De quoi le décrochage scolaire est-il le nom ?

Docteur BB analyse les raisons qui poussent de nombreux adolescents à rompre leur scolarisation.

Docteur BB  • 1 avril 2019
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De quoi le décrochage scolaire est-il le nom ?
crédit photo : GODONG / BSIP

Exerçant au sein d’un dispositif d’accueil de crise à destination des adolescents et de leur famille, je suis de plus en confronté à la problématique de la rupture de scolarisation. Au-delà de la souffrance individuelle des adolescents que nous recevons au décours de ce décrochage, certains éléments saillants semblent récurrents dans ces situations, impliquant à l’évidence la sphère familiale, mais aussi les enjeux de la socialisation et les modalités d’investissement d’un espace commun. Dès lors, il parait sans doute important d’essayer de dégager certains faits marquants, afin de mieux saisir les dynamiques sociales impliquées, et d’ajuster nos interventions.

En dépit des chiffres officiels, j’observe depuis années une tendance à une forme de généralisation du décrochage scolaire, qui tend à survenir dans tous les milieux sociaux – en tout cas pour ceux qui sont susceptibles de venir consulter, ce qui constitue vraisemblablement un biais non négligeable.

Quoi qu’il en soit, les adolescents issus de familles aisées et très bien insérées au niveau socio-économique ne semblent pas préservés de cette pathologie de la socialisation, même si leur milieu familial tend à s’investir davantage pour limiter les répercussions négatives d’un tel décrochage (il n’est pas rare de rencontrer des jeunes qui ont ainsi pu fréquenter de nombreux établissements, dont certains très onéreux, pour éviter une rupture définitive avec le milieu scolaire). Ceci constitue à mon sens un fait d’observation tout à fait intéressant à prendre en compte. En effet, d’après les statistiques officielles, les situations de décrochage scolaire avaient plutôt tendance à survenir dans des milieux « défavorisés », au sein desquels il pouvait exister un déphasage voire un véritable antagonisme entre la culture familiale et les attendus de l’institution scolaire, pouvant amener à une forme de conflit de loyauté pour l’adolescent : de façon caricaturale, investir l’école était alors susceptible d’être perçu comme une forme de trahison du milieu familial. Les catégories socio-économiques plus aisées, des classes moyennes aux familles bourgeoises, avaient au contraire tendance à transmettre des habitus plus conformes avec le fonctionnement de l’école, et avaient, au niveau du discours et des pratiques, une propension à « miser » sur des stratégies scolaires en termes de réussite pour leurs enfants. Ceci reste d’ailleurs le cas pour la majorité de ces configurations familiales, qui déploient un investissement massif sur la scolarisation, au risque d’ailleurs d’induire une pression extrêmement forte sur leurs enfants. Cependant, sans qu’il soit possible d’en évaluer le degré de significativité, nous recevons de plus en plus d’adolescents décrocheurs issus de famille de classes moyennes ou supérieures et qui, manifestement, n’ont plus intégré dans leur fonctionnement l’évidence de la contrainte scolaire ou tout simplement du statut d’élève.

Dans la plupart des cas, bien que la rupture puisse paraitre brutale, il apparait de façon quasi systématique des signes précurseurs dès les premières étapes de la socialisation. Si la branche casse au moment du collège et des enjeux propres de l’adolescence, c’est sans doute qu’elle a déjà été fragilisée depuis l’enfance. Par exemple, on repère souvent, a posteriori, des difficultés de séparation dès la maternelle, des troubles de conduite à bas bruit dans la suite du parcours scolaire, des difficultés d’intégration, des somatisations récurrentes, etc. Si l’enquête anamnestique se poursuit, il apparait régulièrement que ces adolescents ont précocement refusé la plupart des temps collectifs – en particulier la cantine. À titre d’exemple, j’ai reçu récemment un adolescent qui n’avait tout simplement pas expérimenté la diversification alimentaire, au sens propre comme symbolique. De fait, il ne pouvait manger que ce qui lui avait préparé sa mère, avec une restriction et une sélectivité massive : uniquement frites et pâtes ; l’idée d’ingurgiter un légume était absolument rédhibitoire, quant à l’éventualité d’une restauration collective…

