« L’ordre néolibéral, pillant la Terre et asservissant les vulnérables, doit être anéanti » Chris Hedges

Note du Yéti : une fois n’est pas coutume, je relaie ici un texte capital de Chris Hedges, journaliste et auteur américain, récipiendaire d’un prix Pulitzer. L’article original a été publié le 30 août 2015 sur le site Truhdig.com.

Le Yéti  • 8 septembre 2015
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« L’ordre néolibéral, pillant la Terre et asservissant les vulnérables, doit être anéanti » Chris Hedges

Un terrible dénouement (The Great Unraveling)

NB : le texte de Chris Hedges a également été publié en français par {{Le Partage}} et {{Les-crises.fr}}. Il me semble cependant mériter la plus ample diffusion possible.
Le joug idéologique et physique de la puissance impériale états-unienne, soutenu par l’idéologie utopique du néolibéralisme et du
capitalisme mondialisé, se désagrège. Beaucoup, dont nombre de ceux
évoluant au cœur de l’empire états-unien, reconnaissent que chaque
promesse faite par les partisans du néolibéralisme est un mensonge. La
richesse mondiale, au lieu d’être équitablement répartie comme l’ont
promis les partisans du néolibéralisme, a été siphonnée entre les mains
d’une élite oligarchique vorace, entraînant ainsi d’immenses inégalités
économiques. Les travailleurs pauvres dont les syndicats et les droits
ont été éliminés et dont les salaires stagnent ou baissent depuis 40
ans, ont été condamnés à la pauvreté chronique et au chômage,
transformant leur vie en une crise interminable, source d’un stress
permanent. La classe moyenne s’évapore. Des villes qui produisaient et
offraient autrefois des emplois en usine se changent en villes fantômes.
Les prisons sont surpeuplées. Les corporations ont orchestré la
destruction des barrières commerciales, engrangeant ainsi plus de 2.1
billions de dollars en profits dans des banques offshores pour éviter de
payer des taxes. Et l’ordre néolibéral, malgré sa promesse de
construire et de répandre la démocratie, a éviscéré les systèmes démocratiques, les transformant en Léviathans corporatistes.

La démocratie, particulièrement aux États-Unis, est une farce,
vomissant des démagogues d’extrême-droite comme Donald Trump, qui
pourrait devenir le candidat républicain à la présidentielle, et
peut-être même le président, ou d’insidieux et malhonnêtes larbins
corporatistes comme Hillary Clinton, Barack Obama, et, s’il tient sa
promesse de soutien au candidat démocrate, Bernie Sanders. Les
étiquettes « libéral » et « conservateur » sont
dépourvues de sens dans l’ordre néolibéral. Les élites politiques,
républicaines ou démocrates, servent les intérêts des corporations et de
l’empire. Elles sont des facilitatrices, tout comme la majorité des
médias et des universitaires, de ce que le philosophe politique Sheldon
Wolin appelle notre système de “totalitarisme inversé”.

L’attraction exercée par Trump, comme celle de Radovan Karadzic, ou
de Slobodan Milosevic, lors de l’éclatement de la Yougoslavie,
s’explique par sa bouffonnerie, qui s’avère dangereuse, moquant la
faillite totale de la charade politique. Elle expose la dissimulation,
l’hypocrisie, la corruption légalisée. Nous percevons, à travers cela,
une insidieuse — et pour beaucoup, rafraichissante — honnêteté. Les
nazis utilisèrent cette tactique pour prendre le pouvoir lors de la
république de Weimar. Les Nazis, même aux yeux de leurs opposants,
avaient le courage de leurs convictions, quelle qu’ait pu être
l’immondice de ces convictions. Ceux qui croient en quelque chose, aussi
répugnante soit elle, se voient souvent respectés à contrecœur.

Ces forces néolibérales détruisent également rapidement les écosystèmes.
La Terre n’a pas connu de perturbation climatique de cette envergure
depuis 250 millions d’années et l’extinction permienne, qui a annihilé
jusqu’à 90% de toutes les espèces. Un pourcentage que nous semblons
déterminés à reproduire. Le réchauffement climatique est inarrêtable,
avec la fonte rapide des calottes polaires et des glaciers, le niveau
des mers s’élèvera d’au moins 3 mètres lors des prochaines décennies,
noyant sous les eaux nombre de villes côtières majeures. Les
méga-sécheresses laissent d’immenses parcelles de la Terre, dont des
parties de l’Afrique et de l’Australie, la côte Ouest des USA et du
Canada, le Sud-Ouest des USA, arides et en proie à d’incontrôlables feux
de forêts. Nous avons perdu 7.2 millions d’acres à cause des nombreux
incendies qui ont ravagé le pays cette année et les services forestiers
ont d’ores et déjà dépensé 800 millions de dollars dans leurs luttes
contre les incendies en Californie, à Washington, en Alaska et dans
d’autres états. Le mot même de « sécheresse » fait partie de la supercherie, sous-entendant que tout cela est en quelque sorte réversible. Ça ne l’est pas.

