Parcours d’intermittents

Exception française, le statut d’intermittent du spectacle est menacé. Les professionnels concernés se battent depuis quatre ans pour faire reconnaître leurs conditions de travail et défendre une protection sociale adaptée.

Ingrid Merckx  • 10 mai 2007 abonné·es

Jeudi 26 avril, la police a évacué sans ménagement une vingtaine d’intermittents du spectacle qui occupaient le toit de l’Unedic à Paris depuis deux jours. Ils réclamaient la « remise en cause » du nouveau protocole du 18 avril 2006 régissant leur régime d’assurance-chômage. Mercredi 2 mai, c’est le toit de la Bourse qu’une centaine de chômeurs, de précaires et d’intermittents ont investi. Le conflit des intermittents, qui dure depuis quatre ans, met en évidence une nouvelle conception du travail : quelle protection sociale face à la discontinuité de l’emploi ? Sujet à la fois très technique et très politique, l’intermittence est un mode de professionnalisation souvent mal connu, voire mal perçu. Aussi exemplaire (il n’existe qu’en France) que complexe, ce statut nécessite d’être amélioré en fonction des réalités qu’il recouvre. Mais les réformes successives qu’il subit depuis 2003 visent uniquement à réduire le nombre de concernés, en commençant par les plus précaires. Or, ceux-là ne sont pas les moins légitimes. La preuve, à travers les parcours de quelques professionnels du spectacle vivant.

« L’intermittence est une forme de reconnaissance »

Marie, 43 ans, auteur, compositeur et interprète

« L’intermittence est un statut, pas un métier, mais c’est une forme de reconnaissance. J’étais orthophoniste quand j’ai décidé de me remettre à la musique. J’ai publié deux disques avant de me dire que j’avais droit au statut d’intermittente. Je donne entre 43 et 64 spectacles par an. Il en faut 43 au minimum pour totaliser les 507 heures de travail requises en dix mois et demi. Mais dans une petite compagnie comme la mienne, une grande partie de l’activité n’est pas prise en compte : ni le temps passé à chercher des contrats, ni le temps passé à les mettre en oeuvre avec nos employeurs, qui ignorent souvent comment procéder, ni, surtout, le temps de création et de répétition. Dans ma région, des intermittents ont été inquiétés par la police. L’affaire est en cours de jugement, je ne peux pas trop en parler. Mais des intermittents ont subi des gardes à vue et des perquisitions, et des enquêtes de police ont été menées auprès de leurs employeurs. Les intermittents ont été associés à des criminels. Tout cela a été très violent. Depuis, le climat est exécrable. Les intermittents sont globalement mal perçus, et souvent méprisés sur le mode : « N’importe qui peut être artiste. » J’ai failli arrêter. C’est pourtant grâce à ce statut que je peux donner des spectacles à bas prix dans des crèches ou des collectivités qui ne pourraient pas se les offrir sinon. Ce statut a été créé pour que l’on défende la place de la culture au quotidien. Il doit être maintenu afin que les gens reconnaissent notre travail. »

« Le plus important, c’est la date anniversaire »

Franck, 29 ans, comédien

« Le statut d’intermittent est affreusement compliqué. On n’a jamais de certitude sur la manière dont on va être indemnisé : on est obligé de faire confiance aux Assedic. Le protocole d’avril 2006 n’améliore pas celui de juin 2003 et semble même nous préparer à la disparition du statut. Diplômé de l’École régionale d’acteurs de Cannes (Érac), j’ai travaillé pendant un an avant de pouvoir bénéficier d’une ouverture de droits en 2005. En 2006, je n’ai pas réussi à totaliser 507 heures en dix mois et demi. J’ai donc basculé dans le fonds transitoire [mis en place par Renaud Donnedieu de Vabres, NDLR]. Un stratagème pour aller repêcher des heures en amont et « récupérer » ceux qui sont juste en dessous du seuil. J’avais pourtant pas mal travaillé en 2006 : j’ai joué Don Quichotte , mis en scène par Didier Galas, une quarantaine de fois, dont un mois aux Amandiers à Nanterre. Et puis j’ai travaillé sur deux créations, dont Léonce et Léna de Büchner, mis en scène par Jean-Pierre Baro, qui a été présenté aux Ateliers Berthier. Les petites compagnies ne peuvent pas réaliser de maquette : pour présenter un spectacle, elles doivent le monter en entier. Ce qui représente plusieurs mois de travail. Globalement, les répétitions ne sont pas rémunérées, les interventions en marge des représentations non plus, ni comptées en heures travaillées. Reste que le plus urgent, c’est de rétablir une date anniversaire fixe pour le calcul de nos heures. Car depuis le nouveau protocole, on ne sait jamais vraiment quand on va être recalculé. On ne peut donc pas prévoir le nombre de projets qu’on peut ou doit accepter pour faire le minimum d’heures requises, et on travaille sans jamais savoir à quoi s’attendre.