Très souvent, le discours sur l’institution scolaire est par ailleurs très négatif, tant du côté de l’enfant que des parents : l’école ne s’adapte pas, à quoi servent ces matières, mon enfant n’est pas reconnu, il subit des préjudices… De façon encore plus lointaine, on peut régulièrement identifier des difficultés dans certaines étapes précoces du développement, en particulier en ce qui concerne la dynamique de la séparation, avec des angoisses abandonniques anciennes, voire une absence de socialisation dans la petite enfance : « on était collé, cela n’était pas possible de nous séparer ». Du côté des parents, le social en général pouvait être perçu comme insécure ou malveillant, ce dès la petite enfance. Dès lors, la rhétorique du harcèlement est régulièrement mobilisée, se basant parfois sur des éléments de réalité tout à fait avérés, à d’autres moments sur des suspicions beaucoup moins établies. En tout cas, il apparait fréquemment que les familles estiment qu’elles doivent réguler l’intervention des tiers extérieurs, s’ingérer, refuser, ou dénigrer, exiger tels ou tels aménagements, sur un mode parfois intrusif qui tend à dénigrer toute initiative non validée par le clan familial.

Nous constatons également des profils très sensitifs chez ces jeunes, c’est-à-dire une forme d’intolérance à toute remarque ou critique immédiatement appréhendée comme une blessure insupportable. Des éléments quasi persécutifs peuvent ainsi imprégner leur vécu quand ils évoquent tel ou tel professeur, tel ou tel camarade, mais aussi l’extérieur au sens large. Le discours apparait alors comme très rigide, disqualifiant, et empreint d’une certaine forme de toute-puissance : « je sais ce qui est bon pour moi et ce dont j’ai besoin, ce n’est pas aux professeurs d’en décider. De quel droit peuvent-ils m’imposer d’être présent, c’est à moi de décider !? Leurs enseignements ne servent à rien ». Ces adolescents sont dans la revendication, le discours d’intention : « j’y arrive quand je veux, il suffit que je le décide », avec un refus de prendre en compte les éléments de réalité, avec un manque d’engagement actif, une motivation intrinsèque qui s’effrite dès qu’il faut passer des paroles aux actes. L’entretien de ce rapport falsifié à soi et au réel suppose de plus en plus le déploiement d’une forme de déni et de projection : je ne peux pas reconnaitre ma propre responsabilité dans ma situation, donc je l’impute aux autres, l’école, les profs, la société, etc.

Une autre caractéristique clinique est la fréquence des difficultés familiale, voire, plus spécifiquement, la présence d’un parent malade, vulnérable ou désinséré socialement, restant au domicile. Outre l’enjeu identificatoire, l’enfant peut alors se trouver confronter à une forme de conflit de loyauté : soit « abandonner » son parent fragilisé, soit « s’occuper » de lui et le surveiller.

On pourrait envisager que le refus de la scolarisation soit la manifestation d’une protestation à l’égard du système scolaire, l’envie d’investir autre chose, de s’émanciper en se confrontant à d’autres réalités, de faire l’école buissonnière pour vivre en dehors, rencontrer, expérimenter. On souhaiterait que cette rupture puisse prendre le sens d’une critique sociale, et témoigne d’une forme de conscience politique. Malheureusement, cela ne semble pas être vraiment le cas, tout du moins auprès des jeunes que nous recevons. Il est en effet frappant de constater à quel point ces adolescents décrocheurs semblent confronter à une forme vide, tant au niveau de leurs représentations que des aspects concrets de leur quotidien. Au mieux, ils « zonent », ce qui signifie déjà qu’ils sortent un peu de chez eux, sur le mode de l’errance. Dans la plupart des cas, ils se terrent ou s’emmurent, avec le soutien actif d’internet, se gavant de vidéos de façon aléatoire, se nourrissant de néant… Il est frappant de constater la perte d’élan de ces adolescents, tant sur le plan social que vital. Ils n’expriment pas d’appétence ou de désir, ont pour la plupart désinvesti toutes leurs activités extra-scolaires, et manifestent une apathie extensive à la fois dans leur discours, mais aussi au niveau de leur posture corporelle : on a l’impression qu’ils n’ont pas d’axe intériorisé, qu’ils ne tiennent plus. Le spectre de la dépression rôde…

