Le TTIP : la pire menace pour les peuples d’Europe (II)

Le premier cycle de négociations pour un accord de libre échange entre l’Union européenne et les États-Unis débutera le 8 juillet à Washington. A cette occasion, Raoul Marc Jennar, ancien consultant auprès du groupe parlementaire européen Gauche unitaire européenne pour les questions liées à la mondialisation, nous a fait parvenir la deuxième partie partie d’une analyse sur ce projet de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP en anglais).

Thierry Brun  • 1 juillet 2013
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LES DANGERS DU « MARCHÉ INTÉRIEUR TRANSATLANTIQUE »

Au-delà du contenu du mandat donné à la Commission européenne par les 27 gouvernements de l’UE – y compris le gouvernement PS-EELV français − il est important de se rendre compte des dangers que recèle l’ouverture de négociations sur les termes de ce mandat. Toute personne qui parle, à propos du partenariat transatlantique, de « négociations commerciales » trompe l’opinion publique. Car, contrairement à ce que les enfumeurs de tous bords racontent, il s’agit très peu de commerce. Et beaucoup de choix de société, de modes de vie, de préférences collectives qui résultent de combats politiques, sociaux, sanitaires et écologiques, menés dans nos pays tout au long des deux derniers siècles. Si les négociations aboutissent sur les différents aspects du mandat, ce qu’il faut aujourd’hui considérer comme les dangers majeurs d’une négociation qu’il fallait refuser deviendront réalités. Qu’on en juge sur quelques-uns seulement des dossiers de cette négociation.

Supprimer les droits de douane dans l’agriculture et la métallurgie

La volonté de procéder à une « élimination substantielle des droits de douane » va surtout avoir un impact majeur dans le secteur agricole, car les droits de douane sont plus élevés en Europe qu’aux Etats-Unis, dans de très nombreux secteurs où la production est très souvent excédentaire (fromages, chocolat, céréales, café, thé, épices, graisses, huiles, préparations de fruits et légumes, minoterie, sucre, viandes) ainsi que l’agroéconomiste Jacques Berthelot l’a démontré (Lire ici). Les agriculteurs européens seront les grands perdants d’une élimination des droits de douane.

Avec d’autres, Berthelot souligne qu’un tel accord dans le domaine agricole « accélérerait le processus de concentration des exploitations pour maintenir une compétitivité minimale, réduirait drastiquement le nombre d’actifs agricole et augmenterait fortement le chômage, la désertification des campagnes profondes, la dégradation de l’environnement et de la biodiversité et mettrait fin à l’objectif d’instaurer des circuits courts entre producteurs et consommateurs. »

De plus, cette suppression des droits de douane va se traduire par des importations massives de produits agricoles américains. Les effets cumulés de la suppression des droits de douane et de la politique de l’euro fort imposée par la Banque centrale européenne rendront ces produits américains beaucoup plus attractifs, selon Berthelot (1). Ce qui aura un impact catastrophique sur les exportations agricoles françaises qui sont deux fois plus importantes vers l’UE que vers des pays hors UE.

Berthelot n’hésite pas à conclure que si les objectifs du mandat sont inscrits dans l’accord final, ils provoqueront « un séisme économique, social, environnemental et politique sans précédent » . Un péril majeur menace l’agriculture européenne. Mais la FNSEA se contente d’annoncer qu’elle sera « vigilante sur l’évolution des négociations » dont elle ne rejette pas le principe !

De même, la suppression des droits de douane dans les matériels de transport et en particulier dans l’automobile pénaliserait lourdement ce secteur déjà douloureusement frappé par la crise et provoquerait une baisse importante de l’activité dans la métallurgie européenne. Même la Commission européenne reconnait que cela entraînera une « baisse importante » de l’activité et de l’emploi dans la métallurgie.

