« De rouille et d’os » de Jacques Audiard ; « La Vierge, les Coptes et moi » de Namir Abdel Messeh

Christophe Kantcheff  • 18 mai 2012
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« De rouille et d’os » de Jacques Audiard ; « La Vierge, les Coptes et moi » de Namir Abdel Messeh

Hier soir, attablé à côté d’un couple de festivaliers présents à Cannes parce que salariés d’une marque de montres (on les prête aux people qui en font ainsi la pub en montant les marches – « il n’y a pas de sots métiers », quoique…), l’homme dit crânement : « Eh bien ! avec Fabius et Jack Lang ministres, le changement, ce n’est pas maintenant ! » . Dans la même veine, plus tôt dans la journée, un cafetier me déclare qu’Hollande, avant d’être élu président, gagnait 30 000 euros par mois. Une information sûre, qu’il tient de je ne sais où, et qu’il répète, indigné, de clients en clients. La vérité est un Graal plus ou moins inatteignable…

Je n’arrive pas à être complètement immergé dans la « bulle cannoise » alors que le gouvernement a été nommé hier. Mes yeux s’attardent sur les analyses de ces nominations et les portraits (notamment celles et ceux qu’ont faits mes collègues de Politis) des nouveaux « impétrants » , comme dirait le désormais ministre du « Redressement productif » , une formule toute en sobriété littéraire pour suggérer le désir ardent qui anime Arnaud Montebourg pour regonfler le tissu industriel français.

Il faut dire que le festival commence sur un faux rythme pour les journalistes français dont beaucoup avaient déjà vu à Paris Moonrise Kingdom et De rouille et d’os , le nouveau film de Jacques Audiard, parce qu’ils sortent en salles au moment où ils sont projetés à Cannes. De rouille et d’os , je l’ai vu il y a 15 jours maintenant, et j’en reste encore fortement imprégné. Pour en lire la critique, c’est ici.

Illustration - « De rouille et d'os » de Jacques Audiard ; « La Vierge, les Coptes et moi » de Namir Abdel Messeh

Je constate, de ci de là, que le film n’est pas toujours bien reçu. On lui reproche d’être « trop » : trop fabriqué, trop refermé sur lui-même ou encore trop ostensiblement dans la prétention à être un chef d’œuvre (l’article d’Olivier Séguret dans Libé, brillant, mais auquel on pourrait presque retourner les reproches qu’il fait au film d’Audiard). Je trouve au contraire que le film n’étouffe pas sous la maîtrise du scénario. Il ne se rend pas au point qui est son but à la manière d’une locomotive rutilante, arrogante et sûre d’elle-même ; il y a des reprises de souffle, des exagérations, des faiblesses même, peut-être. C’est le mouvement d’ensemble qui emporte le morceau. Il arrache les personnages, en particulier Ali (Matthias Schoenaerts), du sol des déterminismes scénaristiques, pour les faire accéder à une dimension qu’ils ne soupçonnaient pas posséder en eux. Quant au spectateur, il n’attendait que cela, et il sort pourtant de la projection surpris par ce à quoi il vient d’assister.

L’Acid continue sur sa (bonne) lancée avec la Vierge, les Coptes et moi , premier long métrage de Namir Abdel Messeeh, le film inclassable de la programmation, répertorié « documentaire », autrement dit dans le genre le plus libre qui soit. Je disais hier que Nanni Moretti ne perdrait pas son temps à faire un tour du côté de l’Acid (en fait, il n’est pas totalement débordé, le Nanni, on l’a vu à une projection de la Quinzaine des réalisateurs ; il pourrait donc très bien se rendre à une projection de l’Acid…) Il serait certainement enchanté par la Vierge, les Coptes et moi . Namir Abdel Messeeh, qui est le personnage pivot de son film, a une touche morettienne incontestable. Au moins pour deux raisons : la Vierge, les Coptes et moi est une sorte de « journal intime » existentiel, et le cinéaste carbure à l’autodérision.

Illustration - « De rouille et d'os » de Jacques Audiard ; « La Vierge, les Coptes et moi » de Namir Abdel Messeh

Il faut dépasser les craintes que peut susciter le titre. Namir Abdel Messeeh se lance effectivement dans une enquête sur les différentes apparitions de la Vierge en Egypte, pays d’où sont originaires ses parents qui habitent en France depuis longtemps. Une visibilité aléatoire, à laquelle le cinéaste ne croit aucunement, mais qui est le prétexte d’un retour vers un pays que Namir Abdel Messeeh avait depuis longtemps mis de côté, ainsi que vers sa famille qui, comme la majorité des Coptes, vit pauvrement dans le nord du pays.

Les rapports conflictuels mais comiques avec son producteur – une occasion de dresser une critique drolatique de la difficulté à financer un film a priori étrange et dont le résultat est on ne peut plus risqué – ; la complicité avec sa mère, qui devient la productrice tendrement intransigeante de son film ; la découverte, dans le village de sa famille égyptienne, d’un mode d’existence à la merci du moindre accident, de la moindre maladie, mais qui repose sur la solidarité : voilà autant de fils qui se nouent dans la Vierge, les Coptes et moi , par le biais d’une mise en scène fantasque (rehaussée par une petite musique au poil de Vincent Segal) ne manquant pas d’heureuses idées (comme par exemple le plan où Namir Abdel Messeeh entraîne tout le village dans son footing).

Reste que cette question des apparitions (d’une Vierge ou autre) concerne le cinéma depuis ses origines. Ce que Namir Abdel Messeeh n’oublie pas. Il finit par abandonner son enquête pour se livrer à une reconstitution fictionnelle à la Méliès, dont les personnages, Vierge y compris, sont interprétés par les membres de sa famille. La Vierge, les Coptes et moi se transforme dès lors en création collective, où le cinéma offre des visions plus puissantes encore que tous les mirages prétendument réels. Namir Abdel Messeeh signe là un très joli premier film. Il a eu raison d’y croire !

Temps de lecture : 5 minutes
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