J’ai récemment reçu un jeune décrocheur, issu d’un milieu socialement favorisé. Cet adolescent m’expliquait qu’il était prêt à accepter « 25% des règles », à savoir par exemple aller au lycée, « mais seulement de 10h à 13h, ou plutôt de 10h à 12h car sinon on commence à avoir faim ». Je l’interpelai alors sur la dimension collective de la Loi, en tant qu’organisateur commun ; il me répondit spontanément que toute règle pouvait être négociée, aménagée, notamment par le biais de compensations financières : « si je veux faire du bruit toute la nuit, il suffit que je dédommage les voisins et il n’y a plus de soucis ». Au niveau politique, cela revient à valider certaines propositions du type : on peut polluer tant qu’on veut, à partir du moment où on s’exonère de toute responsabilité en versant une taxe symbolique, ne prenant pas en compte les externalités réelles et faisant peser sur la collectivité les préjudices concrets et le coût authentique sur le long terme.

Ainsi, on perçoit bien à quel point cet adolescent reprend dans son discours des éléments marquants de l’anthropologie néolibérale, notamment dans sa dimension de contractualisation et de marchandisation, sur fond apparent de neutralité axiologique – qui implique en pratique un rejet de toute forme de responsabilité ou de prise en compte d’une forme de moralité. Ainsi, il n’y a plus de décence commune au sens qu’en donnait George Orwell, mais la revendication de pouvoir affirmer à chaque instant son désir propre – ou son refus d’ailleurs -, à partir du moment où cela s’intègre dans une forme de convention à chaque fois singulière. Les enjeux de la réciprocité, de l’appartenance collective, des formes institutionnelles de l’alliance et de l’affiliation sont tout simplement évacués.

Comment envisager une politique des communs à partir de tels postulats ?

Aussi le décrochage scolaire constitue-t-il un signe clinique préoccupant, car il témoigne à la fois d’une fragilité dans la structuration individuelle, dans l’environnement familial, mais aussi dans le cadre plus global des dispositifs de socialisation, avec un risque non négligeable sur le devenir d’un adolescent singulier, mais aussi quant au fonctionnement et à l’avenir de notre pacte social.

Il parait ainsi essentiel de renforcer le repérage précoce, dès la rupture, ou même idéalement en amont. De fait, la plupart des troubles psychiques se déclarent avant 14 ans, et le décrochage scolaire constitue à l’évidence un signe d’alerte majeur, qui reste réversible dans la plupart des cas si l’on peut intervenir suffisamment rapidement, et en concertation étroite avec les différents partenaires scolaires, éducatifs, et au niveau du soin.

Se pose au préalable la notion de repérage de la crise ; très régulièrement, la scolarisation peut constituer la scène privilégiée pour l’expression du mal-être ou des prémisses d’une rupture plus généralisée. En effet, le système familial s’est, le plus souvent, organisé d’une façon telle qu’il « absorbe » la souffrance sans forcément la reconnaitre, du fait d’alliances inconscientes établies de longue date. L’anamnèse détaillée lors de la crise ou au décours révèle d’ailleurs, dans la plupart des cas, que la « crise » n’est que l’expression de distorsions relationnelles très anciennes, et notamment de difficultés précoces de confrontation au monde extérieur ou à l’altérité sociale.

Le lieu et le temps de la crise se situe donc bien souvent au sein de l’espace de scolarisation, de façon bruyante et en donnant parfois une illusion d’irruption soudaine : troubles massifs du comportement, passage à l’acte, recours à des conduites addictives intenses, passages quotidiens à l’infirmerie, ou bien décrochage impromptu suite à un incident d’apparence mineur. De façon plus ou moins consciente, les adolescents déposent des signes de souffrance, qui doivent évidemment être entendus sous peine de perte de cette dimension initiale d’appel.