Libéraliser les activités de service

La volonté affichée est très claire : élever le niveau de libéralisation dans tous les secteurs et dans tous les modes de fourniture de services. On le sait, libéraliser signifie non seulement mettre en concurrence et, presque mécaniquement, privatiser à plus ou moins longue échéance. La mise en concurrence est toujours justifiée par l’intérêt du consommateur. Bel enfumage qui, toutefois, occulte de moins en moins la réalité que chacun peut constater : quand et dans quel pays la mise en concurrence de la distribution de l’eau, du gaz, de l’électricité, s’est-elle traduite par une diminution des tarifs ? Partout, quand c’est le privé qui distribue l’eau, non seulement le tarif augmente, mais la qualité de l’eau diminue et les investissements pour l’entretien des canalisations ne suivent pas. Thalys nous prouve que la libéralisation du rail se traduit par des monopoles privés qui pratiquent des tarifs plus élevés que le service public ; les habitués du trajet Paris-Bruxelles en font l’expérience.

Quant à l’argument selon lequel libéraliser ne signifierait pas privatiser, les exemples abondent d’ouvertures de plus en plus larges du capital au privé, une fois le secteur libéralisé. Il faut ajouter que le mécanisme du « traitement national » est un puissant incitant à la privatisation (voir TTIP : la pire menace pour les peuples d’Europe (I), note 1).

C’est donc une accélération et une extension de la mise en œuvre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) que promet le mandat. Avec des cibles qui ne seront plus à l’abri des timides résistances de certains gouvernements européens : la santé et l’éducation. On sait qu’aux États-Unis, ce sont des activités à but lucratif où le secteur privé est extrêmement puissant.

Attac pose très justement la question : « peut-on atteindre la justice sociale si les services essentiels sont fournis par des entreprises privées qui n’obéissent qu’à la loi du moindre coût ? »  (2)

Ainsi, avec la disparition des services publics, voulue par nos gouvernements et que le TTIP va accélérer, des droits fondamentaux, proclamés dès 1948 (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, articles 22 à 27), confirmés par les articles 11 à 15 du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 deviendront lettres mortes. C’est un immense recul des idéaux d’égalité et de justice qu’annonce ce marché intérieur transatlantique.

Protéger les investisseurs

Protéger les investisseurs, c’est leur offrir la garantie qu’aucune disposition constitutionnelle, légale ou réglementaire ne puisse contrarier leur recherche du profit, ni affecter la compétition entre eux.

Ainsi, par exemple, des dispositions qui protègent des territoires, qui permettent l’expropriation pour des raisons d’intérêt général, qui privilégient des entreprises locales, qui obligent de réinvestir une partie du bénéfice annuel net dans le pays ( « le libre transfert des fonds de capital » , impose le mandat), qui imposent des normes salariales, des conditions horaires de travail, des protections environnementales, qui garantissent les droits syndicaux, qui protègent les consommateurs pourront être jugées contraires au droit des investisseurs et contrarier les investissements directs étrangers. L’État pourra être poursuivi par toute firme privée qui s’estimera lésée par une de ces dispositions. Un organe de règlement des différends sera créé à cet effet, tout en laissant pleine liberté aux investisseurs d’avoir recours à d’autres moyens d’attaquer les pouvoirs publics (voir infra).

On l’observe, le mandat conféré pour la négociation du TTIP va beaucoup plus loin que le défunt Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) dont les potentialités effrayantes avaient justifié le retrait de la France de la négociation en 1998, suite à une intense mobilisation. Il inclut les flux financiers et les droits de propriété intellectuelle.

Comme le mandat le répète pratiquement à chaque chapitre, la protection des investisseurs s’imposera non seulement aux États, mais aux autorités « infra nationales » ( sub-central dit le document en anglais), c’est-à-dire aux collectivités locales.

