Un sommet de dettes… pour spéculer sur les marchés financiers

Thierry Brun  • 24 juillet 2011
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Quelles leçons tirer de l’accord « historique » conclut le 21 juillet lors du sommet extraordinaire des chefs d’Etat de la zone euro ? D’abord que l’Europe a gagné du temps sans résoudre le problème de la méga spéculation financière qui enrichit les riches. Ensuite qu’il obéit à la volonté des marchés financiers sans mettre fin à la crise de la zone euro. Tandis qu’outre-Atlantique la dette publique américaine bat des records.

(texte revu le lundi 25 juillet)

A entendre Nicolas Sarkozy et ses proches, l’accord conclut le 21 juillet, le second obtenu à l’arrachée pour faire face à l’appétit des spéculateurs, est un signe fort pour une « solution durable » à la crise grecque. Cette déclaration n’a tenu que quelques heures. Au lendemain du nouveau plan « d’aide européen » de près de 160 milliards d’euros décidés par les dirigeants de la zone euro et les banques (en 2010, la zone euro et le FMI se sont accordés sur un prêt de 110 milliards d’euros sur trois ans pour la Grèce), la réponse des marchés financiers tombait par l’intermédiaire de l’agence de notation Fitch, l’une des trois grosses agences censées jouer un rôle d’alerte : Fitch a placé en défaut partiel la Grèce.

Les marchés financiers pourront faire monter les enchères pour réclamer leur dû et compenser leur « petite » contribution au plan de sauvetage de la Grèce et de l’euro. Une mauvaise nouvelle donc, car la décision de Fitch, en attendant les autres (Moody’s a dégradé la note de la Grèce, avant de placer cet État en défaut de paiement ?), montre la fragilité du plan européen. Même si le défaut de paiement de la Grèce a été anticipé, les banques, qui pourront continuer de spéculer, et les États européens sont de plus en plus vulnérables. Les voilà entraînés dans un engrenage périlleux: qu’en sera-t-il avec le Portugal, l’Espagne, et les autres ? En clair, on gagne du temps, on n’apporte pas de réponse au problème de l’énorme spéculation sur les marchés financiers.

Dans leur déclaration, les dirigeants de la zone euro ont fait preuve d’un optimisme immodéré à coups de phrases convenues : « Des mesures importantes ont été prises pour stabiliser la zone euro » , « la reprise est en bonne voie » , l’euro repose « sur des fondamentaux économiques solides » . Une digue contre la marée des dettes publiques serait donc dressée… On peut en douter, car les conditions économiques et sociales sont loin d’être remplies dans la zone euro et au sein de l’Union européenne. Le sommet du 21 juillet a accouché d’un programme qui ne règle pas le problème structurel de la zone euro. Là où il fallait une rupture, les gouvernements n’ont retenu que la poursuite aveugle du dogme libéral qui est à l’origine de la crise de la dette. Au point que ce plan était anticipé depuis plusieurs semaines par les libéraux, le second plan « d’aide » à la Grèce ne contient pas de surprise. On pouvait en lire les grandes lignes dans la plupart des journaux économiques et dans les tribunes d’experts en économie libérale (Il faut restructurer la dette grecque, par Nicolas Baverez, Le Point du 23 juin).

Quel est le contenu de ce plan qu’on pourrait qualifier de plan Brady ? Il concerne dans un premier temps le sauvetage de la Grèce, qui sera assuré par un financement public de 109 milliards d’euros, auquel s’ajoute une contribution « volontaire » du secteur privé estimée à 37 milliards d’euros, le total étant de 50 milliards si l’on tient compte du programme de rachat de la dette à hauteur de 12,6 milliards. « La contribution du secteur privé est faible , estime l’économiste Dominique Plihon. C’est totalement insuffisant » . En tout, près de 160 milliards d’euros sont annoncé pour le sauvetage de la Grèce, à comparer aux 140 milliards d’euros de besoins de financement pour les années 2012 à 2014, et aux 350 milliards de dette publique.

