#JeSuisChelseaManning !

Condamnée en 2013 à 35 ans de réclusion pour avoir transmis à Wikileaks plus de 700 000 documents, Chelsea Manning est aujourd’hui menacée de sanctions et de transfert à l’isolement en quartier de sécurité pour avoir… tenté de se suicider. L’armée continue à lui refuser les traitements et l’assistance psychologique dont elle a besoin pour poursuivre sa transition de genre. Le 9 septembre 2016, elle a relancé à nouveau une bouteille dans l’océan du réseau et a entamé une grève de la faim.

Christine Tréguier  • 13 septembre 2016
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#JeSuisChelseaManning !
Le 26 juillet 2013 à Washington, des manifestants demandent la libération de Bradley Manning (prénom de Chelsea Manning, avant qu'elle n'entame sa transition de genre). Crédit : CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP.

Le 9 septembre 2016, Chelsea Manning a lancé un appel au secours : « J’ai besoin d’aide. Mais au lieu de cela, je suis maintenant punie pour avoir survécu à une tentative de suicide. Lorsque j’étais enfant, mon père me battait régulièrement, simplement parce que je n’étais pas assez viril. La peine est allée de mal en pis, jusqu’à ce que je ne puisse plus la supporter […]. Aujourd’hui, j’ai décidé que je ne voulais plus me laisser intimider par la prison ou par quiconque appartenant au gouvernement américain. Je n’ai demandé qu’une chose : la dignité et le respect qui, avais-je cru alors, devaient être accordés à tout être humain vivant ». C’est ainsi qu’elle a annoncé qu’elle entamait une grève de la faim.

Le 5 juillet déjà, dans la torpeur estivale, le monde en vacances avait appris sans cligner de l’oeil que Chelsea Manning, anciennement Bradley Manning, jeune transexuelle de 29 ans en cours de transition, avait été hospitalisée suite à une tentative de suicide. Le 28 juillet, alors qu’elle attendait à l’isolement dans sa chambre d’hôpital que la psychiatre censée la suivre rentre de vacances, le comité disciplinaire de l’armée américaine lui avait fait parvenir, sans plus d’explication, une notification de procédure à son encontre. Elle y était accusée de trois « infractions administratives » : résistance au personnel lors d’un transfert obligatoire de cellule, détention de biens illégaux (en l’occurence ce dont elle s’était servi pour tenter de mettre fin à ses jours), et comportement menaçant.

En d’autres termes, Chelsea risquait d’être placée en quartier de sécurité pour une durée indéterminée, pour avoir osé refuser un transfert de cellule et commis une tentative de suicide, laquelle aurait mis en péril l’ensemble des quartiers disciplinaires de Fort Leavenworth (Kansas). On se pincerait pour y croire. Mais dès lors que les procureurs agitent l’étendard du terrorisme et des atteintes à la sacro-sainte sûreté du territoire, les tribunaux sont d’exception. La prison militaire a tous les droits, le pardon ou les réhabilitations rarissimes et les gouvernants implacables.

La cruauté, la torture et le sadisme sont a priori interdits par les lois, constitutions et chartes des droits humains. Mais pas pour les Chelsea Manning et autres lanceurs d’alerte. Le porte-parole de l’ACLU (American Civil Liberties Union) avait prévenu courant juillet : « Si elle est reconnue coupable, Chelsea peut avoir à subir des sanctions incluant  » une réclusion indéfinie à l’isolement « _, une reclassification en quartier de haute sécurité, et une peine additionnelle de neuf ans. Ils peuvent lui supprimer toute possibilité de communiquer. Pour avoir fait déplacer l’équipe de transfert à l’isolement, Chelsea peut écoper des mêmes sanctions que si elle avait mis le feu quelque part. C’est ridicule ! »_

D’autant plus ridicule que cette jeune et brillante analyste de l’armée américaine, condamnée en 2013 à 35 ans de prison pour avoir transmis à Wikileaks plus de 700 000 documents sur les réalités des guerres américaines classifiés secret défense, n’a rien d’une terroriste tueuse. Lors de son procès, elle a expliqué son geste et son engagement en ces termes : « Je crois que si le grand public, particulièrement le public américain, avait accès [à ces] informations, ça pourrait enclencher un débat national sur le rôle de l’armée et sur notre politique étrangère en général puisque cela concernait l’Irak et l’Afghanistan. J’ai aussi cru que l’analyse détaillée des données sur une longue période par divers secteurs de la société pourrait amener celle-ci à une réévaluation du besoin ou même du désir de s’engager dans des opérations de contre-terrorisme et de contre-offensive qui ignorent la dynamique complexe des populations vivant quotidiennement dans l’environnement concerné. »

Personne, pas même ceux qui pensent que Manning doit être sanctionnée pour avoir transgressé le secret défense, personne ne peut admettre que de telles motivations « citoyennes » méritent les traitements inacceptables auxquels elle a droit depuis son arrestation. Pour commencer, deux mois à l’isolement, enfermée dans une cage sous 45°. Situation qu’elle évoque dans un entretien de 2015 accordé à un responsable d’Amnesty international, et publié dans « Here I Stand » :

© Politis

Je vivais dans une cage à l’intérieur d’une tente. Je n’avais aucun accès au monde extérieur. Je ne pouvais pas téléphoner. Je ne recevais aucun mail. J’avais un contact très limité avec mes avocats. Pas de télé, ni de radio, ni de journaux. J’ai perdu tout sens de où je me trouvais dans le monde. L’armée avait un total contrôle sur tous les aspects de ma vie. Ils contrôlaient les informations auxquelles j’avais accès, à quel moment je mangeais, je dormais. Ils contrôlaient même quand j’allais aux toilettes. Après plusieurs semaines, je ne savais plus depuis combien de temps j’étais là et combien de temps j’allais y rester. C’est un sentiment qui vous remplit de terreur. Je suis devenue très très triste. J’ai même un temps arrêté de vouloir vivre plus longtemps.