La Commission européenne prétend vouloir protéger les normes sociales et environnementales en vigueur en Europe et les gouvernements – en particulier, le gouvernement PS-EELV − se cachent derrière cette affirmation pour justifier leur appui au mandat. Mais quel crédit accorder à ces « conditions » européennes ? Quelle confiance accorder à la Commission et aux gouvernements qui la soutiennent ? Surtout, lorsqu’on sait que les gouvernements ont donné leur accord à la Commission européenne pour que l’UE s’associe aux États-Unis pour attaquer, devant le tribunal de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), une loi de la province de l’Ontario (Canada) qui accorde des tarifs préférentiels aux producteurs qui favorisent le contenu local de la construction d’éoliennes et de panneaux solaires (4), comme le rappelle l’économiste Geneviève Azam.

Les « conditions » qui limiteraient les pouvoirs des investisseurs ne sont que de l’enfumage destiné à endormir les citoyens (5). La seule règle qui s’imposera est inscrite en toutes lettres : aucune norme ne pourra créer des discriminations. « Discrimination », un mot aux consonances morales qui ne devrait pas avoir sa place dans le jargon de l’affairisme mondial, car il désigne ici des choix de société différents et légitimes .

L’accès de tous aux marchés publics

La négociation qui s’ouvre va concerner tous les secteurs, y compris et c’est explicitement mentionné dans le mandat, la construction publique. Elle concernera aussi le contenu des appels d’offres en vue d’éliminer les exigences de localisation, d’écarter des critères de sélection relatifs à la taille des entreprises, de supprimer les spécifications techniques « excessives » susceptibles de défavoriser des entreprises du secteur. La règle recherchée, c’est qu’aucune disposition ne pourra défavoriser les entreprises américaines par rapport aux entreprises européennes. Et réciproquement.

L’accord s’appliquera aux marchés publics à tous les niveaux administratifs et dans tous les domaines des services publics. Ainsi, par exemple, un appel d’offre municipal pour une cantine scolaire serait considéré comme « discriminatoire » s’il imposait de s’approvisionner auprès de fournisseurs locaux ou labellisés bio.

En Europe, vu l’adhésion de nos gouvernements, l’accord sera appliqué. En ira-t-il de même dans chacun des États des États-Unis ?

S’il y a accord, ce sera la voie ouverte chez nous au rouleau compresseur des entreprises américaines dont les moyens considérables ne permettront pas aux entreprises européennes de rivaliser. On peut d’ailleurs s’interroger sur les illusions qu’entretiennent certains patrons européens dont les entreprises ne sont pas de taille à concurrencer leurs homologues américains.

D’aucuns soulignent que l’accord s’appliquera également aux États-Unis. Mais cette réciprocité est largement théorique puisque, comme chacun le sait, le secteur public est bien moins important aux États-Unis qu’en Europe et les opportunités moins nombreuses. Sans compter sur la différence de moyens dont disposent les entreprises européennes par rapport aux américaines pour contester un traitement dont elles seraient victimes.

Cet accord offre des opportunités aux entreprises américaines sans équivalent pour les entreprises européennes. C’est un accord pour les États-Unis et contre l’Europe.

Limiter ou supprimer les protections sanitaires et phytosanitaires

Dès le lendemain du feu vert des gouvernements européens pour la négociation du TTIP, Bob Stallman, le président du American Farm Bureau déclarait : « Le mauvais usage des protections sanitaires et phytosanitaires, en ce compris les restrictions européennes sur les OGM, a été longtemps une tactique pour faire obstacle au commerce. Nous allons surveiller ces négociations pour mettre fin à ces tactiques de distorsion du commerce. » Au moins, les choses sont claires. Elles le sont encore plus lorsqu’on procède, comme le chercheur Helge Holler l’a fait pour Greenpeace-Allemagne, à l’inventaire des prises de position aux États-Unis des agences gouvernementales, des lobbies et des firmes qui toutes dénoncent les « barrières non-tarifaires » européennes dans le domaine des protections sanitaires et phytosanitaires et exigent leur suppression (6). Quelques exemples :