Car il faut bien souvent la mobilisation de l’institution scolaire pour que la problématique de l’adolescent puisse être identifiée par la famille, et qu’une orientation vers le soin puisse éventuellement se mettre en place. Les médecins et infirmières scolaires sont ainsi en première ligne, auprès des équipes pédagogiques, et l’infirmerie représentent aussi pour les collégiens ou les lycéens un lieu transitionnel d’accueil, un asile à la fois interne et externe à l’école. Ainsi, le décrochage scolaire s’amorce souvent par des visites itératives auprès de l’infirmière, notamment pour des somatisations de plus en plus envahissantes. Dans d’autres cas, l’élève sera amené suite à une crise clastique, ou viendra spontanément livrer à l’infirmière des éléments préoccupants de sa situation personnelle ou familiale.

Comme on l’a déjà souligné, la dimension d’appel de ces manifestations symptomatiques tend à se refermer rapidement si celle-ci pas entendue, et qu’un acte ne vient pas entériner dans l’actualité de la « crise » une prise en compte de cette adresse. Car, le plus souvent, le système familial s’est organisé sur le mode d’une communauté de déni, ce qui fait que la souffrance exprimée par l’adolescent ne peut être perçue ou intégrée à ce niveau, sous peine de menacer l’homéostasie précaire instaurée depuis l’enfance. Il faut donc non seulement valider rapidement la réception de ces signes d’une souffrance, nommer ce qui semble se jouer, au plus près des circonstances et de ses conséquences concrètes, mais aussi s’impliquer activement dans la réalité familiale et scolaire. En effet, dans ces contextes, une intervention ne peut avoir de portée signifiante que si elle vient se figurer au sein d’un « espace psychique élargi », en prenant en compte les enjeux réels de l’environnement global d’un adolescent. Il convient donc de considérer ses lieux de vie, et l’école en particulier, comme une potentielle scène théâtralisée représentative des enjeux singuliers du décrocheur, incluant les différents acteurs qui gravitent en son sein. La parole doit ainsi devenir performative, revêtir la forme d’une « enaction », afin de prendre sens : il faut agir, se déplacer, rencontrer, etc.

Outre la souffrance singulière d’un adolescent, il parait donc primordial de prendre en compte les enjeux familiaux, relationnels et sociaux pour comprendre le phénomène du décrochage, dans sa dynamique individuelle et collective.

Dans la cohorte de situation de décrochage scolaire que nous avons accueilli depuis plusieurs années, nous avons repéré certains traits récurrents en termes de configuration et d’organisation familiale, lesquelles renvoie d’ailleurs à certaines évolutions socio-anthropologiques contemporaines. Dans ces familles, la reprise, ne serait-ce que succincte, de l’anamnèse et l’histoire de la petite enfance de l’adolescent qui porte le symptôme familial, met tout d’abord en évidence les difficultés très précoces pour faire émerger et investir un espace tiers. D’une part, au sein de la configuration familiale, la « triangulation » est souvent défaillante : même si les deux parents sont bien présents au quotidien, il semble compliqué pour l’enfant de s’inscrire dans un lien différencié à chacun tout en l’intégrant la place de l’autre. Le régime prévalent est effectivement celui-ci de la relation duelle, entravant l’accès à un espace tiers. D’autre part, la dynamique de la socialisation primaire se trouve régulièrement mise à mal par un sentiment d’hostilité des parents à l’égard des intervenants extérieurs. La séparation, la négociation d’une forme de transitionnalité entre l’espace familial et le social au sens le plus large sont d’emblée obturés du fait des alliances inconscientes, et l’enfant peut se trouver confronté à un véritable conflit d’allégeance en termes d’appartenance, avec le sentiment de trahir ses parents s’il se laisse aller à investir un lien extérieur.

Pour revenir sur la « fonction paternelle » (indépendante de la question du genre et de la présence effective de deux parents), c’est certes devenu un lieu commun que de pointer le désinvestissement des pères (au sens symbolique du terme, en tant que représentant du tiers), ou leur carence en termes d’instance de séparation, de représentation de l’ordre symbolique ou de l’altérité du social ; il n’empêche que ce constat reste effectivement très prégnant, avec des figures paternelles vécues comme absentes ou désinvesties, voire complices de l’omnipotence fantasmée de l’adolescent, ou encore infantilisées, ou carrément dénigrées voire éprouvées comme persécutrices.