Puis l’armée l’a envoyée sept mois à Quantico, trois ans à Fort Leavenworth, le tout avant d’avoir été jugée et condamnée. Elle a ensuite passé trois ans toujours dans des quartiers de haute sécurité réservés aux hommes, alors que Bradley avait obtenu, au terme d’un long périple judiciaire, le droit de s’appeler Chelsea et d’entamer le traitement hormonal pour changer de genre. Traitement qui ne lui était pas donné régulièrement, pas plus que l’aide psychologique indispensable pour cette difficile transition. Sans compter les petits harcèlements, les brimades quotidiennes, les mesures de rétorsion pour l’empêcher de converser avec ses avocats, et le non-accè à ses traitements. « Le gouvernement est depuis longtemps au courant de la détresse causée par le refus de médications pour sa transition, et pourtant il a retardé et refusé ce traitement pourtant reconnu comme indispensable », déplore Chase Strangio, son avocat de l’ACLU.

Aujourd’hui, Chelsea flanche, mais Chelsea est toujours là, avec son courage hors norme et ses peurs d’enfant. Elle trouve malgré tout encore la force, après sa tentative de suicide, de dire « qu’elle est contente d’être en vie ». Elle dénonce publiquement la poursuite des brimades à son encontre, espérant un sursaut et prenant le risque que ces nouvelles révélations se retournent contre elle. Chelsea Manning est comme moi, comme nous, comme vous tous et ne s’en cache pas : « J’ai toujours peur. J’ai peur du pouvoir du gouvernement. Un gouvernement ça peut vous arrêter, et vous emprisonner », disait-elle lors d’un entretien en 2015. « Ça peut révéler des informations sur vous que le public ne mettra pas en doute – tout le monde supposera que ce qu’ils disent est vrai. Un gouvernement, ça peut vous arrêter et vous mettre en prison. Parfois un gouvernement peut même vous tuer – avec ou sans procès. Les gouvernements ont tant de pouvoir, et une personne seule n’en a souvent aucun. C’était terrifiant de devoir l’affronter seule. »

Sur Twitter, elle poste ce message : « votre soutien me sidère. J’entends vos voix muettes. Je vois vos merveilleuses photos. Je peux lire tous vos messages pleins de couleurs et d’âme. Je sens votre amour infini […] je veux que vous sachiez que vous n’êtes pas oublié non plus. Vous tous comptez beaucoup pour moi et vous me donnez la force de continuer, jour après jour. »

Ses avocats ont bien sûr fait appel et mis en cause la constitutionnalité de l’Espionage Act qui a permis cette condamnation indigne d’une démocratie. Une pétition en ligne a été lancée par son groupe de soutien pour exiger sa libération en urgence, et un collectif récolte également les dons pour payer les avocats.

J’ai besoin d’aide. Je n’en reçois aucune. Depuis six ans, j’ai demandé de l’aide à intervalle régulier et depuis cinq lieux de confinement différents. Ma demande a toujours été ignorée, reportée, moquée, et tournée en dérision par l’armée et son administration. Aujourd’hui, j’ai décidé que je ne voulais plus me laisser intimider par la prison ou par quiconque travaillant pour le gouvernement américain. Je n’ai demandé qu’une chose : la dignité et le respect qui, avais-je cru alors , devaient être accordés à tout vivant humain… J’ai besoin d’aide. J’ai eu besoin d’aide en particulier en début d’année. J’ai été amenée au suicide par le manque de prise en compte d’une dysphorie de genre qui m’a désespérée. Je n’en ai reçu aucune. Et je n’en ai toujours pas… je ne demande plus, j’exige. Du 9 septembre 2016, 12h01 temps universel, et jusqu’à ce qu’on m’octroie les standards minimums de dignité, de respect et d’humanité, je refuserai de volontairement couper ou raccourcir mes cheveux, de consommer de la nourriture ou de la boisson – hormis de l’eau et les médicaments qui me sont prescrits – et de me soumettre aux règles, règlements, lois et ordres qui ne sont pas liés aux choses que je viens de mentionner… Je n’opposerai aucune forme de résistance physique et je me refuserai à blesser autrui. J’ai également transmis un voeu écrit de « non réanimation à effet immédiat… »

© Politis

Mais rien ne change et Chelsea et ses amis savent qu’il faut réagir vite. Elle a donc de nouveau appelé au secours :

Si les citoyens du monde ne se mobilisent pas pour trouver une issue, pousser les politiques, user de l’opportunité des élections américaines, obliger Obama, Clinton, et leurs alliés à admettre publiquement que Chelsea Manning a déjà plus que payé pour son acte, elle sera implicitement condamnée à mort. De plus, son cas pose au moins deux questions essentielles. Premièrement : quelle est la nature d’une société qui accepte d’enfermer pour une demi-vie une femme en devenir, malade et n’ayant aucune mort sur la conscience ? Deux : peut-on qualifier de sérieux et de responsables des gouvernements et une armée qui, au nom de la sécurité et de la sûreté de l’état, appliquent des peines disproportionnées dans une période où le « terrorisme » est devenu un véritable enjeu planétaire ? S’ils enferment sans procès et maltraitent des personnes comme Chelsea, quelles sanctions vont-ils appliquer aux fanatiques et aux meurtriers de masse ? Les tuer sans procès ? Les torturer ad libitum ?

Pour aller plus loin :

Le dernier message de Chelsea Manning sur son blog

La pétition pour Chelsea Manning

Le site de soutien à Chelsea Manning

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Temps de lecture : 9 minutes
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