Qui parle au nom des autistes ?

Docteur BB, pédopsychiatre, pose la question de qui s’exprime, de quelle place, avec quelle légitimité scientifique ou institutionnelle, avec quel recul par rapport à son « expertise », et quels conflits d’intérêt, sur la prise en charge de l’autisme.

Docteur BB  • 28 janvier 2019
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Qui parle au nom des autistes ?

A l’heure où les luttes idéologiques concernant la prise en charge de l’autisme font rage, il convient certainement de se poser certaines questions élémentaires par rapport aux nombreuses prises de position, à savoir : qui s’exprime, de quelle place, avec quelle légitimité scientifique ou institutionnelle, avec quel recul par rapport à son « expertise », et quels conflits d’intérêt ?

En effet, la dimension militante tend à occulter le caractère situé de toute parole ou revendication, en négligeant notamment la perspective et les motivations spécifiques de celui qui s’exprime.

Un exemple pour commencer cette réflexion. Voici un des axes revendiqués par le dernier plan autisme de 2018 : « remettre la science au cœur de la politique de l’autisme ».

Intention très louable sur le principe, que l’on doit effectivement soutenir. Cependant, voici quelques extraits de ce même plan, qui amènent à s’interroger sur les représentations de la science portées par les décideurs politiques :

– « L’enjeu : faire des personnes autistes expertes et de leurs parents-experts des acteurs à part entière de la diffusion de l’information, des cursus et animations des formations, de la recherche ».

– « Veiller à leur association à la politique de recherche »

La participation des familles aux projets thérapeutiques va de soi, c’est une priorité éthique et clinique. Mais leur association à la recherche, est-ce vraiment garantir la neutralité et l’objectivité de la science ? N’y a-t’il pas là un biais majeur dans l’orientation des perspectives scientifiques ?

Les personnes autistes, les familles et les associations sont demandeuses d’une démarche d’innovation « ouverte et participative » centrée sur l’usager. Il s’agit ici d’une démarche qui se veut complémentaire de celles menées par les laboratoires de recherche, les services cliniques et les entreprises. Elle permet d’améliorer l’inclusion des acteurs, la prise en compte de l’usager-citoyen en explorant et expérimentant des innovations avec et pour les usagers. Il sera donc envisagé de créer un living lab, un centre expérimental de méthodes éducatives et pédagogiques.

Autres exemples :

Au-delà de la novlangue, un peu d’humilité amènerait déjà à ne pas prétendre connaitre le désir des « personnes autistes et de leur famille ». Quelle est la pertinence scientifique, et même humaine, d’une telle catégorisation homogénéisante, d’une telle réification ontologique, négligeant totalement la singularité des situations ? Dans ma pratique clinique, je n’ai encore jamais rencontré de patients autistes ou de parents qui souhaiteraient organiser un modèle entrepreneurial, managérial et technologique de leur accompagnement, avec des stratégies digitales visant à la validation de brevets innovants. Mais il est vrai que je ne travaille pas sur des cohortes, et que je ne reçois pas les représentants d’association et les porte-paroles des autistes ; je n’accueille que des personnes, avec leur souffrance singulière. Aucune légitimité…Contrairement à celle de l’introduction de « case managers » dans les équipes spécialisées pluridisciplinaires des centres d’excellence.

Evidemment, ces « innovations » ont dû être validées par des études rigoureuses, randomisées en double aveugle, avec des niveaux de preuve statistique significatifs. Il ne faudrait de tout même pas penser qu’il s’agit d’un vulgaire effet de mode idéologique sans aucun fondement scientifique, avec une épaisse couche de politiquement correct….

« Ces innovations sont conçues par des chercheurs, des entrepreneurs, des cliniciens, des parents ou encore des personnes autistes et concernent leur accompagnement, la prise en charge clinique, médico-sociale, pédagogique ou encore ludo-éducative ».

