Cannes 2014 : « Jimmy’s Hall » de Ken Loach ; « Les Règles du jeu » de Claudine Bories et Patrice Chagnard

Christophe Kantcheff  • 23 mai 2014
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Cannes 2014 : « Jimmy’s Hall » de Ken Loach ; « Les Règles du jeu » de Claudine Bories et Patrice Chagnard

« Jimmy’s Hall » de Ken Loach

Illustration - Cannes 2014 : « Jimmy's Hall » de Ken Loach ; « Les Règles du jeu » de Claudine Bories et Patrice Chagnard

C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. Pour un certain nombre de critiques, dont quelques confrères amis rencontrés au sortir de la projection, ce proverbe ne s’applique pas à Ken Loach. Son nouveau film, Jimmy’s Hall , entre en lice aujourd’hui dans la compétition, et ne semble pas avoir fait l’unanimité. Ce que mes confrères lui ont reproché ? De se répéter, de faire du cinéma à la daddy, et finalement, d’être un peu vieux (78 ans en juin), comme John Boorman (81 ans), dont le nouveau film, Queen and country , après de longues années de silence, a été sélectionné cette année à la Quinzaine des réalisateurs – je n’ai malheureusement pas pu le voir. J’ai entendu de mêmes propos au sujet de Jean-Luc Godard (83 ans) de la part de ses détracteurs.

Certes, les apparences ne plaident pas en faveur de Ken Loach. C’est un euphémisme de dire que le cinéaste anglais n’est pas un expérimentateur de la forme, ni même ne cherche à se renouveler. On peut le lui reprocher, et je n’irai pas le défendre là-dessus. Il reste, tout de même, qu’on aimerait que tous les cinéastes, quel que soit leur âge, aient ses talents de metteur en scène, notamment avec les groupes, les attroupements, ou les fêtes, où tous les mouvements à l’écran sont toujours fluides et vibrants.

On se demande même si Loach, avec ce nouveau film, ne joue pas un peu la provocation, réalisant un film en costume dont l’action se situe dans les premières décennies du XXeme siècle et en Irlande. Jimmy’s Hall , remake du Vent se lève , qui avait obtenu ici la Palme d’or en 2006 ?

Pas du tout. Là où le Vent se lève était lyrique, spectaculaire et mélodramatique, Jimmy’s Hall est tout en retenue, presque introverti, et plus analytique. Le fait que l’action se déroule 10 ans plus tard, non pendant la guerre d’indépendance, comme dans le Vent se lève , mais dans les années 1930, alors que le héros, Jimmy Gralton, revient des Etats-Unis après plusieurs années d’exil, y prédispose. Si les mémoires n’ont rien oublié des clivages et des haines entre habitants d’un même comté, avec d’un côté les représentants de l’Eglise et les propriétaires terriens, de l’autre la majorité de la population, les choses sont à refaire, à relancer. Comme, par exemple, remettre en état le « Hall », un foyer ouvert à tous, où l’on s’instruit autant qu’on y danse et se divertit. Autrement dit, un lieu où germe l’esprit subversif, intolérable aux dominants qui auront vite fait d’associer Jimmy Gralton aux diables « communistes » .

Mais l’anecdote en soi est secondaire. Ce qui est stimulant, et qui fait tout le prix à mes yeux de Jimmy’s Hall , c’est que ce film en costume porte aussi les habits de la situation des luttes ouvrières (ou de chômeurs, d’immigrés, etc) de notre début de XXIème. C’est flagrant, par exemple, sur la manière dont les collectifs, en fonction de leur convergence d’intérêt, se créent. S’il existe un petit noyau de fidèles autour de Jimmy Gralton, il leur faut trouver des alliances, se rapprocher d’autres groupes pour créer un ensemble en mouvement, c’est-à-dire pour créer de la solidarité, en l’absence de corps déjà constitués (un syndicat, par exemple, ou un parti). N’est-ce pas là une question ultra contemporaine, qui se voit saisie par la fiction chez très peu d’auteurs (les Dardenne, Guédiguian…), et qui, du coup, rend le cinéma de Loach totalement en phase avec notre temps ?

Dans la prolongation de ce qui précède, le film interroge aussi la question du leadership. Il le fait par défaut, car Jimmy Gralton y est héroïsé sans réticence. Sauf qu’il n’échappe pas au spectateur – le propos est explicite dans le film – qu’avant le retour de celui-ci et après son nouvel exil, personne n’a été et ne sera susceptible d’entraîner le peuple du comté. Par conséquent, rien ne peut bouger. Ce qui est problématique.

