La médecine du travail en souffrance, suite

Thierry Brun  • 16 janvier 2008
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La polémique continue de faire rage dans « l’affaire Dr Garoyan-IBM ». Pauline Graulle revient ici sur cette affaire suite à l’article de Thierry Brun, sur le blog des rédacteurs de Politis, « La médecine du travail en souffrance », daté du 4 décembre. Si l’inspection régionale du travail a fini par donner gain de cause au docteur Garoyan, l’imbroglio a pris des proportions nationales.

« C’est une grande réjouissance pour tout le personnel », déclarait il y a quelques semaines Serge Kerloc’h, délégué syndical CGT du site IBM – la Gaude. Au terme de plusieurs mois d’une procédure complexe et éreintante, le soulagement enfin : le ministère, par le biais de son représentant, le directeur départemental du travail, a annulé pour vice de forme l’autorisation demandé par la direction d’IBM, de remplacer le Dr Garoyan. Pourtant, le médecin du travail du site, qui peut théoriquement reprendre ses quartiers à La Gaude, a décidé de quitter la boite d’informatique. Celui qui aurait aimé qu’on « parle du fond et pas seulement de la forme » a estimé qu’il ne se sentait plus la « légitimité » d’exercer sur le site duquel il avait été chassé.

Petit résumé de l’histoire. Le 30 juillet dernier, la direction d’IBM effectue une demande de remplacement du Dr Garoyan au prétexte d’un manque de communication. Selon la CGT, cette demande de mutation « faisait curieusement suite à un mail du Dr Garoyan à la direction générale d’IBM […] dans lequel il alertait sur la santé très dégradé d’une population de salariés ». Soutenu par les organisations syndicales, les membres du CE et les salariés, le Dr Garoyan pensait que l’affaire en resterait là. D’autant qu’à la mi-septembre, un courrier de l’inspection du travail mettait IBM en demeure, l’obligeant à réaliser dans un délai de quatre mois « une évaluation des risques professionnels de souffrance mentale existant dans son établissement ». L’alerte du médecin trouvait donc un écho pour le moins officiel à ses inquiétudes concernant la santé des salariés du groupe.
Mais voilà. En octobre, la direction d’IBM lance un recours hiérarchique auprès de la médecine interrégionale du travail. Le médecin inspecteur, Marie-Hélène Cervantès, réalise alors une enquête controversée qui tombe à pic pour IBM : contre toute attente, elle reproche au Dr Garoyan, outre son « manque de participation active lors des réunions du CHSCT » et d’autres griefs contestés en interne, « son absence d’intérêt pour le stress lors des périodes précédant ses alertes récentes » ! Plus étonnant encore, l’inspecteur du travail de la sixième section des Alpes-Maritimes accorde finalement à IBM l’autorisation de procéder au changement d’affectation du Dr Garoyan. Avant que le ministère ne vienne casser la décision pour vice de forme. Un retournement de veste qui apparaît, à ce jour encore, complètement incompréhensible…

Le service de santé qui emploie le Dr Garoyan, l’Ametra, pourtant impliqué dans l’affaire, n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Dommage… On aurait bien aimé qu’il explique ses relations avec IBM et son rôle auprès du Dr Garoyan, aujourd’hui encore déboussolé par tant d’acharnement. Quant à Mme Gauthier, inspecteur du travail de la région, elle semble gênée aux entournures pour expliquer le brusque virage à 180° de son administration ! Réitérant son soutien au Dr Cervantès, elle déclare ainsi que la mise en demeure d’IBM ne doit pas être mise en relation avec la situation ubuesque du Dr Garoyan. Et se retrouve bien en peine d’expliquer pourquoi d’IBM a réduit de manière drastique le temps de travail du futur remplaçant du Dr Garoyan sur le site de La Gaude… La santé au travail n’aurait-elle donc rien à voir avec la manière dont les entreprises traitent leur médecin du travail ?

Les syndicats d’IBM ne l’entendent pas de cette oreille. Serge Kerloc’h a ainsi estimé que l’enquête du Dr Cervantès avait été faite « à charge ». Il envisage de poursuivre en justice le médecin inspecteur, au motif qu’elle se serait appuyé sur un contrat de services inexistant pour justifier le remplacement du Dr Garoyan. Et d’ajouter : « Certes, la direction a gagné à court terme puisque le Dr Garoyan ne reviendra pas sur le site. Mais le fait d’avoir obtenu l’annulation de son remplacement démontre publiquement qu’un médecin du travail peut rester dans son entreprise s’il le veut. D’autre part, cette affaire, et la couverture médiatique qui en a découlé, est un signe fort envoyé par les syndicats et le ministre aux directeurs inspecteurs régionaux de la médecine du travail. Désormais, leur complaisance à l’égard des directions d’entreprises les exposera publiquement » L’affaire Garoyan / IBM pourrait ainsi en quelque sorte faire jurisprudence.
D’autres médecins du travail, rompus à ces jeux d’intimidation, ont montré leur solidarité avec le Dr Garoyan. « La fronde commence à monter », commente même Patrick Ackermann, délégué syndical central SUD PTT au sein de France Télécom, une autre entreprise usant de méthodes pas très glorieuses avec ses médecins du travail*. Fait rarissime, la société de médecine du travail Paca-Corse a relayé dans sa lettre d’information du 19 décembre un communiqué in extenso de la CGT estimant que le médecin avait été « lâché par sa propre hiérarchie » (en l’occurrence, le Dr Cervantès).

En attendant le fin mot de l’histoire – si tant est qu’il y en ait un -, les employés d’IBM continuent de souffrir en silence. Dans la nuit du 2 au 3 janvier, un salarié est décédé d’une crise cardiaque. Une enquête mené par un CHSCT exceptionnel d’IBM Clermont Ferrant a été demandée pour voir si, de près ou de loin, le décès est en relation avec ses activités professionnelles et ses conditions de travail. Ce qui n’a pas empêché les salariés d’IBM de trouver, au lendemain des vacances de Noël, une jolie carte de la direction leur souhaitant tous ses vœux de « bonheur, de santé, de quiétude ». Des vœux très pieux…

Pauline Graulle

*Cf. « La médecine du travail, en mort clinique ? », dans le Politis paru jeudi 17 janvier 2008.

Temps de lecture : 6 minutes
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