Alors là, c’est sûr ; si des financements privés et des entrepreneurs s’en mêlent, il n’y aura aucun conflit d’intérêts, et les conditions d’une recherche impartiale seront garanties. Par ailleurs, les fameux tests en « grandeur nature » ont évidemment prouvé leur scientificité sans équivoque. En tout cas, ce genre de protocole pourra sans problème valoriser des solutions novatrices comme la télémédecine, et favoriser « l’empowerment des personnes autistes »….

Avant de savoir qui peut prétendre parler au nom des autistes, encore faudrait-il préciser ce que « l’autisme » signifie.

L’engagement dans cette démarche requiert le regroupement d’acteurs publics, privés, d’entreprises, d’associations et d’acteurs individuels avec pour objectif de comprendre les besoins, de tester « grandeur nature » les services, les outils ou les nouveaux usages.

Un rapide détour par l’histoire de ce terme ne parait pas superflu.

C’est le psychiatre suisse Eugen Bleuler qui introduit ce néologisme en 1911, pour évoquer des éléments symptomatiques de retrait vers soi, en rapport avec sa description de la schizophrénie. Il forme cette terminologie à partir de l’auto-érotisme freudien, en éliminant la dimension sexualisée du processus. Pour Bleuler, les « schizophrènes autistes » « s’enferment dans une chrysalide » parce qu’ils cherchent à maintenir « un monde à soi ».

(Curieux retour de l’histoire : de plus en plus de patients qui auraient été diagnostiqués schizophrènes il y a quelques années sont désormais inclus dans le champ du spectre autistique. Par ailleurs, les recherches les plus récentes en génétique montrent des convergences importantes en termes d’héritabilité et de vulnérabilité génétique commune entre les TSA et la schizophrénie, autour notamment de l’inflammation neuronal…).

C’est en 1943 que le psychiatre américain Léo Kanner décrit l’autisme infantile dans son article princeps Autistic Disturbance of Affective Contact. Ce syndrome correspondait pour Kanner à un trouble inné du contact affectif, en tant que défaut primaire. Il décrivait ainsi un isolement majeur avec repli sur soi et le besoin compulsif de préserver une forme d’immuabilité. A noter au passage que, dans ses différentes publications, Kanner mentionnera à plusieurs reprises le rôle défavorable de l’environnement familial, à travers par exemple des expressions telles que « emotional refrigeration » ou rapportant ce genre d’observation : « en général, ces enfants ne sont pas tant le produit d’un désir réel d’avoir des enfants que celui d’une attitude résignée considérant que donner naissance à un enfant fait partie du contrat conjugal ». Au final, ce psychiatre non psychanalyste défendait l’hypothèse d’une convergence plurifactorielle entre l’hérédité et l’environnement.

Il convient également de rappeler la description concomitante en 1943 de la « psychopathie autistique » par le médecin autrichien Hans Asperger.

Le terme d’autisme a pu par la suite être utilisé par de nombreux auteurs, dans des significations très diverses, soit comme un stade développemental (la phase autistique de Margaret Mahler), soit comme des potentialités et modes de fonctionnement présents en chacun de nous (les ilots autistiques de Frances Tustin), soit comme des processus défensifs ou réactionnels (défense autistique), soit désormais comme la manifestation d’une neurodiversité ou d’une singularité développementale (la neuro-atypicité), voire comme une forme d’intelligence supérieure et de sensibilité exacerbée, etc.

Puis, ce sont les classifications nosographiques qui ont tenté de donner une cohérence diagnostic en définissant des critères symptomatiques, qui s’agrègent autour :

  • d’altérations des interactions sociales

  • de perturbations de la communication (langage et communication non verbale)

  • de certaines troubles du comportement correspondant à un répertoire d’intérêts et d’activités restreint, stéréotypé et répétitif et d’une recherche d’immuabilité

  • d’anomalies du traitement sensoriel.