  • le ministère américain du commerce ; dans son rapport annuel sur les mesures sanitaires et phytosanitaires pour l’année 2013 (7) (pages 43 à 52), il dénonce, pour l’ensemble de l’UE et pour chaque État membre de l’UE, les restrictions à l’importation de produits transgéniques, en particulier, mais pas exclusivement dans l’alimentation et les semences et la lenteur des procédures européennes d’approbation. Ces restrictions sont considérées comme des barrières au commerce. Le rapport met en évidence les décisions nationales lorsqu’elles sont en contradiction avec les décisions européennes. Il dénonce la clause de sauvegarde que chaque État membre peut invoquer en la matière. Le gouvernement américain reprend à son compte les exigences des firmes et des lobbies de l’agro-business américain.

  • la Biotechnology Industry Organization, le Competitive Enterprise Institute, l’American Seed Trade Association, l’American Soybean Association, l’American Feed Industry Association, et bien d’autres mentionnés dans l’inventaire de Greenpeace-Allemagne, mettent en cause le caractère scientifique du refus en Europe des OGM et des produits transgéniques. Ils contestent le principe de précaution. Comme toutes les entreprises et associations de l’agro-alimentaire américain, ils affirment qu’il s’agit de prétextes protectionnistes.

  • la National Milk Producers Federation, l’American Meat Institute, le National Pork Producers Council dénoncent l’interdiction en Europe de produits laitiers et de viande de bœuf ou de porc affectés par l’usage d’hormones de croissance ou par des additifs chimiques dopants utilisés aux États-Unis pour augmenter la masse musculaire des animaux d’élevage, tout en diminuant leur taux de graisse, comme le ractopamine.

  • l’American Potato Trade Alliance, l’American Soybean Association, l’American Seed Trade Association s’insurgent contre l’interdiction ou la limitation toujours jugée « excessive » de l’usage de pesticides.

On connaît la puissance de l’agro-business américain ; on connaît la capacité de persuasion des lobbies. On n’ignore pas qu’ils ont aussi des alliées en Europe, à commencer par la Commission européenne, mais aussi dans certains cabinets ministériels (8) et bien entendu dans des multinationales présentes sur les deux rives de l’Atlantique, comme Monsanto. Sans oublier les propagandistes parmi les médias dont la philosophie de l’information, dans leur grande majorité, est de diffuser les idées de leurs propriétaires, banquiers, marchands de béton ou de canons.

Alors que nos gouvernements ont accepté le principe même de la négociation sur ces matières, de quel poids vont peser les attentes des consommateurs européens en matière de santé, de qualité de vie, de protection de l’environnement ?

Soumettre la diversité culturelle à la logique marchande

Quand on lit le mandat conféré à la Commission européenne par les 27 gouvernements et quand on entend les propos du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, on se demande jusqu’où ira l’hypocrisie de ceux qui décident de notre sort.

En octobre 2005, 129 États ont signé la convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. L’Union européenne y a même adhéré en décembre 2006. Et voilà les dirigeants européens, tout disposés à soumettre cette diversité aux aléas de la logique marchande et du primat de la concurrence ! Si ce n’est respecter la lettre de la Convention, c’est du moins en trahir l’esprit (9).

Fin 2012, la France signait le protocole facultatif au Pacte international sur les droits économiques sociaux et culturels qui est entré en vigueur en mai de cette année. Et voilà des États signataires d’un Pacte dont ils prennent délibérément la décision d’en bafouer les principes !

On ne refera pas ici la démonstration remarquablement rappelée par les créateurs eux-mêmes de l’importance de la diversité dans toutes les formes et toutes les expressions de ce qu’il convient d’appeler la culture. Je rappellerai simplement que pour les États-Unis, aucune matière ne peut être soustraite à la négociation de ce marché transatlantique (10).
(même si « les Américains ont d’ores et déjà fait savoir qu’ils comptaient exclure des secteurs stratégiques pour eux, le secteur bancaire en particulier » ) (11).
La Commission européenne, qui considère la défense de la diversité culturelle comme une démarche « réactionnaire » , a obtenu de revenir ultérieurement devant le Conseil des ministres (§44 du mandat) sur la décision de soustraire les services audiovisuels (sans doute quand l’attention sera moins vive).

