Alice Diop : « Le corps noir peut porter l’universel »

Saint Omer est le premier long-métrage de fiction d’Alice Diop. Aussi singulier que vertigineux, il a été primé à la Mostra de Venise et représentera la France à la cérémonie des Oscars. La réalisatrice explique ici les raisons pour lesquelles elle fait du cinéma.

Christophe Kantcheff  • 23 novembre 2022 abonné·es
Alice Diop : « Le corps noir peut porter l’universel »
© Alice Diop, sur le tournage de « Saint Omer ». (Photo : LAURENT LE CRABE / HANS LUCAS / HANS LUCAS VIA AFP.)

La grâce semble être tombée sur Alice Diop. Depuis qu’elle fait du cinéma, ses films attirent irrésistiblement les récompenses. Nous, sorti au début de cette année, qui reprenait le principe des Passagers du Roissy-Express, un livre de François Maspero, en longeant la ligne B du RER, avait reçu le prix du meilleur documentaire à la Berlinale de 2021.

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Mais ce n’est rien au vu des distinctions attribuées à son premier film de fiction, Saint Omer : le prix Jean-Vigo, et surtout le Lion d’argent et le prix du premier film à la Mostra de Venise. Ce n’est peut-être pas terminé : Saint Omer est en lice pour le prix Louis-Delluc et, last but not least, a été désigné pour représenter la France à la prochaine cérémonie des Oscars, qui se tiendra le 12 mars 2023.

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Nulle surprise, donc, à ce que la cinéaste soit désormais très prisée par les médias. Alice Diop répond aux questions en cherchant à être la plus juste possible dans son propos, et en ayant une conscience aiguë, à haute valeur politique, de la place qu’elle occupe et des raisons qui l’y ont amenée. À Venise, elle a lancé : « Nous ne nous tairons plus ! », le « nous » désignant, avec elle-même, ses consœurs réalisatrices noires. Cela ne fait aucun doute.

Vous considérez-vous comme faisant partie d’une avant-garde d’artistes femmes noires, avec Aïssa Maïga, Maïmouna Doucouré, Amandine Gay, Mati Diop ?

Alice Diop : Non. Je ne me pense pas ainsi. Ce que je peux dire, c’est que je suis heureuse qu’on soit de plus en plus nombreuses, et j’espère qu’on le sera encore davantage. J’ai besoin des films des réalisatrices que vous avez citées, et d’autres femmes cinéastes noires également, qui permettent de formuler les récits manquants, de représenter ce qui ne l’a pas été.

N’avez-vous pas la sensation d’essuyer les plâtres ?

Non. D’autres réalisatrices ont parlé avant nous. Elles ont été maintenues dans les marges ou oubliées. Je pense à Sarah Maldoror, Euzhan Palcy ou Kathleen Collins aux États-Unis. Nous n’essuyons pas les plâtres : nous nous inscrivons au contraire dans un sillon tracé par d’autres, qui ont été invisibilisées.

Quand j’ai découvert Losing Ground (1982), de Kathleen Collins, j’ai été exaspérée et blessée de ne pas avoir eu plus tôt connaissance de l’existence de cette femme. De même, j’ai découvert les films, d’une puissance formelle incroyable, de Sarah Maldoror il y a trois ans seulement, lors de l’exposition qui s’est tenue au Palais de Tokyo.

Pourquoi n’est-elle pas enseignée dans les facs de cinéma ? Pourquoi n’est-elle pas commentée, critiquée ? Maldoror a été une compagne intellectuelle et politique de Chris Marker.

Y a-t-il selon vous encore beaucoup de stéréotypes dans la manière dont on montre les personnes noires sur les écrans ?

Malheureusement oui. Trop souvent, les personnages noirs sont mis en scène avec des intentions compassionnelles ou paternalistes. Ou selon un racisme impensé. En outre, l’origine sociale et culturelle de ces personnages noirs est toujours convoquée, est un élément narratif.

A contrario, Saint Omer est né de ma volonté d’offrir au cinéma un personnage de femme noire, Laurence Coly, dont la présence n’est pas justifiée par son origine sociale et culturelle, et dont la personnalité est complexe, nuancée, ambivalente, mystérieuse et dérangeante.

Écrire à partir de la puissance de Fabienne Kabou, la femme qui a inspiré ce personnage, c’était une manière pour moi de réparer un manque et de renouveler les imaginaires. C’est aussi vrai de Rama. Montrer une femme noire sur l’estrade de l’amphithéâtre de Sciences Po citant Duras, avec derrière elle des images de femmes tondues, là où normalement se tient Patrick Boucheron ou tout autre grand universitaire, c’est profondément politique.

Cela renouvelle notre regard sur ce qu’est une femme noire, qui n’est pas uniquement une femme de ménage ou une nourrice. Elle peut être aussi une brillante intellectuelle.