Au fond, on constate que ces familles se vivent le plus souvent comme une institution privée, déconnectée d’un ancrage social plus extérieur. Le groupe familial se fonde davantage sur une affectivité partagée et contractuelle, sans référence à un ordre symbolique garant d’une différence des places et des générations. Ce pacte narcissique parait ainsi très précaire, et toujours révocable en fonction des enjeux émotionnels du moment. De fait, la famille a plus pour visée, actuellement, de partager des sensations ou des expériences, dans l’instant ; il faut que cela fonctionne, que cela roule, en éliminant toute négativité, tout conflit, toute frustration. Ainsi, la dimension institutionnelle s’abrase au détriment de la sphère affective et désirante ; et la structure familiale tend à « s’horizontaliser » sous la forme du réseau. La conjugalité en vient également à se dissocier complètement de la parentalité, avec une tendance à attiser un surinvestissement individualisé du lien à l’enfant. Les liens sont ainsi provisoires et plus ou moins interchangeables, ayant une finalité principalement hédoniste, voire consumériste, sans épaisseur temporelle au-delà de l’immédiateté. L’effacement de la structure générationnelle parait évident, et la famille tend alors davantage à se vivre sur le mode d’un groupe de pairs réunis par l’affinité relationnelle que sur le mode d’une structure symbolique visant à l’émergence d’un sujet ayant à s’intégrer dans un ordre social extérieur. L’enfant ou l’adolescent est dès lors perçu comme un individu déjà autonome, auquel il serait accessoire de fournir un cadre éducatif ayant pour finalité sa socialisation. Ainsi, il n’y a pas de limites à la satisfaction instantanée, à l’avidité, tout semblant pouvoir se négocier en fonction du bon vouloir des protagonistes, lesquelles se situent dans un réseau de semblables. Ce régime où circulent la toute-puissance et la séduction ne favorise évidemment pas les renoncements de jouissance, nécessaires à l’investissement d’un espace commun centrifuge. Les règles et les codes sociaux ne sont ainsi perçus que comme des empêchements, des limitations douloureuses. Sans intégration de la frustration, la confrontation avec le social, et notamment le scolaire, est inévitablement vécue comme un heurt brutal avec une altérité appréhendée comme persécutrice.

Or, éduquer signifie étymologiquement « conduire hors de soi », échapper donc au même pour s’ouvrir au monde de l’autre. Il s’agit effectivement de donner à l’enfant le moyen de se déprendre de ses ancrages primaires pour devenir un partenaire de l’échange au sein du lien social. Cependant, un enfant saturé de projections narcissiques, investi comme étayage d’une identité parentale précaire, sera sans doute entravé dans la possibilité de se séparer et de s’individuer authentiquement. La confusion qui règne dans le groupe familial ne peut alors que se prolonger à travers une forme de désorientation sociale ; toute limite symbolique est vécue comme arbitraire, injuste, attaquante. L’enfant, puis l’adolescent, se trouve en situation de porte-à-faux vis-à-vis du monde ; dès lors, un authentique conflit de loyauté peut s’instaurer entre l’investissement de l’extérieur et l’attachement aux figures parentales. S’émanciper, c’est trahir. Tiraillé entre un groupe familial au sein duquel la transmission et la verticalité ne vont pas de soi, et un espace social vécu comme illégitime, le sujet en devenir peut alors se raccrocher à des fantasmes d’auto-engendrement, entretenant cette conviction qu’il ne doit rien à personne et qu’il n’est pas envisageable d’exiger la moindre contrainte à son égard.

Ainsi, un enfant qui n’a connu aucune limitation dans sa famille peine à s’inscrire dans la sociabilité scolaire, et il peut alors multiplier les conflits avec les enseignants ou avec ses camarades. Au moment de l’entrée dans le processus d’adolescence, on peut finalement constater une agressivité de plus en plus problématique, qu’elle soit déchargée vers les autres, ou retournée contre soi-même sous la forme d’un sabordage. De fait, ces jeunes sont dans l’incapacité de symboliser les événements qu’ils traversent, de donner un sens aux enjeux relationnels et sociaux, et d’intégrer le point de vue d’autrui, à plus forte raison lorsque cet autre occupe une place différenciée en termes de statut institué. Les matrices de sens ne se sont pas constituées en amont, n’autorisant pas l’accès à une institutionnalisation et à une signification partagée des rôles et des places dans l’espace social. Ainsi, ces adolescents sont contraints à une forme d’individualisation du sens, à la nécessité de s’instituer par eux-mêmes, sans support interne ou familial pour investir une trame signifiante dans leur interaction vis à vis de l’extériorité sociale. Dans une telle configuration, le passage à l’acte, comme tentative de ritualisation, ou le repli défensif, apparaissent souvent comme les seuls compromis face à cette rupture narcissique.