Des migrants fuyant la violence et la famine régnant dans des pays
comme la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, et Érythrée, affluent
en Europe. 200 000 migrants, sur les 300 000 ayant rejoint l’Europe
cette année, ont atterri sur les côtes grecques. 2500 sont morts depuis
le début de l’année en mer, sur des bateaux surpeuplés et délabrés ou à
l’arrière de camions comme celui que l’on a découvert la semaine
dernière en Autriche, qui contenait 71 corps, dont des enfants. C’est le
plus important flux de réfugiés en Europe depuis la seconde guerre
mondiale, une augmentation de 40 % depuis l’an dernier. Et le flot ne
fera que croître. D’ici 2050, selon nombre de scientifiques, entre 50 et
200 millions de réfugiés climatiques auront fui vers le Nord, pour
échapper aux zones rendues invivables par les températures croissantes,
les sécheresses, les famines, les maladies, les inondations côtières et
le chaos des états en faillite.

La désintégration physique, environnementale, sociale et politique
s’exprime également à travers une poussée de violence nihiliste motivée
par la rage
. Des tireurs fous commettent des massacres dans des centres
commerciaux, dans des cinémas, des églises et des écoles aux États-Unis,
Boko Haram et l’État islamique, ou ISIS, sont en pleine frénésie
meurtrière. Des attentats suicides sont méthodiquement perpétrés et
entraînent des chaos meurtriers en Irak, en Afghanistan, en Arabie
Saoudite, en Syrie, au Yémen, en Algérie, en Israël et dans les
territoires palestiniens, en Iran, en Tunisie, au Liban, au Maroc, en
Turquie, en Mauritanie, en Indonésie, au Sri Lanka, en Chine, au
Nigeria, en Russie, en Inde et au Pakistan. Ils ont frappé les
États-Unis le 11 septembre 2001 et en 2010 lorsqu’Andrew Joseph Stack
III a détourné un petit avion dans un bâtiment d’Austin, au Texas, qui
abritait des agents du fisc. Le fanatisme est alimenté par la détresse
et le désespoir. Ce n’est pas le produit de la religion, bien que la
religion devienne souvent le vernis sacré de la violence. Plus les gens
seront désespérés, plus cette violence nihiliste se propagera.

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », écrivait le théoricien Antonio Gramsci.

Ces « monstres » continueront à se propager jusqu’à ce que
l’on reconfigure radicalement nos relations entre nous et nos relations
avec les écosystèmes. Mais rien ne garantit qu’une telle reconfiguration
soit possible, particulièrement si les élites parviennent à s’accrocher
au pouvoir à l’aide de leur appareil de surveillance et de sécurité mondial,
omniprésent, et de l’importante militarisation de leurs forces de
police. Si nous ne renversons pas le système néolibéral, et ce,
rapidement, nous libèrerons un cauchemar hobbesien de violence étatique
croissante et de contre-violence
. Les masses pauvres seront condamnées à
la misère et à la mort. Certains tenteront de résister violemment. Une
petite élite, vivant dans une version moderne de Versailles ou de la
cité interdite, aura accès à des commodités refusées à tous les autres.
La haine deviendra l’idéologie dominante.

L’attrait exercé par l’État islamique, qui compte plus de 30 000
combattants étrangers, s’explique en ce qu’il exprime la rage ressentie
par les dépossédés de la Terre et en ce qu’il s’est libéré des entraves
de la domination occidentale. Il défie la tentative néolibérale de
transformation de l’opprimé en déchet humain. Vous pouvez condamner sa
vision médiévale d’un état musulman et ses campagnes de terreur contre
les shiites, les yazidis, les chrétiens, les femmes et les homosexuels —
ce que je fais — mais l’angoisse qui inspire toute cette sauvagerie est
authentique ; vous pouvez condamner le racisme des suprématistes blancs
qui se rallient à Trump — ce que je fais — mais ils ne font eux aussi
qu’obéir à leur propre frustration et désespoir. L’ordre néolibéral, en
transformant les gens en main d’œuvre superflue et par extension en
êtres humains superflus, est responsable de cette colère. Le seul espoir
restant réside en une réintégration des dépossédés dans l’économie
mondiale, afin de leur donner un sentiment d’opportunité et d’espoir, de
leur donner un futur. Sans cela, rien n’endiguera le fanatisme.