Indispensable, ce statut n’est pas non plus luxueux : dans le milieu du théâtre, les indemnités évoluent en moyenne entre 30 et 50 euros par jour (700 et 1 200 euros par mois). Le nouveau protocole favorise ceux qui sont sous contrat régulier, ce qui est contraire à la logique d’intermittence, ou ceux qui enchaînent les gros cachets, au cinéma par exemple. Enfin, les spectacles les mieux payés sont rarement les plus intéressants. Entre Robert Hossein et Didier Galas, je n’hésite pas, mais le choix artistique est socialement plus risqué. »

« Je rêve d’un statut juridique adapté à nos métiers »

Cédric, 26 ans, metteur en scène

« J’ai été intermittent pendant quatre ans en tant que comédien, avec quelques heures de régie et de mise en scène. J’ai même été « permittent » dans une association : en échange d’une activité régulière ­ comme comédien, technicien, animateur… ­, mon employeur s’engageait à m’assurer le statut d’intermittent. En 2006, j’ai décidé de me consacrer entièrement à la mise en scène en réveillant la Compagnie d’Acétés, que j’avais montée auparavant. Elle réunit aujourd’hui cinq personnes qui s’investissent pleinement dans un projet commun. Nous sommes installés dans le Lot, région rurale où les théâtres manquent. Nous avons donc choisi de présenter notre premier spectacle, Io, Bacchantes ! , tiré d’Euripide, en extérieur. Ce qui limite le nombre de représentations à la saison estivale. Ensuite, nous voulons mettre en place des ateliers, notamment dans des écoles, et peut-être jouer dans des lieux couverts. Pour l’instant, seule la forme associative nous permet de mener à bien ce projet, mais on ne peut plus prétendre à l’intermittence. Et impossible de monter une coopérative sans une rentrée d’argent importante.

Si le statut d’intermittent est essentiel, il ne convient pas sous sa forme actuelle. Je fais le choix d’en sortir parce que j’en ai assez de la course aux cachets, assez de travailler sous un statut de chômeur, et que je voudrais qu’on puisse se payer, même peu, en fonction de notre travail effectif. La réalité, c’est que sans l’intermittence les spectacles vaudraient cinq ou six fois plus cher. Et le monde de la culture n’est pas prêt à acheter des spectacles à leur prix réel. Je rêve d’un cadre juridique qui nous permette de travailler en toute légalité. Dans l’état actuel, ni le statut d’intermittent, ni le cadre associatif, ni celui d’une SARL ne sont compatibles avec la précarité de nos métiers. »

« Le statut d’intermittent est une chance »

Julie, 29 ans, assistante décoratrice

« Je me suis inscrite comme demandeuse d’emploi à ma sortie de l’école Esat Espace, en juin 2003 : l’ancienneté fait un peu grimper le taux d’indemnisation. En novembre, j’ai travaillé comme assistante décoratrice sur le film Travaux… (Brigitte Roüan) puis j’ai enchaîné cinq mois sur le tournage de l’Empire des loups (Chris Nahon). Cela m’a ouvert des droits d’intermittente, et j’ai travaillé sur les décors de deux pièces de théâtre. Et puis je suis tombée enceinte. Désormais, les intermittentes peuvent obtenir des « heures offertes » pendant leur congé maternité, ce qui leur permet de rouvrir leurs droits dans l’année qui suit leur grossesse. C’est un progrès, mais soumis à des conditions qui impliquent de prévoir sa grossesse et obligent à jouer avec les différentes dates de contrat. Le statut d’intermittent est une chance, car il nous permet d’exercer nos métiers. Mais il pousse les comédiens à jongler entre le temps de travail de répétition et les cachets. Il est plus adapté aux techniciens, qui peuvent être embauchés huit heures par jour sur des longues durées. Cependant, nous, les techniciens, devons faire nos 507 heures en huit mois et demi (et non dix et demi comme les comédiens). Dernièrement, je n’en ai comptabilisé que 300, mais je devrais être « récupérée ». Sauf qu’au lieu de prendre dans mon dossier des heures d’avant mon congé maternité, qui n’ont jamais servi, les Assedic vont rechercher des heures qui ont déjà été utilisées. C’est absurde, et mon indemnité, résultat d’une équation entre l’argent gagné et le temps travaillé, va être beaucoup plus basse. Dans le secteur du cinéma, les rémunérations sont plus élevées, et la situation est donc moins précaire que dans le spectacle vivant. Contrairement à ce que certains pensent, les intermittents travaillent beaucoup. Mais tout le temps travaillé n’est pas pris en compte. Il faudrait trouver un mode de calcul plus juste. »

« C’est le système D »

Louis, 30 ans, contrebassiste

« Actuellement, je fais partie de trois formations : un trio jazz qui joue dans les bars, un spectacle musical qui se produit dans de petits théâtres, et j’accompagne aussi un chanteur. Mais pas un seul des lieux où je joue ne nous déclare : nous sommes payés soit à la recette, soit au noir. Idem dans les soirées privées. Ce qui fait que je ne peux pas prétendre à l’intermittence. En fait, je ne connais pas de musiciens de jazz qui puissent accéder à ce statut à moins de jouer régulièrement dans un club.

Dans le classique, c’est un peu mieux : quand on est appelé pour un renfort d’orchestre, le cachet est généralement déclaré. Mais le tarif est très bas et seul le concert est payé, pas la dizaine d’heures de répétition qu’il y a derrière. Il existe des combines pour que tout le monde y trouve son compte, mais c’est le système D. Même les très bons musiciens sont ric-rac, car le montant des cachets n’a rien à voir avec la qualité du concert. On accepte parce qu’on aime ce métier. Mais pour accéder au statut, il n’y a qu’une solution : cachetonner. Ce qui est artistiquement très frustrant. »

Société
Temps de lecture : 9 minutes