L’utopie « concrète » du premier mur d’escalade en France

Au début des années 1980, trois professeurs d’EPS du lycée Robert-Doisneau de Corbeil-Essonnes et leurs élèves décident de créer en autonomie le premier mur d’escalade en intérieur de France. Récit d’une aventure singulière.

Martin Fort  • 9 novembre 2022 abonné·es
L’utopie « concrète » du premier mur d’escalade en France
« ll n’y avait pas besoin de nous dire ce qu’il fallait faire puisque nous étions les porteurs du changement . »
© Martin Fort.

Tous les mercredis après-midi, la vingtaine d’élèves de l’AS Escalade du lycée Robert-Doisneau de Corbeil-Essonnes grimpent sur une pièce d’archéologie de la discipline. La paroi construite dans le gymnase de leur établissement est le premier mur d’escalade en intérieur de France. L’ajout de pans modernes de couleurs différentes lui a donné un caractère unique, à la manière d’une chemise dont les coudes auraient été rapiécés.

Cette œuvre de sept mètres de haut et de 300 mètres carrés a été pensée, dessinée et construite par trois professeurs d’EPS, un architecte militant et les élèves du club d’escalade de 1981 à 1983. « Le support est bien pensé, juge le professeur d’EPS présent ce mercredi après-midi d’octobre. Mais il n’y a pas les dernières évolutions, notamment la possibilité de changer les prises de place. »

Une de ses collègues ajoute : « Ce n’est pas une voie pour être champion mais, en revanche, tout le monde peut arriver en haut. » Passionnée par l’aventure autogestionnaire, politique et utopique du mur, elle prend le temps de la raconter à ses élèves à chaque début d’année.

En 1980, l’escalade n’est pas l’activité sur laquelle tout le monde se précipite, contrairement à aujourd’hui. La discipline lutte plutôt pour sa considération : elle se veut sport à part entière, alors que beaucoup ne l’estiment utile que pour aider les alpinistes à s’entraîner.

La Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), qui a pour objectif de « former des sportifs émancipés et des citoyens », tente de démocratiser sa pratique en la rendant populaire. Une vision à rebours de la conquête des sommets, considérée comme élitiste et individualiste.

« Amener les montagnes dans les villes »

Mais les militants touchent un paradoxe : comment créer une génération de grimpeurs alors que peu de Français ont une falaise à proximité pour s’exercer ? « L’époque disait qu’il fallait amener les montagnes dans les villes », retrace Yves Renoux, l’un des enseignants à l’origine du projet. La création de structures artificielles en intérieur est donc envisagée.

En 1981, avec ses deux collègues profs d’EPS, ils décident de passer à l’acte, aidés par Jean-Marc Blanche, un tout jeune architecte, grimpeur et militant à la FSGT. Depuis quelque temps, il étudie ce qui se fait en Angleterre. Là-bas, une centaine de murs existent déjà. Spécialiste de l’architecture participative, il est emballé par la volonté des trois enseignants d’intégrer les élèves de l’AS Escalade dans le projet.

« Il fallait faire de nécessité vertu : ce mur, nous n’avions pas les moyens de le faire faire, alors nous l’avons fait par nous-mêmes. Et nous voulions montrer que c’était possible de le réaliser en autoconstruction pour éviter que le marché s’empare tout de suite du filon, précise l’enseignant. Nous ne souhaitions pas que l’escalade suive le scénario du tennis ou des salles de fitness. »

© Politis
Photo : Martin Fort.

Des institutions,les professeurs n’obtiennent qu’un petit financement pour acheter le matériel nécessaire : sacs de sable, quelques parpaings et des outils. « Ce qui nous avait été donné correspondait à l’équivalent du prix d’une barre parallèle de gymnastique. C’était très peu », se remémore Erick Véra, l’un des profs d’EPS.

Cette « aventure d’ultragauche, en autogestion », comme l’appelle Yves Renoux, colle à l’époque. Celle-ci, tout comme le nouveau président de la République, François Mitterrand, promet un changement de société. Pour ces militants, chacun doit œuvrer à l’innovation, à son niveau, sans attendre les directives gouvernementales.

« Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, certaines choses se sont libérées, notamment dans les têtes. Comme nous pensions “la gauche c’est nous”, et qu’elle était au pouvoir, il n’y avait pas besoin de nous dire ce qu’il fallait faire puisque nous étions les porteurs du changement », raconte Erick Véra.

Pour lui et ses collègues, cela passe par le sport et ses vertus émancipatrices. Ils considèrent la discipline comme une école de la vie. « En formant un grimpeur, je vais lui faire vivre une expérience humaine radicale, à savoir : apprendre à prendre des risques sans se mettre en danger, illustre Yves Renoux. C’est toute l’expérience de la vie. »

L’architecte Jean-Marc Blanche abonde : « J’ai grandi en banlieue et j’ai été confronté à la délinquance, comme plein d’adolescents. La montagne et l’escalade m’ont amené à quitter mon quartier et à rechercher de l’autonomie. » En parallèle de ce projet à Corbeil, il tente une expérience sociale en vivant dans un squat autogéré, le Centre autonome d’expérimentation sociale, quelques kilomètres plus loin, à Ris-Orangis.