Dans ce secteur, comme dans tous les autres visés par le mandat, on ne peut que partager l’analyse que fait Jean-Luc Mélenchon : «  Contrairement à ce qu’affirment la Commission européenne et ses perroquets libéraux et sociaux-démocrates au Parlement, les États-Unis et l’Europe n’ont pas « des normes d’une rigueur analogue en matière d’emploi et de protection de l’environnement ». En effet les États-Unis sont aujourd’hui en dehors des principaux cadres du droit international en matière écologique, sociale et culturelle. Ils ne souscrivent pas à plusieurs conventions importantes de l’OIT sur le droit du travail. Ils n’appliquent pas le protocole de Kyoto contre le réchauffement climatique. Ils refusent la convention pour la biodiversité. Ainsi que les conventions de l’Unesco sur la diversité culturelle. Autant d’engagements qui sont souscrits par les pays européens. Les standards réglementaires états-uniens sont donc dans la plupart des cas moins contraignants que ceux de l’Europe. Un marché commun libéralisé avec les États-Unis tirerait donc toute l’Europe vers le bas »  (12).

Soumettre les pouvoirs publics aux diktats des firmes privées

Le mandat précise (§45) qu’il sera créé un mécanisme de règlement des différends, déjà évoqué à propos de la protection des investisseurs (§22). On dispose d’une grande expérience à propos d’un tel mécanisme puisqu’il existe à l’OMC et qu’il est prévu dans d’autres accords de libre-échange bilatéraux comme celui qui lie le Canada et le Mexique aux USA. C’est une machine infernale puisqu’elle soumet les pouvoirs publics aux entreprises privées.

Nul ne s’étonnera que cette disposition soit fortement demandée par les firmes multinationales et par les cabinets juridiques. Car, comme l’observe très justement Thierry Brun, qui fournit quelques exemples d’affaires soumises à de tels arbitrages, « il faut s’attendre à une explosion des litiges entre multinationales et les investisseurs aux Etats-Unis et en Europe » (13).

Comme le soulignait très à propos la commission des Affaires européennes du Sénat, dans un rapport du 15 mai de cette année : « Le recours à un arbitre privé pour régler un différend entre un État et un investisseur risque de remettre finalement en cause la capacité à légiférer des États. » Et pourtant, le gouvernement PS-EELV n’a pas soulevé la moindre objection. On ne s’en étonnera plus quand on saura qu’un des principaux conseillers du ministre du Commerce, Mme Nicole Bricq, est Mme Claude Revel, une énarque dont le passé dans le privé explique sans doute que selon elle, il faut ### « prendre acte et tirer parti de la tendance de la délégation de la règle au privé » (14). On ne peut signifier plus clairement que les normes désormais ne doivent plus être établies par la représentation nationale, mais par le secteur privé. On a compris que l’intérêt général n’est plus la priorité, même dans un gouvernement PS-EELV, et que ce gouvernement donne raison à ceux qui veulent confier le gouvernement des humains au secteur privé. On se souviendra de la fameuse formule de David Rockefeller, fondateur du groupe de Bilderberg et de la commission Trilatérale : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire.» (Interview dans Newsweek , en février 1999). Nous y sommes !

Qui a conçu le projet de mandat ?

Lorsqu’elle a présenté au Parlement européen et au Conseil des ministres de l’UE un projet de mandat pour la négociation d’un « partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement », la Commission européenne a invoqué deux rapports d’un « Groupe de travail de haut niveau sur la croissance et l’emploi ». Selon ces rapports, l’aboutissement d’un tel partenariat serait hautement bénéfique pour la croissance et l’emploi dans l’UE.

