Cannes 2014 : Un palmarès correct mais timoré

Christophe Kantcheff  • 25 mai 2014
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Cannes 2014 : Un palmarès correct mais timoré
Photo : Alberto Pizzoli/AFP

Illustration - Cannes 2014 : Un palmarès correct mais timoré - Nuri Bilge Ceylan, avec Nicole Garcia, et Gilles Jacob, président du festival, qui a passé la main au terme de cette édition.

Ce n’est donc pas encore ce soir que l’on comptera une deuxième femme palmée d’or. Jane Campion, seule détentrice de la récompense suprême depuis la création du festival, avait pourtant demandé à Gilles Jacob et Thierry Frémaux, quant elle avait accepté la tâche de présidente du jury, s’il était possible d’avoir un jury uniquement composé de femmes. La demande avait été laissée sans suite. Mais on avait cru comprendre que l’auteure de la Leçon de piano ne manquerait pas une occasion de distinguer une réalisatrice, si tant est que l’une d’elles avait en lice un film à la hauteur de l’exigence.

Naomi Kawase, avec Still the Water , était celle-là. Son absence au palmarès est sans doute celle que l’on remarque le plus. Son très beau film réunit des questions fondamentales – la transmission, la mort, le deuil, la persistance des choses – sans émettre de discours explicite, en restant le plus souvent dans le silence, la contemplation, où les sentiments déchirants sont toujours montrés dans la douceur, à la japonaise.

Jane Campion et son jury ont préféré attribuer la palme d’or à Winter sleep (Sommeil d’hiver), de Nuri Bilge Ceylan, qui figurait parmi les favoris, tourné dans un paysage incroyable de rochers lunaires et de maisons troglodytes, en Cappadoce, mais dont le caractère turc est totalement effacé. La volonté universaliste est là immédiatement revendiquée, le film appartenant à cette veine très prisée pour la palme du « world humanism » (catégorie que j’invente ici-même). En revanche, le cinéaste a fait une courte déclaration lors de la réception de son prix, dont l’essentiel concernait au premier chef son pays. Celle-ci a dû être reçue avec un enthousiasme modéré par les autorités à Ankara. Il a en effet dédié sa palme à « la jeunesse turque et à tous ceux qui ont perdu leur vie au cours de l’année » .

De façon générale, il est clair que le jury a cherché à récompenser le plus largement possible, et dans des genres différents. Au cours de la conférence de presse qui a suivi la cérémonie de clôture, Jane Campion a expliqué qu’elle et son jury ne disposaient pas de prix en nombre suffisant pour pouvoir distinguer tous les films qui en valaient la peine à leurs yeux. Une déclaration qui renseigne sur le niveau, plutôt bon, de ce cru 2014, mais qui dit aussi qu’aucun film n’a paru se détacher nettement des autres.

Le palmarès, du coup, ne remplit pas toutes les promesses que l’esprit libre de sa présidente pouvait laisser espérer. Je dirai qu’il est à la fois correct et timoré. J’en veux pour preuve emblématique la présence de Jean-Luc Godard à ce palmarès, mais pas sur les plus hautes marches, et dans une position particulière puisqu’il partage son prix du jury avec Xavier Dolan (voir plus bas).

Certains y regrettent l’absence des cinéastes français. Ce patriotisme des récompenses cinématographiques peut paraître ridicule. Et, outre le fait qu’Abdellatif Kechiche a reçu la palme l’an dernier, le cinéma français, toutes sections confondues, était particulièrement bien représenté cette année : près d’un quart des films sélectionnés étaient français. Ce qui est beaucoup (trop ?) pour un festival international de cette ampleur. Sans compter le nombre de films étrangers qui ont bénéficié de l’intervention de Canal +, d’Arte ou d’un coproducteur français.

Mais les films français ne sont pas tout à fait absent des récompenses puisque la Caméra d’or, au jury présidé cette année par Nicole Garcia, prix distinguant un premier film, est allée à Party Girl , de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis (que je n’ai pas vu).

Palme d’or

Nuri Bilge Ceylan avait déjà reçu par deux fois le Grand prix à Cannes, pour Uzak (2003) et Il était une fois en Anatolie (2011), c’est-à-dire le prix situé juste en dessous de la palme. Il était donc en pole position pour la palme cette année, d’autant qu’il y est venu avec un film, Winter sleeping (Sommeil d’hiver), plus classique que le précédent, le magnifique Il était une fois en Anatolie , son potentiel public étant seulement amoindri par sa durée, 3h16.