Les rêves des élèves

Le but est de prouver qu’un mode de vie alternatif est possible et enviable : dans une ancienne caserne de l’armée de l’air, se côtoient habitats communautaires, salles de spectacle et ateliers d’artistes.

À Corbeil, le club d’escalade et la construction du mur changent les rêves des élèves. Parmi eux, Marc Boulard. À 16 ans, il s’était inscrit à l’AS Escalade en pensant que savoir grimper pouvait l’aider à réaliser son souhait professionnel d’alors, devenir commando marine.

Il se retrouve les outils à la main, à faire des trous dans le mur et à couler du béton. Et ses ambitions changent : « L’ambiance était plutôt soixante-huitarde et les grimpeurs avaient les cheveux longs. Très vite, je n’ai plus eu envie d’être militaire. » L’expérience l’a marqué dans sa vie personnelle : « Je pars toujours en vacances avec mes amis de cette époque-là, pour grimper. »

Une impression partagée par Erick Véra. Si, quarante ans après le début des travaux, le mur tient encore debout, c’est grâce à lui. Jusqu’à sa retraite en 2017, il l’a fait évoluer, lui apportant rénovation et innovation, à chaque fois en impliquant les élèves. « Quand je suis arrivé dans ce lycée de banlieue et que j’ai vu son état de délabrement, je me suis dit : je fais un an ici je m’en vais. Finalement j’y suis resté toute ma carrière, notamment grâce à ce projet-là. »

La reconnaissance institutionnelle viendra peu avant son départ. Il avait demandé à la Région de prendre en charge les travaux nécessaires au bon fonctionnement du mur, les premiers qui seront réalisés par une entreprise externe. Leur coût ? 60 000 à 70 000 euros. C’est trop pour les équipes administratives, qui disent ne pouvoir y consacrer que 15 000 à 20 000 euros.

« Le milieu associatif de l’escalade se développe. Mais il reste qualitatif, alors que le développement du secteur commercial est quantitatif ». (Photo : Martin Fort.)

« Un technicien de la Région est venu sur place pour comprendre quelles étaient les priorités et comment tailler dans le budget. Finalement, il m’a dit qu’il trouvait le projet exceptionnel. Et le devis initial a été exécuté », se délecte-t-il encore aujourd’hui. En amont, il avait signalé à la Région qu’elle était propriétaire d’un équipement ne lui ayant rien coûté et qui, s’il devait être construit aujourd’hui, représenterait une dépense de plusieurs dizaines de milliers d’euros.

Dans les milieux éducatifs, l’épopée de ces trois jeunes professeurs et de leurs élèves n’a pas mis plusieurs décennies à susciter la curiosité. « J’avais filmé le chantier et j’en avais fait des cassettes VHS. J’en ai vendu une cinquantaine, notamment à des professeurs d’EPS. Ils étaient bluffés. C’était de l’utopie concrète», assure Yves Renoux.

L’escalade, produit de consommation

« Les enseignants nous emmenaient en conférence avec eux : je suis par exemple allé à l’université de Lille pour présenter le projet de Corbeil devant des étudiants en Staps [sciences et techniques des activités physiques et sportives – NDLR] », évoque Marc Boulard. Peu à peu, l’aventure est copiée ailleurs en France, permettant à de nombreux collégiens et lycéens d’essayer gratuitement la discipline, désormais proposée au bac.

Quelques décennies plus tard, ce mur et ceux qu’il a engendrés ont permis le développement massif de la discipline. Mais qui en récolte aujourd’hui les fruits ? La Fédération française de la montagne et de l’escalade (FFME) compte plus de 100 000 licenciés. Seulement, les clubs ne peuvent pas accueillir tous les nouveaux convertis. La faute, selon le président de la FFME, Alain Carrière, à une pénurie d’encadrants et de structures publiques.

En ville, les murs des salles privées sont mélangés à des espaces de télétravail ou de restauration pour plaire à de jeunes urbains favorisés.

« Les moyens donnés au mouvement associatif ne sont pas suffisants. Le besoin restant inassouvi, c’est le secteur marchand qui s’en empare », résume Erick Véra. « Le milieu associatif de l’escalade se développe. Mais il reste qualitatif, alors que le développement du secteur commercial est quantitatif », complète Yves Renoux.

Annuellement, les salles privées revendiquent plusieurs millions d’entrées. Mais elles transforment la discipline en produit de consommation porteur et, en ville, les murs sont mélangés à des espaces de télétravail ou de restauration pour plaire à de jeunes urbains favorisés. Comme dans la plus grande salle d’escalade en intérieur d’Europe, qui vient d’ouvrir à Aubervilliers, où le ticket d’entrée s’élève à environ 15 euros.

Pour l’expliquer, Jean-Marc Blanche préfère citer l’auteur Louis Louvel : « Quand une pratique innovante arrive, la société commence par mettre des sacs de sable aux fenêtres et à se défendre. Puis, une fois la porte poussée, elle organise le marché. »