Je n’en finirai pas si je voulais énoncer toutes les questions que le film revisite et qui sont en résonance avec les difficultés rencontrées de nos jours par le « peuple de gauche ». Il y a celles-ci encore : le thème du compromis avec une force contraire mais prégnante en Irlande – l’Eglise –, ou la condition de transfuge de classe, s’affranchissant des déterminismes sociaux (des fils et filles de riches propriétaires terriens rejoignent la lutte de Jimmy Gralton et des siens)… Bref, Ken Loach fait peut-être du cinéma daté, mais à l’heure d’aujourd’hui.

« Les règles du jeu » de Claudine Bories et Patrice Chagnard

Je ne quitte pas le domaine politique et social avec le nouveau documentaire de Claudine Bories et Patrice Chagnard, présenté aujourd’hui à l’Acid, et au titre renoirien : les Règles du jeu . Leur précédent film, les Arrivants (2009), nous avait particulièrement enthousiasmés, à Politis , au point d’en faire notre une.

Illustration - Cannes 2014 : « Jimmy's Hall » de Ken Loach ; « Les Règles du jeu » de Claudine Bories et Patrice Chagnard

Comme les Arrivants – et à la manière d’un Frederick Wiseman –, les Règles du jeu est tourné en immersion et en vase clos. Ce lieu unique se trouve dans un grand immeuble entouré d’un no man’s land, du côté de Tourcoing : ce sont les bureaux d’Ingeus, une entreprise privée missionnée par l’Etat pour aider les jeunes à trouver du travail.

Les jeunes y bénéficient d’une allocation de 300 euros par mois pendant un semestre à condition qu’ils honorent tous leurs rendez-vous et suivent l’enseignement prévu. Ils y sont parfaitement encadrés. Bien qu’employées par une entreprise privée devant faire face à des contraintes de rentabilité, les conseillères s’occupant des jeunes y travaillent, de toute évidence, dans un esprit de service public – ce qui bouscule une idée reçue. Le problème ne vient donc pas de là.

Non, la difficulté pour ces jeunes – les cinéastes vont en suivre quatre en particulier – c’est qu’il leur est demandé de jouer un rôle pour pouvoir accéder à un emploi. Il s’agit de se montrer tel que les recruteurs l’exigent : savoir se présenter, se vendre et paraître « compatible » avec l’entreprise qui fait passer l’entretien. Autrement dit, se montrer au mieux pour l’employeur, c’est ne pas être soi-même.

C’est ce long et difficile travail d’allégeance à des codes que montre les Règles du jeu , à travers quatre jeunes aux personnalités très différentes, mais tous rétifs à mentir sur eux-mêmes, même si c’est pour la « bonne » cause. « Les règles du jeu », un titre explicite, à ceci près que le jeu est biaisé, car la réussite à cet examen de soumission-séduction ne signifie pas forcément, loin de là, un emploi à la clé, ni même un stage. L’évidence est là: de travail, il n’y en a point. Ce qui ajoute la touche d’absurde à cette préparation.

En assistant aux rendez-vous des quatre jeunes – Thierry, Kevin, Hamid et Lolita, celle-ci étant la plus étonnante, avec son air bougon et sa franchise dévastatrice –, on perçoit aussi à quel point les situations familiales et les carences d’amour interfèrent dans la préparation à leur vie professionnelle, combien les déséquilibres affectifs les accompagnent et les handicapent partout. Ce qui se passe chez eux, avec leurs proches, est hors champ, et pourtant envahit l’écran.

On sait gré aussi aux cinéastes de ne pas avoir omis de montrer l’extrême désenchantement de Thierry, l’un des « chanceux » à avoir décroché un CDD, et félicité sincèrement comme tel par sa conseillère d’Ingeus. Mais la vie dans l’entreprise n’est pas ce qu’il imaginait: il subit l’exploitation et les heures supplémentaires non payées. Le Graal tant convoité était un cadeau empoisonné.

L’une des scènes les plus marquantes se situe exceptionnellement en dehors des locaux d’Ingeus, dans le hall d’un multiplexe UGC (!). Les candidats à un emploi y rencontrent des recruteurs de différentes boîtes, où ils ont droit à un entretien de 5 min chacun, à la chaîne. La scène oscille entre le speed dating et la foire aux bestiaux. Ces jeunes ont décidément tout l’avenir devant eux. Mais lequel ?

Temps de lecture : 8 minutes
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