Ce chiffre est à comparer aussi avec ce que détiennent les créanciers privés, soit environ 135 milliards d’euros en dette grecque , arrivant à maturité en 2020, a précisé le ministre grec des Finances Evangélos Vénizélos, assurant que la dette publique du pays était désormais « sous contrôle »  (sic). Le ministre a aussi ajouté que l’objectif de la Grèce est de retrouver la croissance en 2012, en insistant sur le besoin pour le pays de mettre en œuvre les réformes annoncées. « Sans un effort national, nous ne pourrons pas tenir nos objectifs » , a-t-il dit. Le plan d’austérité permettrait ainsi de réduire la dette grecque de 26 milliards d’euros d’ici 2014, soit 12 % de PIB.

Cette perspective est-elle tenable ? Là encore, les conditions économiques et sociales sont loin d’être remplies. Le plan européen reste d’une grande faiblesse. Un élément d’explication figure dans la déclaration de la Confédération européenne des syndicats (CES), dans sa déclaration suite au sommet du 21 juillet. Elle demande une stratégie à long terme qui inclue la mise en place des euro-obligations, une taxe sur les transactions financières pour soutenir les investissements et l’emploi, la fin des paradis fiscaux et de l’évasion fiscale, ainsi qu’un taux d’imposition commun minimum pour les entreprises. On n’a rien vu de cela lors des sommets européens.

En fait, les membres de la zone euro ont simplement décidé d’alléger l’État grec de la charge de sa dette (qui représente 160 % du PIB) et de la déplacer vers les autres États. Certes, la nouveauté principale de ce plan est que le Fonds européen de stabilité financière (FESF) sera autorisé à acheter les obligations grecques, irlandaises et portugaises. Autre point intéressant : « Les taux des prêts consentis à la Grèce, tant par le Fonds européen de stabilité financière que par le secteur privé vont être réduits, et leur maturité allongée, afin de lisser dans le temps l’effort de remboursement et accroître la soutenabilité de la dette grecque » , explique-t-on à Élysée.

La réunion des chefs d’État a ainsi permis « d’amorcer la transformation du FESF en un véritable fonds monétaire européen, apte à agir de manière plus flexible et préventive » . Mais Nicolas Sarkozy estime aussi que « la situation de la Grèce est particulière et constitue une exception. Ces mesures d’aide n’ont par conséquent pas vocation à s’appliquer à d’autres États » . Cette parole présidentielle ne vaut que pour rassurer les banques et les investisseurs financiers…

La crise de la dette dans la zone euro s’achèverait-elle avec un énième plan de sauvetage de la Grèce ? L’économie grecque se stabilisera-t-elle sous l’effet contradictoire de politiques d’austérité dans la zone euro ? Rien n’est moins sûr. En Grèce, la politique d’austérité enfonce le pays économiquement et surtout socialement. Un an après la mise en œuvre du plan d’aide à la Grèce, aucun des objectifs n’est atteint. Et avec le nouveau plan, la Grèce doit dégager une excédent budgétaire « primaire » de 6 % par an pendant de nombreuses années… Totalement hors de portée.

« Derrière, une politique opaque d’intervention « volontaire » des banques européennes est à l’œuvre, avec des accélérations des versements des fonds de stabilité toujours financés par les contribuables européens. L’austérité sera présentée comme la solution à la crise, à reproduire partout en Europe. Une Europe antisociale est donc en marche, bien loin de celle qui s’extrairait du piège institutionnel dans lequel elle s’est enfermée en donnant tant de puissance aux marchés financiers » , estime Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS. De nombreuses incertitudes demeurent aussi en raison de la fragilité des mesures et du contexte de crise de la dette aux Etats-Unis (voir Politis n° 1162).

L’Union européenne se place volontairement au service des marchés financiers, les gouvernements des pays de la Zone euro dépendant toujours fortement du secteur privé pour leur financement. Ce dogme libéral n’est pas remis en question. Ainsi la France est aussi sous surveillance : alors qu’elle vole au secours de la Grèce, elle n’arrive pas à équilibrer son propre budget, alors qu’elle doit respecter la prétendue « règle d’or » d’équilibre budgétaire adoptée par le Parlement le 13 juillet. Conséquence, la situation ne fait que s’aggraver : « Les États et donc les contribuables européens vont pouvoir débarrasser les banques et les fonds d’investissement de ces titres, considérés comme “pourris” puisque les pays débiteurs sont en voie de faire défaut sur leur dette » , explique l’association altermondialiste Attac France.

