Pourquoi, Messieurs, préparez-vous le pire ?

Jean-Marie Muller est porte-parole national du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN) et directeur des études à l’Institut de Recherche sur la résolution non-violente des Conflits (IRNC). Écrivain et philosophe, il a publié de nombreux livres sur la non-violence. Dernier ouvrage paru : Dictionnaire de la non-violence (Le Relié Poche).

Jean-Marie Muller  • 20 décembre 2007 abonné·es

Une analyse de la politique française face à la crise iranienne

« Il faut se préparer au pire », et « le pire c’est la guerre, Monsieur ! ». Ainsi s’est exprimé Bernard Kouchner dans une interview télévisée le 16 septembre 2007. Alors que le journaliste lui demande : « On se prépare comment ? », le ministre français des Affaires étrangères répond : « On se prépare en essayant d’abord de mettre des plans au point qui sont l’apanage des états-majors. » Ainsi, à entendre Bernard Kouchner qui doit être bien informé, les états-majors de l’armée française préparent des plans pour faire la guerre contre l’Iran. L’information est inouïe. Il est surprenant qu’au-delà de quelques réactions superficielles, elle n’ait pas eu davantage de retentissement au sein de l’opinion publique française. Le ministre ajoute : « On se prépare en disant : Nous n’accepterons pas que cette bombe soit construite, suspendez l’enrichissement de l’uranium, et on vous montre que nous sommes sérieux en proposant – ce n’est pas fait pour le moment, nous y travaillons seulement (c’est moi qui souligne), rien n’est fait, il n’y a pas eu de résolution -, mais nous proposons que des sanctions plus efficaces soient éventuellement mises en œuvre. » Nul doute que la guerre ne fasse partie de ces « sanctions plus efficaces ». En réalité, le ministre ne se prépare pas au pire, il prépare le pire. « Sérieusement ». Certes, il a bien tenté par la suite de se raviser et de corriger ses propos extravagants. Mais il n’a pas pu effacer son aveu.

Ces déclarations gravissimes s’inscrivent dans la logique de celles faites par Nicolas Sarkozy devant les Ambassadeurs de France le 27 août 2007. Le Président de la République française affirme alors que la crise iranienne « est sans doute la plus grave qui pèse aujourd’hui sur l’ordre international. » Il précise : « Un Iran doté de l’arme nucléaire est pour moi inacceptable (c’est moi qui souligne). » Il insiste alors sur « l’entière détermination de la France dans la démarche actuelle alliant sanctions croissantes, mais aussi ouverture si l’Iran fait le choix de respecter ses obligations. Cette démarche est la seule qui puisse nous permettre d’échapper à une alternative catastrophique : la bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran. » Ainsi, le Président a déjà tranché. Dans son esprit, si les dirigeants de l’Iran n’obtempèrent pas aux injonctions qui leur sont adressées, la seule solution pour résoudre la crise sera la guerre. Mais « le bombardement de l’Iran » est-il plus moralement et politiquement acceptable que l’autre terme de « l’alternative catastrophique », « la bombe iranienne » ?

Certes, nul n’imagine que la France prenne l’initiative de déclarer la guerre à l’Iran. Mais il existe de réelles probabilités que l’actuel Président des Etats-Unis d’Amérique décide de faire la guerre à l’Iran. Á vrai dire, si cette décision était prise, la question de l’armement nucléaire de l’Iran serait largement de l’ordre du prétexte, comme l’a été la question des armes de destructions massives pour la déclaration de guerre à l’Irak. Du point de vue de Washington, la crise iranienne comporte d’autres enjeux, de nature économique, politique et stratégique, probablement plus décisifs. Mais, au regard de la nouvelle ligne atlantiste définie par Nicolas Sarkozy, tout laisse à penser que la France soutiendra les États-Unis dans cette entreprise véritablement insensée aux conséquences néfastes imprévisibles. En réalité, la guerre contre l’Iran ne serait pas la pire des solutions : d’aucune manière, elle n’est une solution. Elle est déjà un problème. Le pire des problèmes. Après la tragédie de la guerre en Irak, qui, au lieu de rétablir la démocratie dans ce pays y a créé le chaos, comment les dirigeants français peuvent-ils croire un instant que la guerre en Iran permettrait de favoriser l’avènement de la paix et de la démocratie dans le monde ? Il faut oser dire qu’une telle attitude relève de la plus totale irresponsabilité politique. Aujourd’hui, très probablement, le risque d’une guerre contre l’Iran est plus grave que le risque de la possession par l’Iran de l’arme nucléaire.

