exorbitants (plus de 25 milliards attendus pour l’année), un patron, Patrick Pouyanné, qui insulte le commun des mortels en doublant son salaire, une industrie qui fait peu de cas de l’environnement, un commerce qui se compromet avec les régimes les moins recommandables, une arrogance toute coloniale…

Et le gouvernement dans tout ça ? Il s’en lavait les mains tant que la raffinerie raffinait. Aujourd’hui, il est pris de panique. Il a parié sur l’impopularité du conflit.

N’en jetez plus ! Rien en tout cas qui puisse inciter le petit commerçant, l’infirmière, le parent d’élève en zone rurale, et celles et ceux que le « moraliste » Roux de Bézieux a soudain pris en pitié, à s’identifier à M. Pouyanné, dont la rémunération est passée de 3,918 millions en 2020 à 5,944 millions en 2021. Total, qui paie grassement ses actionnaires, qui est faiblement imposé, mais qui refuse une augmentation de 10 % à ses salariés (3 % en réalité si l’on tient compte de l’inflation), est à soi seul une pédagogie de la lutte des classes.

Et le gouvernement dans tout ça ? Il s’en lavait les mains tant que la raffinerie raffinait. Aujourd’hui, il est pris de panique. Il a parié sur l’impopularité du conflit. Ces «150 salariés qui bloquent le pays», comme dit le patron du Medef. C’était oublier qu’ils posent le problème salarial placé en haut des préoccupations des Français, même s’ils ne sont pas les plus mal lotis des travailleurs de ce pays.

C’était oublier ce qu’est un symbole. Et ce que peut être une grève par procuration. C’était oublier, enfin, que d’autres conflits guettent le gouvernement – la réforme des retraites par exemple – qui peuvent demain s’amalgamer à celui-là. Le gouvernement a-t-il manqué d’anticipation, comme l’affirment Éric Ciotti et Bruno Retailleau, qui auraient rêvé de réquisitions rapides et de répression violente ? Laissons les pousse-au-crime de LR à leur surenchère.

Connaît-on ces grèves miraculeuses qui ne dérangent personne ?

S’il est vrai que le gouvernement a tardé, c’est sur un tout autre terrain. Lorsque l’inflation a repris sa flambée – aujourd’hui 6 % et demain davantage –, il fallait bien sûr pousser les dirigeants de Total à la négociation. On connaît l’argument cent fois répété par Emmanuel Macron et Bruno Le Maire : il s’agit d’une entreprise privée, nous ne pouvons rien faire.

C’est un peu nous prendre pour des gogos. Beaucoup de ressorts existent. Le gouvernement pourrait par exemple réindexer les salaires sur les prix, jusqu’à un certain niveau de salaires, comme l’a proposé le 16 octobre François Ruffin. Une échelle mobile a existé en France pendant trois décennies, de 1952 à 1982. Sa suppression, sous Mitterrand, a été l’une des premières conséquences du fameux tournant de la rigueur.

Il s’ensuivit un effondrement de la part des salaires dans la valeur ajoutée au profit de la rente. Aujourd’hui, au bord de l’abîme, le gouvernement limite son action à des expédients agissant sur le prix des carburants. Agir directement sur les salaires, ce serait toucher à l’ordre social inégalitaire. Il ne le veut pas. Comme auraient dit les tontons flingueurs : «C’est même à ça qu’on reconnaît un gouvernement de droite.»

Enfin, une autre raison invalide cette histoire de prise en otage. Connaît-on un autre moyen de modifier le rapport de force capital-travail quand le patronat et le gouvernement se refusent à de vraies concessions ? Connaît-on ces grèves miraculeuses qui ne dérangent personne ? Laurent Berger a la réponse à cette question : «Il faut se mettre autour de la table», répète-t-il comme un mantra. Et après, que fait-on quand il ne se passe rien, ou si peu ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don