Au cœur de ce film : des conversations, filmées le plus souvent en champ/contre champ, qui tournent à la confrontation entre les différents protagonistes. Les trois principaux : un propriétaire terrien vieillissant qui se double d’un intellectuel, sa femme et sa sœur. L’homme se découvre peu à peu : il est autoritaire et gagné par l’amertume. Tandis que le film, lui, avance sur des territoires balisés : Bergman, Tchekhov surtout (son nom est au générique de fin, des nouvelles de ce dernier auraient inspiré le cinéaste), d’autres y ont vu du Dostoievski…

Le film est un peu encombré par ce patrimoine ostensible. On sent la volonté de faire une grande œuvre avec des chefs-d’œuvre. Bref, on ne peut pas dire que cette palme se caractérise par sa légèreté.

Grand prix

Je serai plus rapide sur le prix attribué aux Merveilles , de l’Italienne Alice Rohrwacher, parce que j’en ai déjà dit tout le bien que j’en pense ici. Il n’en reste pas moins que personne ne voyait ce film si haut dans la hiérarchie du palmarès. C’est au passage un coup de pied de l’âne à certains barbons de la critique française qui, attribuant leurs étoiles dans le Film français comme de petits professeurs convaincus de l’importance cruciale de leurs appréciations, et qui n’avaient mis qu’une étoile aux Merveilles (sur quatre possibles, sinon la palme), ne se gênent pas pour déclarer que Jane Campion s’est fourvoyée en ne suivant pas leurs avis éclairés…

Prix de la mise en scène

Foxcatcher* , de l’Américain** Bennett Miller, qui raconte l’emprise d’un milliardaire sans personnalité sur un champion olympique de lutte gréco-romaine, m’a paru moins fort que le sidérant Truman Capote , que le cinéaste avait signé en 2005. Il n’empêche que Bennett Miller est un excellent réalisateur, et que ce prix n’est pas immérité.

Prix du jury

L’intention est transparente et louable : unir, dans un même prix, le jeune et l’ancien, le petit génie et le « god-art », le dieu de l’art cinématographique, Xavier Dolan, pour Mommy , et Jean-Luc Godard, pour Adieu au langage . Sauf qu’au-delà de l’intention, ces deux-là n’ont pas grand chose à voir. Xavier Dolan, tout à son émotion, fort touchante au demeurant, n’a pas su trouver un mot, lors de la remise des récompenses, pour l’illustre absent avec qui il partage le prix. On peut aussi soupçonner le jury d’avoir fait un choix assez jésuitique par rapport à l’attribution de ce prix à Jean-Luc Godard. Certes, l’auteur des Histoires du cinéma se retrouve au palmarès du festival de Cannes – et c’est bien la première fois de sa vie ! Mais il est là un peu camouflé, dans une position où sa distinction ne fera pas trop de vagues. C’est bien et c’est dommage. Vraiment dommage.

Prix du scénario

« J’aurais dû répéter »* , a dit Jane Campion** lors de la cérémonie de clôture alors qu’elle ne parvenait pas à prononcer le nom du lauréat du prix du scénario, le Russe Andreï Zviaguintsev, pour Leviathan . Le mieux aurait été surtout de ne pas lui attribuer ce prix-là. Le scénario de ce film, qui raconte les malheurs rencontrés par un homme dont la cause n’est autre que la déliquescence de la Russie, est à la fois inutilement mystérieux parce que lourdement démonstratif à l’arrivée.

Prix d’interprétation féminine

Julianne Moore : aucune surprise. Sa performance en vedette vieillissante, narcissique et possédée par le fantôme de sa mère, dans Maps to the stars , de David Cronenberg, est grandiose.

Prix d’interprétation masculine

Timothy Spall, merveilleux acteur trop méconnu, ne le sera désormais plus, grâce à Mr. Turner , de Mike Leigh. Le film est un biopic, pas inintéressant mais pas passionnant non plus, du peintre anglais, auquel Timothy Spall donne une rudesse à rebours des clichés romantiques sur la création. On retiendra aussi longtemps le numéro de comique pince-sans-rire que le comédien a effectué en recueillant son prix, allant jusqu’à faire rire le public à propos de la leucémie qui lui avait interdit d’assister à la remise de la palme d’or, en 1996, à Secrets et mensonges , du même Mike Leigh, où Timothy Spall avait également un rôle. « Je suis content d’avoir survécu » , a-t-il glissé en passant. Nous aussi.

Voilà. L’édition 2014 du festival de Cannes s’est achevée, et en même temps se clôt ce blog cannois. Je remercie toutes celles et tous ceux qui l’ont suivi et je vous donne rendez-vous pour un dernier bilan de cette édition dans les pages culture du journal à paraître jeudi.

Temps de lecture : 8 minutes
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