L’État islamique, à l’instar des chrétiens de droite aux États-Unis,
vise un retour vers une pureté inatteignable, un utopisme, un paradis
sur terre. Il promet d’établir une version du califat du 7ème siècle.
Les sionistes du 20ème siècle, en cherchant à former l’État d’Israël,
ont utilisé la même stratégie en appelant à la re-création de la nation
juive mythique de la Bible. ISIS, à l’instar des combattants juifs ayant
fondé Israël, cherche à construire son état (maintenant de la taille du
Texas) à travers la purification ethnique, le terrorisme et
l’utilisation de combattants étrangers. Sa cause utopique, tout comme la
cause républicaine de la guerre civile espagnole, attire des dizaines
de millions de jeunes, en majorité des jeunes musulmans rejetés par
l’ordre néolibéral. L’État islamique offre une vision recomposée d’une
société brisée. Il offre un lieu et un sentiment d’identité — ce que
n’offre pas le néolibéralisme — à ceux qui embrassent cette vision. Il
appelle à se détourner du culte mortifère du moi qui est au cœur de
l’idéologie néolibérale. Il met en avant le caractère sacré du sacrifice
personnel. Et il ouvre une voie à la vengeance.

Jusqu’à ce que nous démantelions l’ordre néolibéral, afin de
recouvrer la tradition humaniste rejetant la perception des êtres
humains et de la Terre comme marchandises à exploiter, notre forme de
barbarie industrielle et économique affrontera la barbarie de ceux qui
s’y opposent
. Le seul choix qu’offre la « société bourgeoise », comme le savait Friedrich Engels, est « le socialisme ou la régression vers la barbarie ». Il est temps de faire un choix.

Nous ne sommes pas, aux États-Unis, moralement supérieurs à l’État
islamique. Nous sommes responsables de la mort de plus d’un millions
d’Irakiens et de la migration forcée de plus de 4 millions d’autres.
Nous tuons en plus grand nombre. Nous tuons avec encore moins de
discernement. Nos drones, nos avions de combats, notre artillerie
lourde, nos bombardements navals, nos mitrailleuses, nos missiles et
forces prétendument spéciales — des escadrons de la mort dirigés par
l’état — ont décapité bien plus de gens, enfants inclus, que l’État
islamique. Lorsque l’État islamique a brûlé vif un pilote jordanien dans
une cage, cela faisait écho aux agissements quotidiens des États-Unis,
lorsqu’ils incinèrent des familles dans leurs maisons, avec les frappes
aériennes. Cela faisait écho à ce que font les avions de combats
israéliens à Gaza. Oui, ce que l’État islamique a fait était plus
brutal. Mais moralement ça n’était pas différent.

J’ai un jour demandé au co-fondateur du groupe militant Hamas, le Dr
Abdel Aziz al-Rantisi, pourquoi le Hamas cautionnait les attentats
suicides, qui entraînaient la mort de civils et d’enfants israéliens,
alors que les palestiniens dominaient du point de vue de la morale, en
tant que peuple occupé. « Nous arrêterons de tuer leurs enfants et leurs civils dès qu’ils arrêteront de tuer nos enfants et nos civils »,
m’a-t-il répondu. Il souligna que le nombre d’enfants israéliens qui
avaient été tués s’élevait à ce moment-là à deux douzaines, tandis que
les pertes palestiniennes s’élevaient à plusieurs centaines d’enfants.
Depuis 2000, 133 israéliens et 2061 enfants palestiniens ont perdu la
vie. L’attentat suicide est un acte de désespoir. C’est, à l’instar des
bombardements incessants de Gaza par Israël, un crime de guerre. Mais
lorsqu’on le considère comme la réponse à une terreur étatique
incontrôlée, il est compréhensible. Le Dr Rantisi fut assassiné en Avril
2004 par Israël qui fit tirer sur sa voiture à Gaza un missile Hellfire
depuis un hélicoptère Apache. Son fils Mohammed, qui était dans le
véhicule avec lui, fut aussi tué dans l’attentat. La spirale de violence
qui en résulte, plus d’une décennie après ces meurtres, perdure encore.

