Deux continents pour une Cerisaie

Montée avec une distribution franco-japonaise, la pièce de Tchekhov devient un beau et délicat carrefour entre les époques et les cultures.

Anaïs Heluin  • 23 novembre 2022 abonné·es
Deux continents pour une Cerisaie
© Photo : JEAN-LOUIS FERNANDEZ.

Le ciel, qui tout au long de cette Cerisaie ne cesse de s’assombrir, annonce ce que les comédiens ne tardent pas à confirmer. Projetée sur le mur du fond de scène, la vidéo des nuages défilant de cour à jardin, réalisée par Mammar Benranou, situe en effet la pièce loin de tout le folklore qui encombre souvent en France les mises en scène du théâtre de Tchekhov. Et même hors de toute culture précise.

La Cerisaie, jusqu’au 28 novembre 2022 au Théâtre de Gennevilliers (T2G), 01 41 32 26 10

Également les 8, 9, 13 et 14 décembre au Théâtre des 13 vents, Montpellier, 04 67 99 25 00

La rencontre des brumes et des éclaircies d’ici et d’ailleurs se prolonge au plateau dès la première scène de la pièce, la plus complexe et aboutie, écrite dans les toutes premières années du XXe siècle, et dont plusieurs versions ont marqué l’histoire du théâtre.

Celle de Daniel Jeanneteau, directeur du Théâtre de Gennevilliers – où elle se joue après avoir été conçue au Japon –, et de Mammar Benranou – qui, en plus de la création vidéo, cosigne la mise en scène – mérite une belle place aux côtés de celles de Peter Brook, de Giorgio Strehler ou encore de Matthias Langhoff.

Dans la scène d’ouverture, Lopakhine, fils d’un moujik alcoolique et maltraitant devenu riche marchand, raconte à la domestique Douniacha un souvenir d’enfance où trône la figure de Lioubov, propriétaire endettée de la cerisaie où il se trouve et dont il va bientôt prendre possession.

© Politis
Photo : JEAN-LOUIS FERNANDEZ.

Sous un ciel encore lumineux, Philippe Smith est un Lopakhine que l’attente du retour de Lioubov plonge dans une profonde nostalgie. Rien de l’arrogance du nouveau riche dans son attitude, à laquelle Miyuki Yamamoto, interprétant Douniacha, fait parfaitement écho dans son absence de servilité. Les personnages de cette Cerisaie sont présentés dans toutes les nuances que leur a données Tchekhov, indépendamment de leur place dans la société russe de son époque.

Cette complexité de tous les personnages – depuis les deux grandes figures de la pièce que sont Lopakhine et Lioubov (formidable Haruyo Hayama) jusqu’au passant qui arrache à la fin de l’acte II un cri à Varia (Solène Arbel) – doit beaucoup au fait que chaque acteur parle sa propre langue.

Espace-temps théâtral

Cela à l’exception d’Aurélien Estager – il n’est d’ailleurs pas comédien mais traducteur de japonais, en particulier de mangas –, qui passe constamment d’une langue à l’autre. Présentée comme naturelle dans le spectacle, cette coexistence du français et du japonais compose un espace-temps purement théâtral où les treize acteurs peuvent trouver en eux comment nourrir leurs personnages.

La grande fluidité du mélange entre comédiens de langues différentes est le fruit d’un travail au long cours entre Daniel Jeanneteau, Mammar Benranou et le Shizuoka Performing Arts Center, l’un des lieux de création théâtrale majeurs au Japon.

Après Anéantis de Sarah Kane (2005), La Ménagerie de verre de Tennessee Williams (2011) et Les Aveugles de Maurice Maeterlinck (2014), entièrement en japonais – et recréés par la suite dans des versions françaises –, cette Cerisaie marque une étape importante pour les deux partenaires. En renforçant leur partage, ils disent un présent mondialisé qui va mal, mais qui porte encore l’espoir d’une plus grande ouverture.

Théâtre
Temps de lecture : 3 minutes