Le nouveau plan d’aide européen à la Grèce entraînera une hausse de l’endettement de la France d’environ 15 milliards d’euros d’ici 2014, une « conséquence indirecte » de l’accord, a reconnu François Fillon. Matignon a cependant admis que ces 15 milliards, sous forme de garantie des prêts du FESF, s’ajoutaient aux 1 600 milliards de l’endettement global du pays. Une loi de finances rectificative intégrera à la rentrée le nouveau plan de soutien à la Grèce et la dette publique continuera de progresser cette année et en 2012 (officiellement 85,4 % du PIB fin 2011, 86,9 fin 2012).

Qui paiera la note du service de la dette en France ? Les contribuables à n’en pas douter, qui sont mis à contribution pour débarrasser les banques des titres « pourris » en subissant un plan d’ajustement budgétaire drastique : L’ensemble des établissements français détiennent 27 % (10 milliards) de la dette publique grecque, et 31 % (46 milliards) de l’ensemble des créances du pays (dettes bancaires comprises). Les banques françaises détiennent aussi 20 % (2,8 milliards) de la dette publique irlandaise, et 8 % (39 milliards) de l’ensemble des créances du pays (dettes bancaires comprises) ; 23 % (5,8 milliards) de la dette publique portugaise, et 10 % (10 milliards) de l’ensemble des créances du pays (dettes bancaires comprises)…

Qu’en sera-t-il de la suite ? La crise de la dette n’en est qu’à ses débuts, car l’Espagne et l’Italie sont la cible des marchés et des agences de notation, lesquels se sont lancés à l’assaut des dettes publiques espagnole (quatrième économie de
la zone euro) et de l’Italie (troisième économie de la zone euro). Le pire est à venir, car aucune politique européenne de soutien au développement économique des États de l’Union européenne n’est pour l’instant envisagée : la zone euro ne pourra pas s’appuyer sur une réforme de la fiscalité des sociétés et des plus riches pour combler les déficits et relancer l’économie.

Et, nous l’avons déjà dit, il n’y a pas de taxe sur les transactions financières pour financer des projets de développement, cette taxe étant rejetée par les marchés financiers. Les pays les plus en difficulté ont donc entamé des plans d’ajustement budgétaire excessifs et peu cohérents. Ajoutons que, même pour la France et l’Italie, le choc des plans d’austérité est élevé et rend improbable une stabilisation de la dette tant ils sont socialement insupportables, et risque de maintenir la zone euro dans une crise profonde.

Les acteurs des marchés financiers ont toujours les mains libres. Rappelons que « la crise du secteur financier qui a débuté en 2007 aux États-Unis et s’est étendue comme une traînée de poudre à l’Europe, c’est la fougue avec laquelle les banques de l’Ouest européen (surtout les banques allemandes et françaises, mais aussi les banques belges, néerlandaises, britanniques, luxembourgeoises, irlandaises…) ont utilisé les fonds prêtés ou donnés massivement par la Réserve fédérale et la Banque centrale européenne pour augmenter, entre 2007 et 2009, leurs prêts dans plusieurs pays de la zone euro (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne) où ils réalisaient de juteux profits en raison des taux d’intérêt qui y étaient plus élevés » , selon Damien Millet et Eric Toussaint du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM).

A cette situation s’est ajoutée un autre mécanisme spéculatif : « Les investisseurs institutionnels (banques, fonds de pension, assurances) et des *hedge funds se sont attaqués en 2010 sur la Grèce, maillon le plus faible de la chaîne européenne d’endettement, avant de s’attaquer à l’Irlande, au Portugal et à l’Espagne. En agissant de la sorte, ils ont réalisé de juteux profits car ils ont obtenu de ces pays une rémunération importante en termes de taux d’intérêt versés par les pouvoirs publics pour pouvoir refinancer leurs dettes.

Parmi ces investisseurs institutionnels (les zinzins), ce sont les banques privées qui ont fait le plus de profit car elles pouvaient directement se financer auprès de la Banque centrale européenne en lui empruntant des capitaux à 1% de taux d’intérêt (1,25 % depuis fin avril 2011), alors que dans le même temps elles prêtaient sur une durée de trois mois à la Grèce à des taux d’environ 4 ou 5 %. A dix ans, elles n’acceptent d’acheter des titres grecs, irlandais ou portugais que si l’intérêt dépasse 10 %.