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Alice Diop, pendant le tournage de Saint Omer. (Photo : Laurent Le Crabe / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.)

Votre film s’ouvre quasiment sur des femmes tondues à la Libération. Pourquoi ?

Il y a une ambiguïté à propos de ces femmes : elles sont à la fois coupables et victimes. C’est cette ambiguïté-là qu’il m’intéressait de creuser chez Laurence Coly. Marguerite Duras est la figure tutélaire du film parce qu’elle s’est toujours intéressée au féminin dans son aspect le plus tabou.

Or y a-t-il plus grand tabou que l’infanticide ? Dans son cours, Rama projette ces images de femmes tondues et cite Duras, ce qui l’amène à dire que, grâce aux mots de l’écrivaine, ces femmes sur lesquelles l’opprobre est jeté deviennent des héroïnes. Il s’agit, par là même, de sortir Laurence Coly de l’état de monstre.

Avec cette différence, par rapport aux femmes tondues, que Laurence Coly n’est pas dans une position d’humiliation…

C’est ce que je trouve très beau dans l’acte de justice. Laurence Coly est jugée au nom du peuple français, par des jurés tirés au sort et scrupuleusement sélectionnés, comme le montre le film. Tout le contraire de la punition expéditive exigée par la foule. Être jugée, c’est la possibilité pour elle d’être écoutée et d’être entendue, alors que cette femme n’a jamais été écoutée ni vue. Le film répond à cette question : qu’est-ce que l’acte de justice ? C’est l’écoute.

Le film ne sera pas reçu de la même manière par une femme noire ou par une femme blanche, mais l’une et l’autre pourront y trouver autant à s’interroger ou à s’émouvoir.

Parmi les réactions que vous avez pu déjà recueillir à propos de Saint Omer, vous avez constaté qu’on ne met pas forcément en avant le fait que les protagonistes sont noires. Qu’en pensez-vous ?

La question noire ne disparaît pas. Mais elle n’est pas la seule. Ces femmes noires sont situées dans un contexte précis tout en n’étant pas enfermées dans leur négritude. Le film, par exemple, permet une identification autour du thème de la maternité, même si celui-ci est incarné par des personnages noirs.

J’ai souhaité que ce film soit le plus ouvert possible pour qu’il permette à chaque spectateur d’en saisir quelque chose pour lui-même. Le film ne sera pas reçu de la même manière par une femme noire ou par une femme blanche, mais l’une et l’autre pourront y trouver autant à s’interroger ou à s’émouvoir.

C’est la grande victoire politique que la réception du film m’offre. J’ai toujours considéré que le corps noir pouvait porter l’universel, comme le corps blanc l’a porté pour moi dans de multiples œuvres. Je sais que c’est possible, même si cela m’a été très peu proposé, sinon dans quelques films, comme ceux de Claire Denis. C’est pour cela que je fais du cinéma : pour incarner dans mes films cette conviction.

Comment voyez-vous Laurence Coly ?

Laurence Coly, comme l’était Fabienne Kabou dans la réalité, échappe à toutes nos projections. Laurence Coly est un mystère. Il est tellement impossible de s’identifier à elle qu’elle nous renvoie à nous-mêmes. C’est justement parce qu’elle a cette distance, parce qu’elle s’exprime dans cette langue quasi littéraire pour déployer son récit, qu’elle nous empêche de ressentir de l’empathie ou de la compassion envers elle. Ce qui nous incite à nous interroger, à travers son crime, sur nous-mêmes.

Dire précisément, à ma place, ce que j’ai à dire est politique. Parce que cela n’a pas été possible pour beaucoup de femmes noires avant moi.

Vous semblez avoir une confiance totale dans le langage…

Oui. J’ai un rapport obsessionnel à la précision, à la clarté de la langue, même si j’ai toujours l’impression d’être en deçà de la précision que j’aimerais atteindre. C’est pour cela que j’utilise le langage du cinéma. Dire précisément, à ma place, ce que j’ai à dire est politique. Parce que cela n’a pas été possible pour beaucoup de femmes noires avant moi. J’ai l’impression de parler aussi pour réparer leur silence imposé.

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Rama (Kayije Kagame) est une jeune romancière, assiste au procès de Laurence Coly à la cour d’assises de Saint-Omer. (Photo : Srab Films-ARTE France.)

Mon obsession de la précision et de la clarté relève d’une quête qui vient de la conscience de tout ce qui n’a pas été dit avant moi. C’est tellement obsédant que j’ai choisi le cinéma, qui me rassure dans la capacité de parler. Montrer le visage de Laurence Coly est extrêmement éloquent.

Montrer ceux des migrants que j’ai filmés dans La Permanence met en échec tous les discours démagogiques et populistes du genre « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». C’est aussi à cause de ce rapport obsessionnel à la langue que, malgré ma passion pour la littérature, je ne suis pas devenue écrivaine.

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