Ainsi, ce regroupement syndromique ne constitue pas en soi une entité stable et entièrement objective : de fait, la définition a priori des critères diagnostics déterminent la prévalence de ce trouble dans la population générale. Des tests spécialisées (type ADOS) ont par la suite chercher à systématiser l’approche diagnostique, avec le calcul de scores. Mais il ne faut pas oublier que l’autisme a une définition purement clinique, sans aucun marqueur somatique, biologique ou d’imagerie. Il s’agit là d’une entité construite, et donc sujette à des interprétations, à des remaniements, et à beaucoup d’hétérogénéité.

Les tentatives d’accaparement de certains mouvements qui veulent s’approprier le terme d’autisme, en interdire les usages divergents avec leur conception idéologique, apparaissent ainsi comme des abus d’autant plus indécents.

Par exemple, l’élargissement des critères diagnostic depuis plusieurs dizaines d’années a conduit à une augmentation importante de la prévalence de ce diagnostic dans la population générale : un ensemble plus vastes d’individus se trouvent ainsi inclus dans le spectre autistique, présentant des profils beaucoup plus hétérogènes et des conséquences fonctionnelles extrêmement diverses, de la déficience mentale avec absence de langage aux plus hauts niveaux intellectuels. De surcroit, des catégories diagnostiques de plus en plus élargies ont été créées afin notamment d’englober les formes les plus atypiques ou pauci-symptomatiques. A travers cette dynamique d’élargissement, on a ainsi pu assister à des phénomènes de « substitution diagnostique » : des formes cliniques qui auparavant auraient reçu un autre diagnostic (déficiences cognitives, psychose infantile, dysharmonie évolutive, troubles graves de la personnalité de type schizoïde, certaines formes de schizophrénie…) sont maintenant perçu comme des troubles neuro-développementaux de type autistique. Un véritable effet de mode qui n’est que peu questionné.

Du point de vue épistémologique et de la recherche scientifique, ce fourre-z’y-tout syndromique est une aberration. Cet agglomérat spectral constitue en effet un ensemble bien trop hétérogène pour définir des regroupements valides et cohérents à inclure dans des cohortes. Toute perspective de recherche un tant soit peu consistante devrait commencer par différencier des sous-groupes plus spécifiques et concordants, ce qui supposerait de réintroduire une clinique authentique en amont et d’envisager des approches plus dimensionnelles… Ainsi, on ne devrait plus appréhender l’autisme, mais les autismes, avec sans doute des processus étiogéniques et physiopathologiques différenciés ; et l’intrication étroite entre facteurs de vulnérabilité génétique, effets environnementaux et enjeux interactionnels.

Du point de vue politique, les effets d’un tel amalgame sont également majeurs. De fait, à la fois dans les orientations de santé publique mais aussi dans les discours médiatiques, on évoque cet ensemble composite sans prendre en compte la diversité clinique qu’il recoupe, et les conséquences très diverses en termes de qualité de vie ou de possibilité d’autonomie.

En conséquence, une personne autiste de haut niveau, intégrée socialement et professionnellement va pouvoir revendiquer les orientations à donner en termes de prise en charge à partir de sa propre perspective ; sans forcément considérer les autistes déficients, sans langage, sans socialisation, et sans soins adéquats….

Qui s’exprime aux noms de tous ceux-là, ces invisibles sans parole, ceux-là même que nous recevons sur les structures de psychiatrie infanto-juvénile ou dans le champ du médico-social?

Les associations de familles ?

En dépit de la nécessité d’associer les parents à toute prise en charge singulière, et de favoriser leur démarche de soutien, d’échange et d’accompagnement, on peut légitimement se demander si les familles ont le recul et l’objectivité nécessaire pour définir les axes d’une politique de santé publique. Les enjeux affectifs sont évidemment massifs, et tout à fait compréhensibles. Des parents affectés par la situation de leur enfant peuvent-ils faire preuve de neutralité, ou avoir un regard global et une légitimité tant clinique que scientifique et épidémiologique qui en feraient des experts à même de définir les priorités sanitaires?

