Education populaire : hypothèse pour une alternative

Thierry Brun  • 25 septembre 2007
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Trois mouvements nationaux d’éducation populaire lancent un débat sur pour une éducation populaire renouvelée. Après la publication d’extraits dans le numéro du 20 septembre (968) Nous publions ici la version intégrale de ce texte signé par Corinne Beaudelot et Jean-claude Lucien (Peuple et Culture), Anne Meyer et Joël Jamet (Culture et Liberté), Bruno Bourgarel et Yves Guerre (Arc-en-ciel Théâtre).

L’ÉDUCATION POPULAIRE : HYPOTHÈSE POUR UNE ALTERNATIVE

L’état de la société Française est aujourd’hui la résultante d’un champ de forces antagonistes en lutte.

Le triomphe de l’économie néo-libérale du profit qui prend la forme d’une injonction sans limite à l’accès à la consommation, a conduit à une mercantilisation des relations humaines, fondée sur les progrès d’une idéologie privilégiant l’atomisation sociale par la mise en question de toute forme d’organisation collective. La lutte contre « l’État » en est emblématique. Ce système produit un divorce entre la dimension sociale du peuple et sa dimension politique, les mécanismes de la démocratie représentative ne pouvant plus à eux seuls, promouvoir l’intérêt général et préserver le bien commun.

Croire que les organisations politiques, syndicales et associatives qui revendiquent une action sur la société seraient restées à l’écart de ce mouvement de destruction de notre capacité à faire société, est une illusion.

Pour sortir de ce qui est indûment présenté comme une nécessité, voire une fatalité, nous devons comprendre pourquoi les organisations et institutions représentant ces champs ont également contribué, même à leur corps défendant, à l’avènement d’un consensus généralisé, socialement et culturellement correct. Comment elles ont été conduites à minimiser leur rôle de production d’utopies et de questionnement de l’ordre social, pour devenir l’otage d’un système contraire à leurs principes fondateurs.

Que ce soit à propos des équilibres écologiques, des relations sociétales entre citoyens, du fonctionnement des institutions, nous sommes face à des impasses et dans la quasi impossibilité d’opposer un projet réellement alternatif à la situation présente.

Les changements radicaux qui sont nécessaires dans le fonctionnement de notre société et dans nos manières d’envisager la production de celle-ci impliquent que les organisations elles-mêmes se posent la question de leur propre fonctionnement interne.

Car l’hypothèse qu’une partie de leur impuissance trouve son origine dans la difficulté de penser autrement leur rapport au monde, particulièrement en ce qui concerne la relation au savoir et ce faisant à la prise de décision, donc au final à la politique, mérite d’être examinée. C’est ainsi toute la conception de l’organisation sociale qui serait à revisiter.

Il est urgent dans ces conditions de proposer un modèle alternatif dont le projet serait de permettre aux citoyens de refonder un « bien commun ».

D’abord en ce qui concerne les relations sociales, le dilemme ne peut se réduire à balancer entre exclusion et inclusion, ce qui n’a pour résultat que de laisser les inégalités en l’état. Des lieux de confrontation des différents points de vue à propos des manières de vivre doivent être ouverts. Des méthodes pour aborder la conflictualité sociétale doivent être expérimentées, pour que la mise en relation des savoirs particuliers de chaque groupe social élabore une connaissance partagée qui conduise à la construction collective de sens.

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En ce qui concerne l’économique ensuite, preuve doit être apportée que « les fondamentaux » ne peuvent se réduire à ceux proposés par une vision libérale qui ne pense que croissance accélérée et suicidaire. Une économie solidaire reposant sur « une valeur sociale ajoutée » peut être promue en réfléchissant à l’histoire, aux mutations des associations sans but lucratif, porteuses d’un projet d’émancipation et à partir desquelles pourraient être construites de nouvelles visions de « l’entreprise ».

Enfin et en ce qui concerne le politique, il faut peut-être promouvoir la démocratie comme un lieu de tension entre des groupes aux intérêts divergents qui doivent trouver un compromis pour le bien commun. Ni les élus, ni les experts, ni les citoyens, n’ont à eux seuls le savoir suffisant pour venir à bout des questions qui leur sont posées. Ce n’est que dans un mouvement de confrontation qui suppose des outils et des lieux publics pour exister, que s’inventera une démocratie de participation et de délibération citoyenne.

Ce triple enjeu est véritablement un enjeu de culture. Il nous faut aujourd’hui penser le passage de l’action culturelle comprise comme l’accession au patrimoine sous toutes ses formes, à l’élaboration d’outils différenciés de compréhension du monde privilégiant l’agir, l’essai, le tâtonnement expérimental, les processus, le partage et la solidarité. Des cultures de groupes sociaux divergentes doivent pouvoir être produites et confrontées. C’est à cette condition que leur dialogue sera à nouveau possible.

Nous devons hautement affirmer que l’éducation populaire qui repose sur l’affirmation de l’égalité en droit de tous les points de vue à propos d’une question concernant le vivre ensemble est une réponse alternative à ces trois défis. Nous devons travailler à l’approfondissement et à la diffusion de méthodes d’échange réciproque des savoirs et d’élaboration collective de visions du monde prêtant sens à notre action individuelle.

Les partis politiques, les syndicats et plus généralement celles et ceux qui dans notre pays considèrent devoir prendre ou proposer des décisions ayant des conséquences sur notre vie, doivent être alertés et questionnés quant à cette nécessité de repenser leur relation avec le peuple. Faire s’exprimer les divergences, assurer leur confrontation en travaillant les contradictions qu’elles représentent avant de décider ne saurait être réservé à des aspects annexes de notre vie sociale.

L’éducation populaire n’est pas cantonnée aux loisirs, ni à la jeunesse. Elle n’est pas non plus seulement une manière de poursuivre ou de suppléer à une instruction post ou péri-scolaire qui s’adresserait à celles et ceux, — le peuple ? — qui sont censés ne pas savoir.

Elle représente peut-être au contraire l’Art dont nous avons besoin pour construire la « haute culture » nécessaire à ce loisir presque oublié : s’occuper des affaires de la Cité pour le bonheur de tous et qui porte le beau nom de politique.

C’est en ce sens qu’elle peut devenir l’avenir de la culture.

Juin 2007

Corinne BEAUDELOT, Jean-claude LUCIEN [PEUPLE ET CULTURE], Anne MEYER, Joël JAMET [CULTURE ET LIBERTÉ], Bruno BOURGAREL, Yves GUERRE [ARC-EN-CIEL THÉÂTRE].

Temps de lecture : 5 minutes
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