Dans ce contexte, la crise, quelle qu’en soit la forme, vient finalement signifier l’impossibilité de maintenir un compromis tolérable entre les injonctions inconscientes du pacte familial – ne surtout pas s’affranchir du même- et les exigences de la socialisation et du processus de séparation/individuation, impliquant l’intégration de l’altérité. Il s’agit là d’une opportunité, d’un moment où les aménagements défensifs vacillent, et sont susceptibles d’être remaniés, pour peu qu’on puisse répondre avant qu’une nouvelle armature se déploie, sur un mode beaucoup plus drastique, voire inamovible.

Au-delà des conséquences concrètes pour le devenir singulier d’un adolescent, pour ses capacités à poursuivre une scolarisation, à devenir un individu autonome capable d’investir des perspectives, se posent également des questions sur notre avenir collectif.

De fait, comme on l’a souligné, l’institution familiale a de plus en plus tendance à être vécue par ses protagonistes comme une entité auto-suffisante, sans être concernée par son intrication avec l’architecture symbolique et sociale ainsi qu’avec les exigences de la socialisation intergénérationnelle. Les enjeux de la dette, du manque à être, de la responsabilité ou de la culpabilité, des conditions de l’accès à une forme de citoyenneté, ne sont manifestement plus transmis de la même façon. En caricaturant un peu, on pourrait appréhender la famille comme une institution qui tend de plus en plus à fonctionner sur un modèle managérial, n’ayant plus comme finalité de produire des sujets autonomes à même d’intégrer et de se mettre au service d’un collectif, et capables de s’excentrer de leurs implications immédiates. Ce qui est en cause dans ces transformations, c’est l’inscription psychique de l’être en société qui permet à chacun d’appréhender le point de vue du collectif.

Ainsi, le décrochage scolaire parle de notre société, de la façon dont les familles investissent leur enfant en tant que propriété privée, et non en tant que futur citoyen membre d’une communauté élargie. Cette difficulté à être un élève parmi d’autres apparait, à un certain niveau, comme le symptôme d’une privatisation des familles et de l’investissement du lien à l’enfant, comme le stigmate d’un empêchement à s’inscrire en tant que membre d’une société, dans une solidarité intergénérationnelle et collective.

Ce constat pose question, en particulier dans cette période cruciale quant au devenir de l’humanité, du fait des enjeux écologiques et climatiques.

Comment en effet permettre à ces enfants d’intérioriser le bien commun, l’intérêt collectif, si les conditions mêmes de leur socialisation ne les amènent pas à s’appréhender comme porteur d’une responsabilité à l’égard d’autrui en tant que membre d’une humanité élargie ? Comment limiter le repli sur la sphère privée, la captation égoïste, le refus des contraintes collectives, si déjà le fait d’être scolarisé apparait comme une menace et une contrainte insupportable ?

Comment garantir le bon fonctionnement de nos institutions démocratiques ?

Heureusement, non constatons également que certains adolescents sont désormais prêts à faire la grève de l’école pour exiger des gouvernants qu’ils prennent véritablement en compte l’urgence climatique et se mobilisent enfin pour notre avenir et celui de nos descendants.

Une lueur d’espoir ?

« Vos enfants ne sont pas vos enfants.

Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même,

Ils viennent à travers vous mais non de vous.

Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.

(…)

Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.

L’Archer voit le but sur le chemin de l’infini, et Il vous tend de Sa puissance

pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.

Que votre tension par la main de l’Archer soit pour la joie;

Car de même qu’Il aime la flèche qui vole, Il aime l’arc qui est stable. »

Khalil Gibran, Le Prophète

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