Certes, à bien des égards, il n’est nullement souhaitable que l’Iran se dote d’armements nucléaires. Cela ne pourrait que contribuer à déstabiliser encore davantage l’équilibre géostratégique de la région. Mais cette question doit être traitée dans le cadre général du problème de la prolifération nucléaire au niveau mondial. Elle devrait également s’inscrire dans le cadre d’une approche politique des problèmes de l’ensemble de la région, à commencer par le conflit israélo-palestinien. Au niveau du droit international, la question de l’armement nucléaire de l’Iran doit être traitée dans le cadre juridique défini par le Traité de non-prolifération nucléaire (TNT). Ce traité a été ratifié par 188 États (tous les pays sauf l’Inde, le Pakistan et Israël ; la Corée du Nord s’en est retirée en janvier 2003). Il est entré en vigueur le 5 mars 1970. Il demande à tout État non doté d’armes nucléaires de s’engager « à ne fabriquer ni acquérir des armes nucléaires ». Dans le même temps, il est demandé aux États dotés de l’arme nucléaire de s’engager « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace. » (Article VI)

En décembre 1994, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies demande à la Cour Internationale de Justice de La Haye de rendre un avis consultatif sur la question des armes nucléaires. Á l’unanimité, les quatorze juges de la Cour énoncent ce considérant : « La cour mesure toute l’importance de la consécration par l’article VI du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires d’une obligation de négocier de bonne foi un désarmement nucléaire. La portée juridique de l’obligation considérée dépasse celle d’une simple obligation de comportement, l’obligation en cause ici est celle de parvenir à un résultat précis – le désarmement nucléaire dans tous ses aspects. » Or, quelles sont aujourd’hui les initiatives prises par les États dotés de l’arme nucléaire pour parvenir à un désarmement général et complet ? Á vrai dire, il n’en existe aucune. Le verdict de la Cour est donc sans appel : les politiques poursuivies par les cinq puissances nucléaires reconnues sont illégales au regard du droit international.

Cela est particulièrement vrai pour la France qui ne cesse d’accroître et de moderniser son arsenal nucléaire, sans prendre la moindre initiative diplomatique sérieuse pour parvenir à ce que le Traité de non-prolifération soit appliqué. La France a ainsi décidé de construire un nouveau sous-marin, de nouveaux avions (Rafale), de nouvelles têtes nucléaires (TNO- Tête nucléaire océanique) et enfin de nouveaux missiles. Un programme illustre tout particulièrement la responsabilité du gouvernement français dans la relance de la course aux armements nucléaires, celui du missile M-51. Ce dernier est destiné à remplacer le missile M-45 afin de moderniser les systèmes d’armes de la force océanique stratégique (FOST). Il équipera les sous-marins de la seconde génération de la FOST. Évidemment, le missile M-51 sera plus beau, plus moderne, plus performant que le missile M-45. Surtout, le missile M-51 donne un nouveau potentiel à la dissuasion française en rendant possibles des frappes sur le territoire de la Chine.

Soulignons que la France viole encore le droit international en ne respectant pas le Traité d’interdiction des essais nucléaires qui vise une interdiction universelle des essais nucléaires comme moyen d’arrêter la production d’armes nucléaires. Ce traité a été signé par la France en 1998. Or depuis 1995, la France poursuit la mise en œuvre du programme « Simulation » qui a pour but d’assurer la continuité, l’adaptation et la modernisation de la dissuasion nucléaire, ce qui implique le renouvellement des armes. En 1996, débute la construction du Laser Mégajoule dont la mise en fonctionnement est prévue pour l’année 2011. Selon un document publié en janvier 2006 par le Ministère de la défense, « le Laser Mégajoule, indispensable pour simuler le fonctionnement nucléaire de l’arme, (…) permettra d’atteindre en laboratoire des conditions thermodynamiques (densité, pression, température) similaires à celles rencontrées lors d’un essai nucléaire. » On ne saurait être plus clair : le Laser Mégajoule est une alternative aux essais nucléaires traditionnels. La décision de le construire a donc été prise en violation de l’intention et de l’esprit du Traité d’interdiction des essais nucléaires.