Le « Corporate Europe Observatory » (CEO) (15), cette équipe de chercheurs indépendants qui travaille depuis près de quinze ans sur le rôle des entreprises en Europe, s’est efforcé de connaître la composition de ce groupe de travail de « haut niveau » auteur de rapports si importants. En invoquant les règles de l’UE en matière d’accès à l’information, le CEO a réclamé cette liste. En vain jusqu’ici, malgré de très nombreuses démarche depuis le 4 mars de cette année. « Il n’existe aucun document reprenant la liste des auteurs des rapports » s’est contentée de dire la Commission.

Ce refus de transparence, toujours justifié par les mêmes mauvais prétextes depuis des années, est une constante de la Commission européenne qu’il s’agisse des positions qu’elle défend et des propositions qu’elle fait à l’OMC et dans les négociations bilatérales avec des tiers, avec lesquels elle veut signer un accord de libre-échange. Elle veut éviter que soient connus les véritables acteurs qui l’inspirent et la guident : les firmes multinationales auxquelles elle s’adresse pour obtenir des recommandations et des suggestions et qu’elle reçoit lors de « réunions informelles ». Elle veut éviter que soit apparent le fait que son souci, contrairement à toute une rhétorique répétée et relayée à satiété, ce n’est pas l’intérêt général, mais la satisfaction de puissants intérêts particuliers.

La preuve ? Il suffit de visiter le site de ce lobby suscité en 1995 par l’UE et les États-Unis et dont les recommandations sont automatiquement suivies par la Commission européenne : le TABD, Trans Atlantic Business Dialogue (16).

A qui profitera cet accord ?

Des études publiques – à la différence de celles dont se réclame la Commission européenne pour justifier le contenu du mandat qu’elle a sollicité des gouvernements − soulignent que les États-Unis ont davantage à gagner que les 27 pays de l’UE d’un accord transatlantique. L’Institut Leibnitz de recherche économique de l’Université de Munich considère que, « sur la longue durée », un tel accord se traduira par une augmentation du revenu par habitant de 13,4 % aux États-Unis, mais seulement par une augmentation moyenne des 27 États membres de l’UE de 5 %

Chacun doit prendre conscience que le gouvernement PS-EELV a donné le feu vert à des négociations qui peuvent conduire au démantèlement total de nos choix de vie en société. Même Pierre Defraigne, l’ancien directeur de cabinet de Pascal Lamy, lorsqu’il était commissaire européen, peu suspect d’hostilité au libre-échange, considère que le marché intérieur transatlantique « interfère directement avec la capacité de l’UE de se construire comme ensemble politique intégré » (…) « Cette intégration économique transatlantique que ses promoteurs veulent profonde et étroite, ne sera-t-elle pas nécessairement dominée par les États-Unis d’une part en raison de leur supériorité technologique, financière, monétaire, politique et stratégique et d’autre part en raison du Partenariat trans-pacifique (TPP) qui leur assure une base solide en Asie ? »

Alors que chrétiens-démocrates, sociaux-démocrates et libéraux du Parlement européen proclament sans rire que « l’Union et les États-Unis partagent des valeurs communes »  (17), Pierre Defraigne souligne que « Américains et Européens entretiennent des préférences collectives bien contrastées sur l’énergie, l’environnement, l’utilisation des OGM ou des hormones, la recherche sur le vivant, les inégalités sociales, la place des services publics, les produits financiers à haut risque, la protection des données privées. Nos systèmes de régulation sont différents : la normalisation américaine est fragmentée entre de multiples agences indépendantes. Les rapports de force entre producteurs et consommateurs sont différents tandis que les lobbies règnent en maîtres au Congrès : ainsi 1,4 milliard de dollars ont été dépensés en deux ans pour influencer la loi Dodd-Franck de 2010 sur la régulation financière. L’approche de la régulation est différente : les Américains préfèrent la voie des tribunaux et des litiges « ex post » avec les « class actions » et les honoraires d’avocats et dédommagements pharamineux, au mode règlementaire « ex ante » fondé sur le principe de précaution qui a la faveur des Européens. S’agissant de litiges commerciaux entre UE et États-Unis, que donnerait un mode bilatéral de règlement des différends et des citations directes en justice des États par des firmes privées ? »  (18)

NOTES :

(1) BERTHELOT Jacques, Les risques d’importation massive dans l’UE27 et de pertes de débouchés intra-UE27 pour la France, notamment pour les produits agricoles, 25 juin 2013.