De fait, certains parents se sont érigés en porte-parole des autistes, avec des revendications extrêmement vindicatives et un travail de lobbying massif auprès des tutelles politiques et scientifiques. Ces représentants auto-désignés ont ainsi pu se baser sur leur expérience personnelle pour imposer leurs visions et leurs refus. Par exemple, certaines associations s’opposent activement à toute forme de médicalisation et, a fortiori à toute proposition d’une approche psychopathologique et de soins intégrant la vie psychique et émotionnelle des enfants. Les thérapies d’orientation psychanalytique, ou les méthodes de type packing ont ainsi été diabolisées, caricaturées, sans aucune retenue. Des protocoles d’évaluation sont cependant en cours depuis plusieurs années pour valider la légitimité scientifique et thérapeutique de ce type de soins, et tous ces dispositifs cherchent à intégrer les dernières avancées de la recherche (voir ici). Par probité et honnêteté intellectuelle, on ne doit pas rejeter telle ou telle approche à partir d’arguments idéologiques ou émotionnels.

Heureusement, il apparait maintenant évident que les démarches les plus agressives, quérulentes et dénigrantes de ces mouvements sont le fait d’une minorité extrêmement active, qui s’érige le droit de décider pour toutes les familles et leurs enfants. D’autres associations de parents affirment désormais un discours beaucoup plus apaisé, avec le souci prioritaire de pouvoir envisager des soins multiples, adaptés à chaque enfant et à ses singularités

Voici par exemple quelques orientations soutenues par le Rassemblement pour une approche des autismes humaniste et plurielle (RAAHP) (https://www.autismes.info/presentation) :

Nous considérons les professionnels qui prennent soin de nos enfants comme des partenaires et non comme de simples exécutants d’orientations que nous serions seuls habilités à déterminer (….). Ce qui manque le plus cruellement, ce sont les structures d’accueil et l’inclusion scolaire chaque fois qu’elle est profitable à un enfant (…). Il nous semble impensable, ne serait-ce qu’en raison de l’extension actuelle des troubles du spectre autistique, qu’il existe une origine unique pour toutes les formes d’autisme et qu’une méthode unique puisse être bénéfique à tous.

Alors oui, il s’agit toujours d’entendre les parents, de travailler avec eux, de les soutenir, de leur proposer à chaque fois les approches qui leur conviennent le mieux, en rapport avec les évolutions de la recherche et des pratiques, avec un devoir d’information et d’explication claire et adaptée. Mais les associer aux orientations de recherche, de financements et d’orientation des soins, c’est de la pure démagogie clientéliste ; c’est se laisser intimider, et négliger les enfants ou les familles qui n’auront pas de relais médiatique pour se faire entendre…

Les autistes eux-mêmes seraient-ils alors les mieux placés pour parler de leur situation et proposer les démarches à envisager?

Prenons l’exemple de Joseph Schovanec, autiste de haut niveau, docteur en philosophie, parlant couramment douze langues. Ce sympathique personnage s’est trouvé très médiatisé, et aurait alors endossé malgré lui le rôle de porte-parole des autistes en France. Voici par exemple certaines de ces propositions : il souligne les bienfaits du voyage, s’exprime en faveur d’un développement du job coaching, et d’une adaptation du monde professionnel aux besoins particuliers des personnes avec autisme. Il souhaite que celles-ci soient prises en compte en tant que personnes, et non comme des malades ou des handicapés, qualifie les soins hospitaliers de pratiques moyenâgeuses et milite pour la fermeture des institutions spécialisées…

A l’évidence, on ne peut qu’être sensible à ces préconisations. Cependant, il faudrait que M. Schovanec m’explique ce qu’il envisage pour les autistes déficients, non oralisés, présentant des troubles du comportement majeurs à type par exemple d’auto-mutilations et d’hétéroagressivité, et incapables de se socialiser ne serait-ce qu’à l’école maternelle… Ceux-là ne seraient-ils que les victimes de l’autismophobie ou de l’intolérance de la société? Ou alors, il faudrait définitivement les scotomiser, les faire disparaitre de nos représentations et de nos responsabilités collectives ? Sinon, il faut être cohérent et se donner les moyens de les accompagner réellement, ce qui suppose la création d’institutions rénovées et la mise en place de soins conséquents, n’en déplaise aux bien-pensants. Si les institutions soignantes sont à ce point dégradées, faut-il les achever, ou convient-il d’y mettre enfin les investissements financiers et humains à la mesure de leur mission, et ce pour tous les patients souffrant de troubles psychiques?