Il est essentiel de souligner que la poursuite par la France de la course aux armes nucléaires ne peut qu’encourager et « légitimer » la prolifération de ces armes partout dans le monde. Quand la France affirme haut et fort que l’arme nucléaire est l’ultime garantie contre toute menace sur ses intérêts vitaux, au nom de quoi pourrait-elle interdire aux autres pays de se doter de cette arme ? Quand la France ne cesse de proclamer que l’arme nucléaire est le symbole de la puissance de l’État et qu’elle est la meilleure garantie pour que la voix de la France soit entendue et respectée dans le concert de la diplomatie mondiale, comment pourrait-elle empêcher d’autres nations de se donner le même moyen de faire entendre et respecter leur propre voix ? Le désarmement nucléaire bien ordonné commence par soi-même. Et si nous n’avons pas nous-mêmes le courage de ce désarmement, il semble que nous soyons mal placés pour demander aux autres de faire preuve du courage que nous n’avons pas.

Dans le discours prononcé devant les Ambassadeurs, Nicolas Sarkozy a déclaré : « Quelle sera la crédibilité du message de la France dans le monde si ce que fait la France chez elle est le contraire de ce qu’elle recommande aux autres chez eux ? » Le Président de la République ne croyait pas si bien dire. Quelle peut être en effet la crédibilité de la France qui demande à l’Iran de respecter le Traité de non-prolifération nucléaire qu’elle-même ne respecte pas ? N’est-ce point faire preuve d’indécence et d’hypocrisie de menacer de bombarder l’Iran s’il ne respecte pas ses engagements internationaux, alors même que nous ne les respectons pas ?

Les injonctions répétées faites aux dirigeants de l’Iran par la communauté internationale pour les sommer de renoncer à l’arme nucléaire, et les menaces de sanctions qui les accompagnent, ne peuvent être ressenties par le peuple iranien que comme une ingérence inacceptable dans la politique de leur pays. Cela ne peut que blesser la fierté nationale légitime de ce grand peuple et susciter en son sein des sentiments de frustration. Ceux-là mêmes qui, au sein de la population civile, contestent le régime risquent fort d’être conduits à se solidariser avec leurs dirigeants. En définitive, la diplomatie menée actuellement par les États-Unis ne peut avoir pour effet que de renforcer le régime de Téhéran. Plus largement, cette arrogance de l’Occident à l’encontre d’un « pays musulman » ne peut que contribuer à creuser le fossé entre les civilisations. Dans un tel contexte, la France a tout à perdre à s’aligner sur la politique américaine. La communauté internationale serait beaucoup plus avisée d’établir un dialogue avec les réseaux de citoyennes et de citoyens qui nourrissent des projets démocratiques pour l’Iran. Cet accompagnement de la société civile iranienne est la meilleure chance de faire œuvre de paix dans la région.

Pour ce qui concerne l’arme nucléaire, la seule voie de sagesse est de réanimer et de réactualiser le Traité de non-prolifération nucléaire qui se trouve aujourd’hui en état de mort cérébrale. Pour juguler la prolifération nucléaire, les États nucléaires doivent d’abord reconnaître et assumer les responsabilités que leur confère ce traité en matière de désarmement. Plus précisément, il est d’une importance vitale de faire enfin aboutir un ancien projet proposé par l’ONU de faire du Moyen-Orient une zone exempte d’armes nucléaires. Alors seulement, la question de l‘armement nucléaire iranien trouvera une solution durable. Il y a urgence. Avant que le pire n’arrive.

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