Big blues à IBM

Thierry Brun  • 18 septembre 2007
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Stress jamais égalé, poussant les salariés vers la dépression nerveuse, voire le suicide, le management par objectifs met IBM France sous tension. De La Gaude à La Défense, les observations des médecins du travail sont alarmantes.

La voix troublée de Georges Garoyan en dit long sur ce qu’il est en train de subir. L’homme est depuis deux ans médecin du travail sur le site du géant de l’informatique IBM à La Gaude dans les Alpes-Maritimes. Près de 650 salariés, en grande majorité des cadres, travaillent dans le centre d’études et de recherches, spécialisé dans les systèmes informatiques des serveurs et des sites Internet de gros clients. Mais à La Gaude, le docteur Garoyan est sur un siège éjectable. Il fait depuis peu l’objet d’une procédure juridique de remplacement à la demande de sa direction. Officiellement, en raison du « manque de “communication” » , rapporte la CGT IBM de La Gaude.
C’est la troisième fois en quatre ans que la direction d’IBM demande à changer de médecin du travail à La Gaude. Georges Garoyan succède ainsi à une jeune femme qui est « brisée psychologiquement et n’exerce plus la médecine » , explique-t-il. Lui tient bon et estime normal de « mener à bien ses travaux d’évaluation de la santé des salariés de La Gaude » , malgré la procédure en cours. Pour la CGT, « le manque chronique de personnel médical prête à suspicion quant à cette demande de remplacement. Le job de médecin du travail est de faire passer des visites médicales dans le secret de la confidentialité pour délivrer une aptitude à travailler aux salariés. Alors qu’entend la direction par “manque de communication” ? » .

Une autre explication est avancée par le syndicat. Le médecin est dans la ligne de mire de sa direction depuis qu’il a remis, en mars, un « rapport technique » dressant le bilan 2006 de la santé au travail sur le site de La Gaude. « Le docteur Garoyan s’est inquiété de la santé très dégradée du personnel, au point de craindre des suicides » , explique Serge Kerloc’h, délégué du personnel et syndicaliste CGT. Dans ses observations, le médecin indique « qu’en 2006, une évaluation du stress au travail avait montré que le niveau constaté sur le site était important. Cette évaluation a été faite par des questions ciblées lors de l’examen médical » . Georges Garoyan note trois facteurs importants de stress. Le premier est « lié à la personnalité du manager ou [à] l’inexistence d’esprit d’équipe » . Le deuxième est « lié à la surcharge individuelle de travail » et le troisième est « lié à l’évaluation des salariés. Cette évaluation doit être plus juste, elle doit prendre en compte le travail effectivement fourni par le salarié. La note donnée ne doit pas récompenser toujours les mêmes salariés » .
Les trois facteurs mettent en cause les méthodes de management dites « par objectifs » de la direction. En fait, depuis 2002, les syndicats dénoncent la mise en place du Personal Business Commitment (PBC), un système d’individualisation et de rationalisation du travail. « Le collaborateur IBM n’est pas seulement noté sur ses compétences, même si elles sont réelles, ni sur ses objectifs, même si il les atteint, mais aussi sur la manière de réaliser et de les atteindre » , résume Serge Kerloc’h (1). Chaque année, les salariés doivent s’engager par écrit à remplir des objectifs qu’ils se fixent eux-mêmes. En 2002, quelque 400 salariés avaient ainsi reçu un 4, la plus mauvaise note, qui interdit toute prime annuelle et est synonyme de mise en garde, voire de licenciement. « La notation introduit un aspect subjectif de type “comportemental” , témoigne un syndicaliste. Nous sommes notés en fonction de notre manière d’arriver à nos objectifs… sans toutefois préciser de quelle manière il s’agit. Pour les salariés d’IBM, la rotation du personnel est organisée par la mesure constante de la performance et de la rentabilité » .