Autre exemple. Pour Julie Dachez, docteur en psychologie sociale s’intéressant aux stratégies de coping des personnes autistes, « c’est compliqué d’assumer d’être autiste surtout dans les milieux élitistes de l’art, de la politique… Les personnes autistes se disent qu’elles vont être stigmatisées. Évidemment, c’est dramatique, mais on en est là. Et c’est dur de ne pas être tout à fait soi-même et de faire attention à ce que l’on peut dire ou pas, être dans le contrôle en permanence. Mais en annonçant ouvertement son autisme, il y a tellement de choses à perdre. La personne préfère rester dans cet inconfort interne pour préserver son job et sa réputation. Ça se comprend complètement. »

Il faudrait donc développer des lieux « Aspie friendly », afin de garantir le droit au travail et l’insertion harmonieuse des autistes. Je rappelle tout de même que nous vivons dans une société caractérisée par le chômage de masse, l’exclusion, les inégalités et les discriminations, et que c’est sans doute notre modèle social global qui doit être repensé pour favoriser l’intégration de tous, et non de certaines catégories spécifiques.

On comprend évidemment la consécration qu’a pu éprouver cette jeune femme, sur le plan identitaire existentiel et narcissique lorsqu’elle a été diagnostiquée autiste à l’âge de 27 ans, compte-tenu des répercussions que cela a pu avoir pour elle : reconnaissance, visibilité médiatique, orientations professionnelles, position d’expertise, publications, etc.

Selon Hugo Horiot, écrivain, comédien et militant pour la dignité des personnes autistes, ces dernières constituent effectivement une minorité discriminée qui devrait être reconnue dans ses droits.

Ces revendications peuvent paraitre légitime du point de vue des acteurs qui les énoncent, ou dans certains champs existentiel. On peut tout à fait comprendre ces motivations et les soutenir.

Mais faut-il cependant les reprendre telle quelle et les valider a priori en tant que priorité d’une politique sanitaire concernant l’autisme dans sa globalité? Ne risque-t-on pas d’oublier les invisibles, ceux qui n’ont pas voix au chapitre, qui n’ont pas de relais médiatique, ou tout simplement qui ne peuvent pas parler? N’y a-t’il pas là un biais majeur en termes de reconnaissance et de représentativité?

Toutes ces revendications émergent en résonance avec un mouvement présent aux Etats-Unis depuis un certain temps, militant pour la « culture autiste » et le droit des personnes autistes. Il s’agit là d’une approche très communautariste, prônant la valorisation de leur « neurodiversité », dénonçant leur exclusion sociale et rejetant toute approche médicale de leur différence, tout en revendiquant leur participation à la recherche scientifique et aux politiques de santé publique.

L’autisme apparait alors simplement comme une forme de fonctionnement cognitif alternatif, dont il convient d’affirmer la fierté voire la supériorité (d’ailleurs, les diagnostics rétrospectifs d’autisme sont désormais un véritable phénomène de mode, cherchant à inscrire des génies du passé dans le champ du spectre autistique : Mozart, Einstein, Glenn Gould, etc.). Il faut dire que les « neurotypiques » en arrivent à être décrits comme irrationnels, car traversés par des émotions, de l’ambivalence ou des enjeux affectifs et relationnels…

Il s’agit là d’un discours performatif, de type culturaliste et identitaire, qui tend à s’approprier une définition restreinte du spectre autistique en tant que simple neuro-atypicité. Dans cette conception, l’autisme n’est plus un trouble, mais une condition et seules les comorbidités seraient éventuellement à appréhender comme un signe de souffrance psychique.