En lançant leurs attaques contre les maillons les plus faibles, les zinzins étaient également convaincus que la Banque centrale européenne et la Commission européenne devraient d’une manière ou d’une autre venir en aide aux Etats victimes de la spéculation en leur prêtant les capitaux qui leur permettraient de poursuivre les remboursements. Ils ne se sont pas trompés. La Commission européenne a plié et a octroyé, en collaboration avec le FMI, des prêts aux Etats membres de l’Eurozone. Elle n’a donc pas respecté à la lettre l’article 125 du Traité de Lisbonne. »* , selon Éric Toussaint du CADTM.

L’Europe n’en a donc pas fini avec les spéculateurs. Après la Grèce et l’Irlande, l’Espagne et le Portugal sont dans le collimateur. Qui ensuite ? *« Les États sont-ils trop endettés? Dépensent-ils de plus en plus? Faux : pour l’Europe des 27, les dépenses publiques représentent 46,9 % du PIB en 2008 contre 47,3 % en 1998. La hausse des déficits publics est due à la baisse des recettes causée par les cadeaux fiscaux aux plus riches et aux entreprises. C’est le résultat de la concurrence fiscale à laquelle se livrent les États depuis l’ouverture du grand marché européen.

La crise financière n’a fait qu’aggraver les déficits par des aides accordées aux banques sans contreparties véritables. Dans les deux cas, ce sont les politiques libérales qui sont en cause. Les règles européennes, reprenant des dispositions déjà existantes au niveau national, interdisent le financement direct par la Banque centrale européenne des déficits des États. Ils doivent donc se financer sur les marchés : l’Union européenne et les États membres se sont ainsi mis sous leur emprise »* , estime la Fondation Copernic.

Les engagements budgétaires en place dans la zone euro sont porteurs d’un grave problème. Les Grecs, comme les Portugais, les Irlandais, les Espagnols, et l’ensemble de l’Union européenne doivent accepter des conditions sociales dignes de l’esclavage, c’est-à-dire travailler plus pour voir le fruit de leurs efforts distribués aux détenteurs de la dette, qui utilisent l’arme de la spéculation pour obtenir des gains toujours plus juteux.

On le voit, l’accumulation de la dette européenne n’est plus soutenable. Dans la douleur, l’Europe sauve peut-être sa monnaie, mais à quel prix ? Le prolongement de la crise qui secoue la Zone euro trouve son origine dans la construction du marché unique des capitaux et la monnaie unique, qui ont accordé la primauté aux intérêts des multinationales industrielles et financières privées, ainsi qu’à la mise en compétition à l’intérieur de l’espace européen d’économies très inégales.

Ce dogme de la concurrence libre et non faussée accorde aussi le primat au marché et exige de privatiser l’ensemble des services publics, la mise en concurrence des salariés entre eux, le refus de maintenir des systèmes de sécurité sociale et des droits sociaux sur le marché du travail. L’effondrement lent mais continu du château de carte financier et bancaire n’est donc pas surprenant.

Rappelons ce chiffre : en 2010, l’OCDE estimait que la valeur totale des produits financiers dérivés, moteur de la spéculation sur les marchés financiers, s’élevait à 605 trillions de dollars, soit 10 fois le PIB mondial. Cette force de frappe spéculative échappe largement à l’impôt et il n’est pas rare que les banques ne paient pas de taxes sur les bénéfices générés par leur vente.

La crise dans la zone euro est celle de l’accumulation financière et elle est mondiale. Les États-Unis ont crevé le plafond de la dette publique, fixé par la loi, dépassant les 14 294 milliards de dollars le 16 mai. Certes L’épicentre de la crise se situe dans l’Union européenne. Depuis octobre 2008 ! A l’époque, les indices boursiers du monde entier applaudissaient la « boîte à
outils » mise à la disposition des États de la zone euro. La
crise financière était quasi finie, pouvait-on lire dans les analyses des médias. Pourtant, l’épée de Damoclès de la dette pèse toujours sur les États européens tant que ce pouvoir spéculatif des marchés financiers ne sera pas considérablement réduit.

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