La vie est belle

L’atelier d’écriture a lieu tous les mardis à l’accueil de jour géré par l’association «pauvreté-précarité». Je l’anime depuis le mois d’octobre. C’est grâce à lui que nous alimentons chaque semaine ce blog. De ma carrière de journaliste, cette expérience est la plus belle, car elle est citoyenne, humaine et riche d’échanges… Parce qu’elle veut casser les murs, les a priori. Parce que les copains de la rue sont les meilleurs que je n’ai jamais eus… Alors pardon, mais aujourd’hui, c’est moi qui prends la plume, pour un hommage…

Eloïse Lebourg  • 21 mars 2015
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La vie est belle

Illustration - La vie est belle


Je sais que c’est un blog pour les copains de la rue… Mais j’ai envie de parler ce matin… D’écrire… pour eux.

Voilà six mois que nous avons ouvert l’atelier d’écriture. Des destins s’y sont perdus, quelques heures, quelques mardis ou chaque semaine. Des dizaines de personnes, finalement, ont échoué un jour sur une des chaises. Les stylos, les cahiers ont tourné. Mais moins que les coups de gueule, les larmes retenues, et les silences. Ecrire a permis à nous tous (moi compris) un jour de décompresser, de se sentir exister, de laisser une trace, un souvenir. Mais je ne sais pas si finalement, lors de nos ateliers d’écriture, c’est le plus important. Parce qu’on parle, tous ensemble, on rit, on se confie.

J’aimerai vous parler de ces gens que je retrouve chaque mardi. Ils nous ressemblent étrangement. Ils ont froid l’hiver, chaud l’été, peur la nuit, aiment les bons petits plats, ou se griller une clope en attendant un bus. Ils ont été aimés, et le sont encore souvent, ils aiment aussi, tellement. Ils adorent rester quelques minutes sous une douche chaude. Ils parlent d’avenir, et assument le passé. Ils ont parfois aussi des ampoules aux pieds. Ils rêvent en dormant, et aussi en écrivant. Ils savent qu’ils s’en sortiront, seuls, ou accompagnés. Ils ne font plus confiance en la politique mais ont toujours de belles propositions. Ils naviguent sur la liberté, ils en connaissent le prix. Ils disent bonjour et merci… Ils réfléchissent sur le bon dieu, les méfaits de l’alcool, les séparations trop compliquées, le fossé entre riches et pauvres, ils ont eux aussi leurs cons… Ceux qui ne disent pas bonjour ni merci, ceux qui ne rêvent plus en dormant, ceux qui n’auront jamais d’ampoules aux pieds…

Se sont-ils perdus, les copains de la rue ? Pas vraiment, ils ont décidé de prendre des chemins de traverse, loin de l’argent, de la société de consommation. Ils n’ont parfois pas eu le choix : une mort tragique, un chômage trop tard, une dispute avec un père, mis dehors trop tôt, orphelin, ou battu. Ils ont vécu l’errance comme un destin accompli, une quête de soi, des réponses à chacune de leurs expériences. Certains arrivent malgré tout ça, à ne pas boire, à ne pas devenir fou et à se pointer le mardi à l’atelier d’écriture.

On parle parfois des conneries d’avant : de quelques mois de prison, de quelques bastons pourries, de quelques séjours en désintox. On se marre sur les cours de danse orientale en maison d’arrêt pour femmes, on rit d’une rencontre amoureuse au détour d’un couloir en hôpital psy. Alors parfois, la vie redémarre. On retrouve ceux que l’on a toujours aimés. On débute une histoire passionnée, et on prépare un mariage. On partage son duvet sur le parvis de la cathédrale. On arrête de picoler pour pouvoir revoir sa petite fille qui nous manque tant. On apprend à se pardonner, à pardonner les coups de sang d’un père, les coups de clé fermée à double tour, les coups de cœur de celle qu’on aimait… Et on repart, balluchon sur l’épaule, la main posée sur le cœur.

On repart, sans oublier de débarrasser la table, de passer un coup de balai, de donner ses feuilles griffonnées. On repart, un peu plus léger, appeler le 115, sans aucun espoir. La nuit sera étoilée parait-il cette fois. On dort à plusieurs, ça réchauffe de coller les duvets. On a repéré une belle cage d’escalier. Pourvu que les locataires ou propriétaires ne nous foutent pas dehors. Parfois même, on décroche un studio qu’on gère avec son RSA. On se pose. Mais jamais simple ce moment de décompression, ce silence et cette solitude dans son petit chez-soi. Alors, certains jours, on retourne boire au goulot avec les copains restés dehors. On se sent une merde… alors qu’on est juste un humain.

Les copains de la rue sont généreux, ils te donnent tout, comme un cadeau. « Prends, prends ça, je n’ai plus rien à perdre. » Ils se dénudent, et te font confiance. Alors, tu fais pareil, tu vas tous les mardis passer un super moment avec eux, pour discuter, rire, chanter (si, si ça nous arrive…) et pleurer…

Parce que quand même, c’est pas très drôle, cette société qui les oublie, qui compte sur des milliers de bénévoles. Ce ne sont pas très drôles ces riches qui leur soufflent un « t’avais qu’à mieux travailler à l’école » en leur filant un centime. C’est pas très drôle de ne pas pouvoir toujours choisir son destin, de naître mal, de vivre mal, d’être déçu, trahi, et seul… Et de ne pas mériter, jamais, en aucun cas, de devoir dormir dehors…

Alors je pense aujourd’hui, à mon amie de la rue, qui, à 58 ans, a perdu son fils et son boulot… Et a fait rouler pendant de trop longs mois son petit caddie comme seul compagnon de route…

Alors je pense à mon ami, viré à 14 ans de chez lui, parce qu’il ne voulait pas partir en vacances avec son père. Ce père qui n’a jamais voulu le revoir.
Alors je pense à cet ami, dont la mère est morte trop tôt, et dont le père est inconnu. De foyer en famille d’accueil, pour se retrouver à la rue…

Je pense à cette amie, qui a fait un peu de prison, et qui n’ose pas tout dire, mais qui m’a confié un jour n’avoir jamais eu de coup de blues, parce que la vie est belle.

Je pense à tous ceux qui, un jour, m’ont donnés leurs écrits, leurs feuilles, et que j’ai empoignés comme un don, un cadeau, une pierre précieuse…

Et puis je pense à Amina, cette égyptienne, venue en France rejoindre son fils français, handicapé, pour le soigner. Ne voulant pas être dans l’illégalité, elle était repartie dans son pays à l’expiration de sa carte de séjour. Grande journaliste là-bas, ici, elle louait un matelas qu’elle partageait avec son fils, trois cents euros par mois dans une chambre insalubre. Elle est repartie, emmenant son enfant. Ne plus être loin de lui. Même si dans son pays, il n’a pas eu les soins qu’il aurait dû avoir, lui, le citoyen français. Il est mort, là-bas, le mois dernier.

Notre atelier est en deuil, triste et parfois en colère.

Mais, là, autour de notre table, d’autres mamans, d’autres enfants, des tout-petits bébés, des frères et des sœurs plein d’espoirs…

Illustration - La vie est belle

Alors, on continue, et tous les mardis, on pleure mais on rit aussi… On s’apprivoise, on raconte nos univers, nos destins, nos vies, nos quotidiens…on se kiffe, on a des projets tous ensemble… On est bien entre humains…
Et on se dit que ceux qui n’y comprennent rien, qui nous regardent de travers ne savent pas combien la vie est belle…

Publié dans
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