« Saint Omer » d’Alice Diop : Sainte-Ô-mère !

La réalisatrice Alice Diop met en scène deux femmes noires ; l’une a noyé son enfant, l’autre est douloureusement fascinée par la première. Un film considérable.

Christophe Kantcheff  • 22 novembre 2022 abonné·es
« Saint Omer » d’Alice Diop : Sainte-Ô-mère !
© Laurence Coly (Guslagie Malanga), jugée pour le meurtre de son enfant. Une accusée à l'attractivité troublante. (Photo : SRAB-FILMS-ARTE-FRANCE-CINÉMA-2022.)

Saint Omer aura beau être vu et revu, quelque chose échappera toujours au spectateur. Un mystère que le film ne cherche pas à élucider – c’est impossible –, mais qu’il permet d’approcher. Une énigme abyssale, aux deux extrémités de la vie : mettre au monde, d’un côté ; sacrifier la chair de sa chair, de l’autre.

Saint Omer, Alice Diop, 2 h 02.

Alice Diop s’est en effet inspirée de l’affaire Fabienne Kabou, qui, il y a quelques années, était passée en jugement à Saint-Omer (Pas-de-Calais) pour avoir déposé sa très jeune enfant sur la plage de Berck à la marée montante, l’eau la submergeant. La cinéaste avait même fait le voyage pour suivre le procès. Elle en était revenue convaincue qu’elle en ferait quelque chose.

Voici donc deux personnages. D’une part, Laurence Coly (Guslagie Malanga), que l’on verra uniquement dans le box des accusés, hormis un premier plan où elle marche, nuitamment et quasi de dos, un enfant dans les bras, avec au loin le bruit des vagues. C’est une jeune femme posée, cultivée, qui répond scrupuleusement aux questions de la magistrate (Valérie Dréville).

D’autre part, Rama (Kayije Kagame), jeune universitaire, également romancière, dont le prochain livre aura pour titre Médée naufragée, est venue assister au procès. Quelque chose l’attire chez Laurence Coly, mais c’est une attirance douloureuse, dont on va peu à peu comprendre la teneur : Rama est enceinte et a peur de lui ressembler.

© Politis
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Rama (ci-contre), enceinte, a peur de ressembler à Laurence (au-dessus), accusée à la séduction vénéneuse. Une crainte qui va se muer en malaise. (Photos : Laurent Le Crabe pour Laurence) / Srab Films-ARTE France pour Rama.)

Le film reste peu explicite sur les raisons de cette crainte, qui va se transformer en véritable malaise. Quelques séquences en flash-back la montrent adolescente avec sa famille, sa mère, en particulier, qui ne montrait guère envers elle de sentiment maternel. Laurence Coly dira, pour sa part, les difficiles relations qu’elle entretenait avec sa mère.

Une grande part de Saint Omer consiste dans les séquences du procès. À un moment donné, le procureur (Robert Cantarella) dit à l’accusée qu’il n’est pas question ici de se produire comme au théâtre. Le propos résonne parce qu’il coïncide avec le parti pris de mise en scène de la cinéaste. Pas d’effet de manche de l’avocate (Aurélia Petit), pas de rebondissement, aucun effet spectaculaire.

Séduction vénéneuse

La tension (et l’attention) ne diminue pourtant jamais. Elle se polarise avant tout dans la personne de Laurence Coly, interprétée par une comédienne qui a épousé le rôle de façon sidérante – au point qu’elle fait songer, par son expression, à la grande Renée Falconetti dans le Jeanne d’Arc de Dreyer.

Son français châtié et sa diction exemplaire, ses regards tout à la fois directs et légèrement dédaigneux, sa beauté non exubérante font de Laurence Coly une accusée à la séduction vénéneuse. Quand soudain, au bout d’un long plan où elle regarde fixement Rama – ce sera leur seul échange –, elle lui adresse un sourire, celui-ci a le charme du diable, comme si elle lui lançait un sort faustien.

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Un personnage sous emprise… mais de quelles puissances ? (Photo : Srab Films-ARTE France.)

Pour autant, le film n’accable pas sa protagoniste. Se fondant fidèlement sur les minutes du procès, Alice Diop et ses coscénaristes, Amrita David et la romancière Marie NDiaye, révèlent aussi les contraintes qui ont pesé sur Laurence Coly. Notamment la pusillanimité de son compagnon, plus âgé (interprété par Xavier Maly), qui l’a invisibilisée.

Le racisme intégré, c’est-à-dire ordinaire, se manifeste aussi quand sa professeure d’université s’étonne que l’étudiante ait pris pour sujet l’œuvre de Wittgenstein, « un philosophe juif d’Europe centrale », ce qui ne correspondrait pas, dit-elle, à sa « culture africaine ». Laurence Coly est sous emprise, mais de quelles puissances ? De la sorcellerie, comme elle le prétend ? Ou de son esprit délirant, explication paradoxalement plus rationnelle ?

Le film atteint aussi des endroits de l’être où la couleur de la peau importe peu. Ce qu’on pourrait nommer l’essence même de l’humain.

Nous n’avons pas encore mentionné ici le fait que Rama et Laurence Coly sont des femmes noires. Cette donnée est évidemment capitale. Le regard que le spectateur porte sur elles et la signification de leur parcours seraient différents si elles étaient blanches.

Mais le film atteint aussi des endroits de l’être où la couleur de la peau importe peu. Ce qu’on pourrait nommer l’essence même de l’humain, si l’expression n’était pas tant marquée par l’idéalisme (au sens philosophique). Il n’empêche que Saint Omer accède à cette dimension. Ce qui en fait un film considérable.

Retrouvez ici notre entretien avec Alice Diop.


Cinéma
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