A la pression psychologique de plus en plus forte du PBC s’ajoute un contexte de réduction drastique des coûts salariaux. Malgré un accord d’entreprise de gestion prévisionnelle des emplois et compétences, signé par quatre syndicats, IBM France a supprimé près de 2 200 emplois en moins de quatre ans. Et, en mars, la direction a présenté un plan biennal qui prévoyait la suppression de 148 emplois d’ici la fin 2008. Mais « ce plan a été annulé en juillet par le nouveau PDG, Daniel Chaffraix, au motif de “mettre l’argent dans la formation plutôt que dans les licenciements”. On attend toujours les formations, remarque Serge Kerloc’h. Nous craignons en fait une augmentation de la pression exercée sur des salariés ciblés, ceux qui ont plus de 50 ans, pour se débarrasser d’eux à moindre frais » . La multinationale américaine IBM est pourtant une entreprise florissante. Son rapport annuel 2006 présente des bénéfices records et d’excellents résultats sont annoncés pour 2007 (voir encadré). Mais, tempère le syndicaliste, « il n’y a plus de plan d’augmentation générale à IBM France depuis 1987. De plus, en 1994, par référendum, le personnel a accepté une baisse de salaire d’un mois par an en échange d’une garantie d’emploi de deux ans. Et enfin, il n’y a plus aucune participation depuis vingt ans. L’entreprise arrange sa comptabilité pour ne plus afficher de bénéfices, ou pas suffisamment pour déclencher la participation » .

De La Gaude à La Défense

Le site de La Gaude n’est donc pas le seul concerné par cette situation inquiétante. Olivier Galamand, l’un des médecins du travail de la région parisienne (2), a exercé son droit d’alerte dans un bulletin de santé envoyé en mars au PDG d’IBM France, Daniel Chaffraix. Le docteur Galamand dresse une description édifiante du mal-être au travail dans son secteur (2 100 salariés) situé à La Défense dans l’immeuble Descartes, le plus grand site du groupe en France. Remis aussi aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de Travail (CHSCT) parisiens de l’entreprise, le document recense pour la seule année 2006 29 dépressions, 9 burn out (épuisement mental) liés au travail. « Une évaluation du stress a révélé que les deux tiers des salariés présentaient un niveau de stress délétère pour leur santé, en augmentation de 34 % en trois ans » , est-il précisé avec ce commentaire : « Le bilan est lourd, et nous n’avons connaissance que d’une partie des affections » . Le document révèle qu’au cours des deux premiers mois de 2007, 39 urgences ont été recensées « dans lesquels les facteurs professionnels ont eu souvent un rôle déclenchant » , ainsi que des pathologies psychiques professionnelles « avec les risques suicidaires que l’on connaît » . Des exemples sont communiqués : « Un commercial présente une parésie (3) du bras gauche, il est hospitalisé. Un cadre présente une douleur d’infarctus, il est hospitalisé. Un cadre a eu des troubles de l’équilibre puis un important malaise. Le Samu attribue ces symptômes, rapidement régressifs, à un spasme artériel provoqué par un stress intense et prolongé » . En 2006, un salarié a été victime d’un arrêt cardiaque, une heure après avoir reçu les résultats de son évaluation annuelle. La même année, un consultant de 33 ans s’est suicidé. « Il était très apprécié, témoigne un élu apparenté CFDT. Il a été mis sur une mission difficile, a plusieurs fois signalé qu’il ne s’en sortait plus » .

Pour la médecine du travail, le constat est que « tous les indicateurs sont concordants et montrent une dégradation de la santé du personnel. L’origine professionnelle de ces pathologies est reconnue par la CRAM [caisse régionale d’assurance maladie] et l’inspection du travail » . L’auteur de la note ajoute que « les patients évoquent “une pression managériale très élevée et parfois un irrespect” entraînant un stress auquel certains ne font plus face. Toutes les catégories professionnelles sont touchées, collaborateurs et managers » . Et conclue que « l’engagement de la direction, pour la prévention primaire du stress, est insuffisant comme s’il existait un déficit de responsabilité en matière de santé du personnel au sein d’IBM » . La direction d’IBM n’a pas manqué de répliquer à ce bulletin en contestant le rapport statistique et en adressant une lettre de doléances au Conseil de l’ordre des médecins. Convoqué en juin par le Conseil des Hauts-de-Seine, Olivier Galamand note que celui-ci n’a, jusqu’à ce jour, pas donné suite. Et dans son bulletin de santé de septembre, le médecin du travail persiste dans son constat, estimant qu’il « est nécessaire de diminuer le niveau de stress ambiant, qui ne cesse d’augmenter d’une année sur l’autre, pour diminuer la fréquence de la pathologie observée et éviter d’autres drames » .