Ceux qui s’opposent à nous offrent une vision d’un monde nouveau.
Nous n’offrons rien en retour. Ils offrent un contrepoids au mensonge
néolibéral. Ils parlent pour ses victimes, prisonnières de bidonvilles
sordides au Moyen-Orient, en Afrique, en Europe et en Amérique du Nord.
Ils condamnent l’hédonisme grotesque, la société du spectacle, le rejet
du sacré, la consommation débridée, la richesse personnelle en tant que
fondement principal du respect et de l’autorité, la célébration aveugle
de la technocratie, la réification sexuelle — y compris une culture
dominée par la pornographie — et la léthargie (largement appuyée par
l’abondance des médicaments) utilisée par tous les régimes agonisants,
pour détourner l’attention des masses et leur confisquer le pouvoir. De
nombreux djihadistes, avant de devenir de violents fondamentalistes, ont
été victimes de ces forces. Il y a des centaines de millions de gens
comme eux, qui ont été trahis par l’ordre néolibéral. Une véritable
poudrière, et nous ne leur offrons rien.

« Quand sa rage éclate, il retrouve sa transparence perdue, il se
connaît dans la mesure même où il se fait ; de loin nous tenons sa
guerre comme le triomphe de la barbarie »
, a écrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la Terre, « mais
elle procède par elle-même à l’émancipation progressive du combattant,
elle liquide en lui et hors de lui, progressivement, les ténèbres
coloniales. Dès qu’elle commence, elle est sans merci. Il faut rester
terrifié ou devenir terrible ; cela veut dire : s’abandonner aux
dissociations d’une vie truquée ou conquérir l’unité natale. Quand les
paysans touchent des fusils, les vieux mythes pâlissent, les interdits
sont un à un renversés : l’arme d’un combattant, c’est son humanité.
Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un
Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un
oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. »

Ceux au pouvoir apprennent-ils l’histoire ? Ou peut-être est-ce ce
qu’ils veulent. Une fois que les Damnés de la Terre se changeront en
État islamique, ou adopteront la contre-violence, l’ordre néolibéral
pourra supprimer les dernières entraves qui le retenaient et commencer à
tuer en toute impunité. Les idéologues néolibéraux, après tout, sont
eux aussi des fanatiques utopistes. Et eux aussi ne savent s’exprimer
qu’à travers le langage de la force. Ils sont notre version de l’État
islamique.

Le monde binaire que les néolibéraux ont créé — un monde de maîtres
et de serfs, un monde où les damnés de la terre sont diabolisés et
soumis par une perte de liberté, par « l’austérité » et la
violence, un monde où seuls les puissants et les riches ont des
privilèges et des droits — nous condamnera et nous entraînera vers une
dystopie effrayante. La révolte émergente, mal définie, paraissant
éparse, surgit des entrailles de la terre. Nous apercevons ses éclairs
et ses tremblements. Nous voyons son idéologie pétrie de rage et
d’angoisse. Nous percevons son utopisme et ses cadavres. Plus l’ordre
néolibéral engendre de désespoir et de détresse, que ce soit à Athènes, à
Bagdad ou à Ferguson, plus les forces de répression étatique sont
utilisées pour étouffer l’agitation et extraire les dernières gouttes de
sang des économies exsangues, plus la violence deviendra le principal
langage de la résistance.

Ceux d’entre nous qui cherchent à créer un monde un tant soit peu
viable disposent de peu de temps.
L’ordre néolibéral, pillant la Terre
et asservissant les vulnérables, doit être anéanti. Cela n’arrivera que
si nous le confrontons en opposition directe, en étant prêts à
entreprendre des actes de sacrifices personnels et de révolte prolongée
qui nous permettent de faire obstruction et de démanteler tous les
aspects de la machinerie néolibérale. Je crois que l’on peut accomplir
cela à travers la non-violence. Mais je ne peux nier l’émergence
inéluctable de la contre-violence, provoquée par la myopie et l’avarice
des mandarins néolibéraux. La paix et l’harmonie n’embraseront peut-être
pas la Terre entière si nous y parvenons, mais si nous ne destituons
pas les élites dominantes, si nous ne renversons pas l’ordre néolibéral,
et si nous ne le faisons pas rapidement, nous sommes perdus
.

Chris Hedges (traduction : Nicolas Cazaux ; édition & révision : Héléna Delaunay).

Publié dans
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Temps de lecture : 15 minutes
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