(2) http://www.france.attac.org/articles/lettre-ouverte-mme-nicole-bricq-ministre-du-commerce-exterieur

(3) Pour participer à l’ALENA, le Mexique a dû amender la constitution post-révolutionnaire de 1917 qui interdisait la vente des terres aux étrangers et mettait en place une gestion collective de la terre dans le cadre des Ejidos qui garantissaient aux indigènes et aux paysans un droit d’usage sur de petites parcelles qui ne pouvaient être vendues. Une fois le traité entré en vigueur, les exploitations mexicaines se sont retrouvées en concurrence avec celles plus modernes et plus subventionnées des Etats-Unis. Cela a eu pour conséquence un accroissement très net de la dépendance alimentaire du pays et la disparition de 1,78 millions d’emplois. La pauvreté a sensiblement augmenté dans les campagnes et touche désormais près de 70 % de la population rurale (http://www.risal.info/spip.php?article971).

(4) http://www.wto.org/french/tratopf/dispufcasesf/ds412f.htm

(5) L’argumentaire diffusé depuis quelques jours par les services du Ministère du Commerce en fournit un bel exemple sur lequel je reviendrai. Mentir aux citoyens semble devenu une pratique naturelle des gouvernants.

(6) Contact : juergen.knirsch@greenpeace.de

(7) http//www.ustr.gov/sites/default/files/2013%20SPS.pdf

(8) Voir note 11.

(9) L’article 20 de la Convention ouvre une porte à cette trahison : « Rien dans la présente convention ne peut être interprété comme modifiant les droits et obligations des parties au titre d’autres traités auxquelles elles sont parties » Voir Jennar : Face à l’AGCS, la diversité culturelle est-elle protégée par la Convention de l’UNESCO et les traités européens ? Avignon, 17 novembre 2008.

(10) On lira avec intérêt le rapport remis à l’Agence internationale de la Francophonie : « Les récents accords de libre-échange conclu par les Etats-Unis : une menace à la diversité culturelle » : http://agence.francophonie.org/diversiteculturelle/fichiers/aifetudedeblockgagnecote_2004.pdf

(11) http://www.jennar.fr/?p=3022

(12) http://www.jean-luc-melenchon.fr/2013/05/24/vertige-du-moment-des-faits-et-des-mots/

(13) http://www.politis.fr/Marche-transatlantique-UE-Etats,22537.html

(14) Source : Jean Gadrey, L’accord de « libre dumping » UE/USA : un faux AMI pire que le vrai (3), 15 juin 2013 et Gérard Filoche : http://www.filoche.net/2013/06/12/les-17-et-18-juin-refus-d’engager-les-negociations-pour-un-projet-d’accord-transatlantique/

(15) Cette équipe est notamment l’auteur de Europe Inc. Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale, Marseille, Agone, 2005.

(16) http://transatlanticbusiness.org

(17) Voir « L’objectif ultime des libéraux de droite et de gauche : une Europe euro-américaine. » publié sur ce blog le 29 mai 2013.

(18) DEFRAIGNE Pierre, Reprendre la main : d’un transatlantisme déstabilisateur à un trilogue stratégique US-UE-Chine, Bruxelles, Fondation Madariaga, Collège d’Europe, Madariaga paper, juin 2013 (www.madariaga.org).

Temps de lecture : 23 minutes
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