Dans un tract récemment distribué aux salariés, la CGT IBM rappelle qu’en 2003, les médecins du travail officiant dans la région parisienne ont alerté les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de Travail (CHSCT) parisiens sur un taux élevé de stress parmi le personnel. Sur une échelle de 1 à 10, 44 % des personnes sondées montraient un niveau de stress supérieur à 6. « Cette enquête portée à la connaissance des 3 CHSCT parisiens a déclenché une série de prises de positions et de décisions, explique les représentants syndicaux de la CGT. En particulier le CHSCT Est a voté une expertise extérieure pour déterminer les causes de ce stress » . Mais la direction d’IBM a attaqué en justice le CHSCT concerné et a obtenu l’annulation de l’expertise en première instance expliquant qu’un « projet pilote » a été mis en place. « Néanmoins le tribunal notait que le stress à IBM constituait un fléau pour les salariés, souligne la CGT. Le projet pilote a traîné pendant 3 ans, et a finalement abouti à la mise en place récente de formations au niveau des entités. Ces formations s’adressent essentiellement sur les pratiques et méthodes de travail au sein de l’entité » .

Fait rare, suite à la publication des articles de Libération et du mondeinformatique.fr, le directeur des ressources humaines d’IBM France, Tim Stevens, adresse une lettre le 20 juillet à « l’ensemble des collaborateurs d’IBM France » . « Il s’agit là de sujets graves sur lesquels il convient d’éviter les jugements hâtifs et les commentaires légers » , avertit le DRH qui ajoute : « Nous avons un dialogue avec les médecins du travail sur les situations qu’ils observent lors des visites médicales ou en urgence et sur les actions qu’il convient de conduire ; et nous travaillons étroitement avec eux pour mettre en place des actions de prévention. Nous associons, en parallèle, les CHSCT aux sujets traitant de la santé et des conditions de travail » . Sans évoquer les procédures en cours et à venir… Alertée en août, l’inspection du travail a notifié au directeur d’IBM La Gaude que la procédure juridique de remplacement de Georges Garoyan n’avait pas été respectée. Le DRH du site de La Gaude, Francis Jacquet, a donc convoqué le comité d’entreprise du site le 12 septembre pour « demander formellement la séparation du médecin, mais tous les syndicats au CE ont fait bloc et ont voté non comme un seul homme » , se réjouit Serge Kerloc’h. Même s’il avoue que l’attitude des dirigeants « arrivent à nous faire douter de nous-mêmes » , Georges Garoyan n’a pas l’intention de céder.

Thierry Brun

(1) Voici ce qu’indique le process PBC d’IBM : « La notation PBC est basée sur la manière dont le collaborateur a contribué au succès d’IBM pendant l’année. […], l’évaluation s’effectue non seulement sur les réalisations mais également sur façon dont ont été réalisé les objectifs. […] T ou(te)s les employé(e)s doivent documenter la manière selon laquelle ils atteignent leurs objectifs personnels, ainsi que l’impact que leurs objectifs de développement ont eu sur la réalisation de leurs objectifs. […] La performance s’apprécie non seulement en comparant les résultats aux objectifs mais également en tenant compte de la manière dont ces résultats ont été obtenus, spécialement au travers du respect des valeurs de la Compagnie » .

(2) Des éléments de ces observations ont été en partie publiés le 19 juillet par lemondeinformatique.fr, http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-les-salaries-d-ibm-france-craquent-23477.html. Lire aussi « IBM compte ses malades et stressés », Libération du 18 juillet. http://www.liberation.fr/actualite/evenement/evenement1/267656.FR.php, http://www.liberation.fr/actualite/evenement/evenement1/267654.FR.php

(3) Paralysie légère consistant en une diminution des possibilités de contraction des muscles.

**Encadré

Une multinationale en bonne santé**

IBM a procédé le 30 mai à un programme de rachat de titres pour 12,5 milliards de dollars, équivalent à 118,8 millions de titres représentants 8 % des titres qui sont montés de 99 à 105 dollars. Du coup, la prévision de croissance a augmenté de 3 %. En 2006, IBM a enregistré un bénéfice de 9,4 milliard de dollars. Le chiffre d’affaires mondial du premier semestre 2007 est de 22 milliards de dollars, en hausse de 8 %. Le dividende trimestriel par action est en hausse de 33 %. Il s’agit de la douzième année consécutive d’augmentation des dividendes (+ 540 % depuis 1996). Au début de l’année, le bénéfice net enregistré était de 1,84 milliard de dollars. Les 10 plus hautes rémunérations d’IBM France ont augmenté de 22 % en 2006.

Temps de lecture : 12 minutes
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