Médiatiquement et en termes de d’audience collective, les autistes de haut niveau sont en effet surreprésentés, avec un effet d’hégémonie culturelle auprès de la population. Par ailleurs, ce phénomène de « communauté autiste » peut aller jusqu’à alimenter un véritable désir de diagnostic, du fait des enjeux d’appartenance, de reconnaissance, et de confirmation de stigmates sociaux ou de préjudice externalisé. Pour Jacques Hochmann, il existe ainsi une tendance sociale au sur-diagnostic, qui correspondrait davantage à une recherche d’identité et de normalisation de certaines difficultés existentielle qu’à un authentique trouble du spectre autistique.

Faut-il réduire toute particularité humaine, toute divergence, à une forme d’autisme? Cela ne me parait ni respectueux, ni pertinent d’un point de vue éthique et politique.

Alors, les chercheurs seraient-ils finalement les plus légitimes pour s’exprimer au nom des autistes ? Du point de vue de l’avancée des exploration scientifiques, des statistiques épidémiologiques, de la mise en évidence de processus pathogéniques complexes et diversifiés, de certaines recommandations de bonne pratique, ou de l’infirmation des théories les plus saugrenues, sans doute. Mais, encore une fois, cela reste des données globales, à la fois moyennées et hétérogènes, et qui n’auront pas forcément une valeur heuristique dans telle ou telle configuration clinique spécifique. Ces informations doivent évidemment être diffusées, discutées, tout en connaissant leur limite d’un point de vue épistémologique et de leurs applications thérapeutiques directes. De surcroit, il convient sans doute de procéder avec beaucoup de prudence dans l’utilisation des résultats scientifiques, compte-tenu de leur instrumentalisation dans des débats idéologiques, du lobbying massif qui pèse sur les instituts de recherche, et des nombreuses contradictions qui continuent à exister d’une étude à l’autre (concernant notamment la neuro-imagerie). Et puis il faut reconnaitre que certains chercheurs ne sont pas exempts de biais ou de conflits d’intérêts tout à fait problématiques….

De fait, les avancées de la recherche en neurosciences ne peuvent confirmer qu’une seule évidence : nous sommes tous singuliers au niveau de notre organisation cérébrale, en dépit de nos similarités de fonctionnement et de structure. Les réseaux neuronaux s’agencent effectivement de façon dynamique à travers une interaction permanente entre les facteurs génétiques, les effets de l’environnement et l’histoire relationnelle du sujet, selon un processus d’épigenèse.

Tous neuro-atypiques, en dépit de contrastes majeurs en termes de possibilités d’intégration et d’autonomie, de handicap fonctionnel ou de qualité de vie…

Pour conclure, je pense que les soignants eux-mêmes n’ont pas vocation à parler pour leurs patients. Car notre désir doit être avant tout d’aider à l’émergence d’une parole propre, au déploiement d’un désir subjectif qui puisse se partager. Et ceci suppose de mettre à disposition tous les moyens thérapeutiques qui paraissent ajustés, en tissant à chaque fois un projet intégratif, multidimensionnel, qui fasse sens pour l’enfant que nous recevons et sa famille, en évaluant nos pratiques, en intégrant nos expériences cliniques et en prenant en compte les données de la recherche. Cependant, nous avons une lourde responsabilité ; nous ne polémiquons pas dans le vide, nous ne nous exprimons pas nominativement et publiquement. Car nous accompagnons, et nous prenons soin, concrètement, en respectant la dignité et la douleur.

Alors n’oublions pas tous ces autistes sans-voix, cloîtrés dans l’oubli par manque de visibilité. Ne laissons pas ces familles s’enfermer dans la souffrance et le repli, et ayons l’ambition collective de leur proposer des accompagnements humains, cohérents, efficaces et singularisés, en fonction de leurs besoins réels.

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